File d’attente aux portes de la France… à Bobigny

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Entre 2010 et 2011, en tant qu’étudiante en ethnologie, j’ai mené une étude sur la file d’attente de la préfecture de Bobigny, en Seine-St-Denis. Une mini-société s’y dévoile. Elle est alors un espace d’observation des rapports construits entre l’État, symbolisé par la préfecture, et les étrangers. Tentons de comprendre comment l’identité de l’étranger est façonnée et imposée à travers la file d’attente.

Bienvenue au département des étrangers
Au nord-est de Paris, se trouve un département francilien nommé « Seine-St-Denis« . Sa préfecture se situe à Bobigny, à trois kilomètres des portes de Paris : il s’agit du département de France comptant le plus d’étrangers sur son territoire.
En arrivant à la préfecture de Bobigny, le bâtiment pyramidal décoré d’un drapeau tricolore surplombe une large place : l’esplanade Jean Moulin. À l’intérieur du bâtiment, un grand hall, des plafonds très hauts, et une pièce lumineuse… Mais ce n’est pas dans cet espace luxueux et aéré que sont accueillis les étrangers de Seine-St-Denis. Sur la gauche de l’esplanade, une longue ligne droite protégée par un abri et délimitée par des bancs, murs, et barrières amovibles, mène à un autre bâtiment : le bâtiment René Cassin, « département des étrangers ».
L’étranger désigne actuellement, celui qui, né sur le territoire français ou un autre territoire, réside en France mais ne possède pas la nationalité française. C’est donc dans cette longue ligne droite que se retrouvent quotidiennement quelques centaines de personnes relevant de ce statut, entre 20 heures et 10 heures le lendemain matin. Les premiers arrivés sont généralement les vendeurs de places, des étrangers qui font la queue toute la nuit à la place de certains usagers. Ils la leur vendent le lendemain matin, à un prix variable en fonction de la place occupée, du numéro de la file, du temps d’attente, et de la négociation avec le client.
La vente de places
Elle est partie intégrante de cette mini-société, et constitue un des éléments principaux de la régulation nocturne de la file. Les vendeurs de place sont également des étrangers, sans-papiers, et donc sans travail légal.
« En attendant de trouver un’vrai’ travail, on vend des places. C’est la seule chose que nous puissions faire en ayant simplement une carte de séjour italienne. Je ne peux pas travailler normalement », témoigne un vendeur. « Je ne veux pas voler, ou faire des choses mal pour gagner de l’argent. Vendre des places, ce n’est pas mal », continue-t-il.
Ils ont commencé à vendre des places après avoir eux-mêmes fait la queue, et/ou été introduits par un autre vendeur de place.
Pour passer le temps, ils essaient de trouver des matériaux pour se couvrir, allumer un feu lorsqu’il fait froid ; discutent avec les usagers, avec lesquels ils partagent parfois de la nourriture, de quoi dormir. Le matin, lorsque les portes ouvrent, et que des conflits éclatent, ils vont, d’usagers en usagers, pour tenter de dissiper les conflits, ou parfois donner des renseignements aux égarés. Un petit nombre d’entre eux vit dans un squat, près de la préfecture, « en attendant de trouver un travail, parce qu’en Tunisie, il y a du travail mais ça ne paie pas. Là-bas, 10 dinars font 5 euros. On travaille toute une journée pour gagner 5 euros… Qu’est-ce qu’on peut faire avec ça ? » s’interroge un des vendeurs. La vente de place constitue donc pour eux un travail, complétant souvent d’autres travaux au noir. Quant à la difficulté de la tâche, « C’est dur. Il fait froid donc ça n’est pas facile et les gens n’achètent pas toujours les places, mais ils nous respectent, même s’ils nous disent que ce n’est pas bien ! » raconte Walid, un jeune vendeur de places. Il ajoute, concernant la préfecture et la file d’attente « Ils nous demandent un contrat de travail, un contrat de mariage, des documents pour le logement, tout ça… C’est impossible ! Tant qu’on ne trouve pas de travail on ne peut rien faire ! ».
Le personnel de la préfecture et les étrangers
La préfecture et la police sont au courant de l’activité de ces vendeurs. Ils ne l’approuvent pas, mais ces derniers continuent d’exercer. Pour cause, durant la nuit, leur rôle « d’accueil » et d’attribution des premières places se substitue à celui des employés de la préfecture. Le personnel du département des étrangers est composé d’employés de guichets, de cadres de l’administration, de policiers et/ou d’agents de sécurité. Les agents de sécurité, sont employés par l’intermédiaire d’une société privée et mis au service de la préfecture pour maintenir l’ordre de la file d’attente aux heures d’ouverture. Quand les policiers ne sont pas là pour effectuer ce travail.
La plupart des agents de sécurité sont issus de l’immigration, et perçus comme tels par les usagers en raison de leur accent ou couleur de peau ; ce qui les pousse à justifier leur comportement auprès des usagers par l’obligation de « devoir faire leur travail ». Alors que les agents de sécurité « ne font que suivre les règles » pour maintenir l’ordre, les policiers utilisent cris ou attitudes méprisantes, quand l’intimidation par le costume, le statut, et les armes ne convainquent pas les étrangers. En période d’affluence, soit à la préfecture, quotidiennement, certains cadres de l’administration assistent les policiers et/ou agents de sécurité. Il arrive que ceux-ci s’adressent aux étrangers sur un ton infantilisant lorsqu’ils ne comprennent peu ou pas le français ; le tout dans une ambiance où règnent l’énervement et les tensions. Enfin, les usagers, lorsqu’ils y parviennent, rencontrent les employés du guichet, devant lesquels un entretien de 2 à 3 minutes, en raison du nombre de personnes en attente, suffit à déterminer le « passage » à l’étape suivante du cheminement administratif.
Hiérarchiser les étrangers
