Fleur de béton

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Premières pages : le beat et la fumée du Black Move, une boîte de nuit improvisée dans une cave de la tour C de la cité des 6 000. Avec Rosa Maria, le lecteur plonge tête la première dans l’atmosphère de flambe, de sueur et de séduction de l’endroit, là où une jeunesse rêve, enflamme les pistes, s’octroie, surtout une part d’échappée loin de la réalité bétonnée de la cité. Cet endroit, c’est le frère de Rosa Maria qui l’avait créé : Antonio, dit « L’homme valable », celui qui ne comptait pas ses efforts pour rendre la vie plus douce, incitait les habitants à prendre leur situation en main. Mais Antonio n’est plus, retrouvé mort sur le parking du supermarché, derrière les caddies. Coup de grâce dans la déroute de la famille, amorcée par le licenciement du père, Salvatore, et qui achève de partir à vau-l’eau. Alors Rosa-Maria rêve, s’échappe, s’imagine un destin tissé de rose et d’or avec le beau Jason. Un rêve de prince charmant qui rapièce le cœur avec les souvenirs de temps plus légers.
Car des beaux moments, il y en a eus : les étés en Italie, les retrouvailles et les grandes tablées gorgées de soleil, les moments de douceur accompagnés par les chants des femmes ou les après-midi dans les blés avec Margarine, l’amie, les yeux braqués sur le ciel bleu qui, dans ces moments, s’affirme comme un horizon riche de promesses. Mais le quotidien désormais, c’est la mort du frère, l’école qui ne rime à rien, la distance qui grandit entre les parents : Salvatore qui noie sa culpabilité dans l’alcool et Angelina, la mère, « automate au cœur fendu ». Pourtant, autrefois, leur histoire d’amour avait des odeurs de cerises et la saveur des baisers volés. Alors comment en est-on arrivé là ? Dans ce quotidien à la médiocrité banale, à l’hypocrisie souveraine mais tout aussi courageusement fait de mille pas perdus, de levers tôt et d’énergie déployée, sans relâche, pour continuer à tenir debout.
La grande réussite de Wilfried N’Sondé dans ce texte, c’est – tout en peignant avec justesse et sans aucun angélisme la vie quotidienne d’une banlieue ordinaire (racisme ambiant, violence, renonciation) – d’avoir su la rendre universelle. Nous ne sommes pas avec lui dans la banlieue étrangère, mais dans la banlieue intime et pour ainsi dire « prochaine ». Les fragilités des uns et des autres, l’impression de sa propre transparence, la justesse des sentiments, si bien saisis par sa plume, vont droit au cœur et répercutent en chacun des échos : nous sommes tous, comme Rosa, Antonio, Margarine ou les autres, à la recherche d’une part de ciel bleu, d’une respiration profonde où la vie retrouverait un peu de quiétude.
Mais le béton est là, qui rétrécit les horizons : « La cité des 6 000 a englouti la famille, perdue désormais au milieu des hautes sentinelles rectangulaires, enfermée comme tant d’autres dans les cages à humains quadrillées de fenêtres de verre.
La ville-dortoir les a pris sous sa coupe de béton armé, de mélancolie et de tourments, elle les retient sur son goudron. » (p. 35).
Le béton qui rétrécit les horizons mais n’empêche pas la part de rêve et l’amertume des possibles avortés, la « terrible impression de gâchis » (p. 186). Alors, quand la cité a chaud de trop de rêves rentrés, des « conjugaisons des blessures et des détresses », il suffit d’une ultime provocation pour qu’elle s’embrase, dévastée par le trop-plein d’énergies bâillonnées.
L’écriture de Wilfried N’Sondé sait alors épouser son rythme et sa fièvre, son désespoir aussi. Joignant le phrasé au lyrisme, elle fait la beauté de ce roman qui est aussi poésie. En refermant ses pages, d’ailleurs, d’autres vers – ceux d’Aragon – viennent s’inviter : « Vous voudriez au ciel bleu croire/Je le connais ce sentiment/J’y crois aussi moi par moments/Comme l’alouette au miroir/[…] C’est un rêve modeste et fou/Il aurait mieux valu le taire/Vous me mettrez avec en terre/Comme une étoile au fond d’un trou. »

Wilfried N’Sondé, Fleur de béton, Le Méjan, Actes Sud, 2012. 211 p.///Article N° : 10904

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