Gaël Octavia : une écriture de femme antillaise qui a grandi au contact d’autres femmes antillaises

Entretien de Stéphanie Bérard avec Gaël Octavia

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Jeune auteur dramatique d’origine martiniquaise, Gaël Octavia combine plusieurs talents, ceux de dramaturge, de poète et de nouvelliste mais aussi ceux de peintre et de vidéaste. Son œuvre théâtrale, déjà très prolifique, a remporté de nombreux prix : Le voyage a été mis en lecture en Guadeloupe en 2004 par Textes en Paroles, puis en Martinique, à Avignon et à Paris à la SACD ; Moisson d’avril a donné lieu à une lecture radiophonique sur RFO en 2005, Congre et homard a été sélectionné par Textes en Paroles en 2006 et lue au Festival des Abymes en mai 2009. Elle aborde dans ses pièces les questions de l’exil, du rapport entre les sexes et dénonce tantôt avec humour et légèreté, tantôt avec violence et gravité la suprématie masculine dans la société antillaise, comme dans sa dernière pièce Une vie familiale.

Vous êtes née en Martinique, vous avez fait vos études supérieures en France et vous travaillez maintenant à Paris. Est-ce que la Caraïbe est pour vous une source d’inspiration ?
Je pense que la Caraïbe m’a suffisamment marquée pour imprégner mes écrits (ma peinture également, du reste) même quand ma démarche ne s’inscrit pas, de manière consciente, dans une tentative de dire ou de décrire la Caraïbe. Dans Le voyage, les lieux ne sont pas explicitement mentionnés, volontairement, parce qu’il s’agit d’une réalité mondiale, mais il est vrai que j’ai écrit ce texte en écoutant de la musique haïtienne, avec des images de Haïtiens dans des bateaux plein la tête. Cette pièce parle d’esclavage moderne, mais on peut y voir maintes évocations de l’autre esclavage, l’Esclavage, celui qui a redessiné le visage de la Caraïbe. Mon personnage a choisi de faire « le voyage » (quoique… la nécessité économique équivaut-elle à un choix ?), contrairement aux esclaves d’antan, mais il voyage en bateau, à fond de cale, comme eux. Le chemin qu’il emprunte n’est pas explicité mais on peut imaginer qu’il s’agit d’une des branches, parcourue éventuellement en sens inverse, du fameux triangle commercial dont nous, Caribéens, sommes issus. Mon féminisme, lisible, je suppose, dans mon travail, est celui d’une femme antillaise, qui a grandi au contact d’autres femmes antillaises, qui a été le témoin de situations familiales très antillaises (y compris le fameux schéma conjuguant la mère-poto-mitan et les pères aussi multiples qu’absents, mais pas seulement). Mon féminisme est sans doute né de ma perplexité d’enfant face à la permissivité sociale envers les maris volages ou face à l’abnégation, la résignation, l’aveuglement féminins. Il s’est nourri et se nourrit encore, plus que de lectures théoriques, de mes observations, de mon expérience personnelle mais aussi de celle de ma mère, de mes tantes, de mes grands-mères, de nos histoires et de notre Histoire… Mon établissement en France métropolitaine m’a permis de confronter ces images premières à d’autres modèles féminins, masculins, familiaux, de démêler l’universel et le particulier. Mes séjours en Martinique, mes contacts avec le monde antillais expatrié ou pas, mes lectures nourrissent sans cesse cette confrontation. Je n’ai pas encore abordé la question raciale, essentielle dans la société caribéenne, dans mes écrits, mais je le ferai sans doute, tôt ou tard. La Caraïbe abrite donc mes premiers référents (ou mes premières références) et continue de m’inspirer.
Vous êtes une jeune artiste très éclectique, une « touche à tout » pourrait-on dire, car vous écrivez (poésie, roman et théâtre) mais vous peignez également et vous êtes aussi réalisatrice. Concernant l’écriture, que trouvez-vous dans le théâtre que les autres genres littéraires ne peuvent vous apporter ?
En ce qui me concerne, la forme (poésie, théâtre, roman, scénario) s’impose toujours d’elle-même, dès le début du processus d’écriture, selon ce que je désire raconter. Je ne m’interroge jamais, au moment de l’écriture, sur les raisons pour lesquelles tel sujet doit être traité sous telle forme plutôt qu’une autre. Il s’agit bien plus d’un ressenti que d’un choix conscient et réfléchi. Je peux cependant identifier ces raisons a posteriori. J’ai commencé à écrire du théâtre (chose que je n’avais jamais projeté de faire auparavant) avec Le voyage, qui retrace le parcours d’un immigré clandestin. Le personnage s’est immédiatement dessiné dans la tête, il s’est animé et il m’a semblé naturel de le faire parler et se mouvoir de la manière la plus directe possible : autrement dit par le théâtre. En outre, cette histoire que je voulais raconter était sombre, dure, grave. Le théâtre, puisqu’il est, en théorie, destiné à être joué, présentait la promesse d’une confrontation directe avec le public, et me semblait porteur d’une violence et d’une cruauté à l’image de ce que je considérais comme une réalité violente et cruelle (à savoir l’incertitude, la peur, l’espoir déçu, l’exploitation… qui sont le lot de ces immigrés clandestins). La violence et la cruauté sont également présentes dans mes autres pièces. Si je considère l’ensemble de mes écrits, il apparaît que la poésie me permet de dire plus aisément l’intime (plus abstraite, elle permet de se dévoiler avec pudeur) et le théâtre, la violence. Enfin, et peut-être du fait de ma formation scientifique, j’apprécie l’efficacité et la sobriété offertes par le théâtre (plus une démonstration mathématique est simple, plus elle est jugée élégante). Le théâtre va droit au but, déteste le bavardage, ne tolère guère que l’on s’épanche (le roman le permet à condition qu’on le fasse avec un certain style). Economie de mots, ascèse, caractérisation rapide des situations et des personnages : le théâtre s’accorde avec une esthétique du dénuement qui m’est chère et que le roman, me semble-t-il, supporte moins bien.
Quelles sont les thématiques et les problématiques qu’il vous tienne à cœur d’aborder dans vos pièces ?