Avec les différentes étapes à passer pour être reçu à un guichet, et voir son dossier avancer, les étrangers considèrent souvent la file d’attente comme une épreuve, et/ou le statut de citoyen français comme un mérite : « Ils nous font attendre plusieurs mois, ils font exprès de reporter ou d’oublier des éléments pour voir si on est toujours motivés » explique une « attendante », dont l’avis est partagé par beaucoup d’autres étrangers.
La file d’attente, au point de voir s’y développer des vendeurs de places, parfois, des vendeurs ambulants de boissons chaudes ; usagers parés de leurs couettes, chaises et cousins, devient une étape normalisée dans l’accès aux procédures administratives des étrangers. Or, le temps passé à attendre constitue une forme de domination, plus ou moins acceptée selon les usagers, leur statut et ressources. C’est ce que permet d’observer, entre autres, la distinction faite entre les usagers payant des personnes pour attendre à leur place, et les autres. L’obligation de se soumettre à la file d’attente dans des conditions difficiles rappelle ainsi aux usagers leur statut d’étranger.
Il est fréquent dans la file d’attente d’entendre des usagers débattre des questions d’immigration, de relations internationales, de la politique intérieure… »Je suis en France depuis 1999 j’ai vu les choses changer ! J’ai vu les Polonais envahir la France, avec l’Europe ! Avant ce n’était pas comme ça, il n’y avait pas ce genre de choses là [désignant d’un signe de tête, un des hommes qui dort à nos côtés sur quelques bouts de cartons découpés]… »raconte un usager de la file. Cette hiérarchisation se ressent dans les discours, où ce n’est non plus le temps passé à attendre dans la file qui importe, mais le nombre d’années passées en France, qui légitime une autre hiérarchie au sein même des étrangers. La question du mérite est alors mise en avant pour justifier cette hiérarchie entre étrangers « Non mais vous vous rendez compte, pour être Français, il faut avoir un enfant ! Beaucoup de gens sont en couple, sans enfants, vivent très bien, et on ne leur reproche rien, mais moi, si je veux être français, je dois avoir des enfants ! Moi, je suis en France depuis 10 ans, je connais bien la France ! Je parle français couramment ! Je viens du Congo, bon on est colonisés par les Belges, mais on parle français. Des fois, quand des gens me voient, ils me demandent si je suis né ici. Ensuite, ils sont surpris, parce qu’ils trouvent que je n’ai pas d’accent… » s’indigne un étranger dans la file.
La file d’attente, une « fabrique à étrangers » ?
La queue au département des étrangers oblige ceux-ci à attendre plusieurs heures pour une simple démarche administrative, à dormir dehors, le tout renvoyant une image peu digne des étrangers. Les déchets engendrés durant une nuit d’attente renforcent l’image des étrangers comme des individus sales auprès des personnes extérieures à la file d’attente, soit principalement le personnel de la préfecture. La nervosité et la colère accumulées après une nuit passée à attendre entraînent des scènes parfois violentes où les policiers s’arment de matraques et bombes lacrymogènes. La mécompréhension des étrangers face aux démarches et procédures administratives attise l’impatience des employés de la préfecture, dont certains finissent par s’adresser aux étrangers avec un réel mépris.
La file d’attente produit une identité « d’étranger » censée s’appliquer à tous les usagers du département des étrangers, lesquels sont soumis à une attente interminable, une bureaucratie opaque, et des conditions physiques d’accueil bien différentes à celles des autres citoyens.
A contrario, la file d’attente qui se développe en dehors des heures d’ouverture et des locaux de la préfecture, présente également un espace marginal pour ces individus n’ayant un commun que le dédale administratif des papiers. C’est dans la file d’attente que vont émerger les histoires, diverses, des uns et des autres. C’est également là que les individus vont partager leur colère face au traitement qui leur est imposé, ou, au contraire, rire ensemble de leur situation pour la dédramatiser. Il s’agit d’un espace que les usagers peuvent partiellement se réapproprier pour affirmer entre eux leurs différences et exprimer les injustices subies.
Post-colonialisme et identité étrangère.
La recherche des causes d’une telle situation présente dans plusieurs préfectures de France et bureaux d’immigration en Europe, amènerait très probablement à croiser la route des études postcoloniales. La décolonisation a eu pour conséquence le changement du statut juridique des anciens colonisés résidant sur le territoire métropolitain en « étrangers » au moment des indépendances. Il existe des continuités entre le code juridique sous l’empire colonial, où la Déclaration dite universelle des droits de l’homme n’avait cours que sur le territoire métropolitain ; et le droit des étrangers actuel.
Le témoignage d’[Anglade Amédée] laisse entrevoir des améliorations au niveau de la file d’attente, notamment avec la délivrance systématique de tickets d’entrée, tout comme les espoirs sur la situation des étrangers se sont ravivés après l’élection de François Hollande.
Mais s’il devrait être possible de résoudre le problème de la file d’attente de Bobigny par des prises de rendez-vous et convocations à heures précises comme cela se fait maintenant dans certaines ambassades, elle n’est qu’un épiphénomène de la question des « étrangers » en Europe : nous ne pourrons éluder sempiternellement le débat sur les traces du passé colonial dans les comportements.

///Article N° : 10962

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Les images de l'article
Franchir les portes et les barrières... © Ludivine Egounleti
Traces de suie, après la file d'attente © Ludivine Egounleti
Après la longue attente © Ludivine Egounleti
File d'attente à la préfecture de Bobigny © Anglade Amédée
La préfecture de Bobigny : l'esplanade Jean Moulin © Ludivine Egounleti





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