Le voyage est, comme je l’ai dit, celui d’un immigré clandestin. Congre et homard aborde la question du mariage, de l’amour et de l’infidélité. Une vie familiale aborde encore le mariage, l’amour et le désamour en famille, le couple qui se disloque et ses conséquences sur les enfants. Cela donne peut-être une idée de mes priorités. Ma conscience est celle d’une citoyenne, féministe et « de gauche ». A ce titre, je suis tout particulièrement concernée par le sort réservé aux immigrés, aux étrangers, qui ont toujours « tort », d’une certaine façon, tandis que nous aurions « raison » du seul fait d’être nés français. Exilée volontaire, tolérée (pour ne pas dire parfaitement acceptée et intégrée) et, de surcroît, de nationalité française, exilée heureuse en somme, j’ai vraiment écrit Le voyage dans un élan d’empathie avec les exilés par nécessité, les indésirables, traqués et malheureux. Empathie mêlée de culpabilité. Les frontières répondent à des commodités d’administration et de gestion mais au fond je n’ai jamais admis que cela suffise à les rendre légitimes. L’entrave faite à certains de circuler librement, de s’établir où ils le veulent (alors que je peux aller et vivre à peu près là où bon me semble) m’apparaît et m’apparaîtra toujours comme un crime dont il faut, d’une certaine façon, répondre. Je m’intéresse aussi à la place des femmes dans la société et ses « cellules » (couple, famille…) et à celle des hommes puisqu’interrogeant la place de la femme on interroge automatiquement celle de l’homme. Dans Congre et homard se pose implicitement la question de la virilité aussi bien chez l’époux trompé que chez l’amant en manque de statut social. Dans Une vie familiale, le rôle de la mère et celui du père sont questionnés. Au-delà des thèmes, je m’intéresse également à la manière dont des personnages se positionnent les uns par rapport aux autres : dans Congre et homard, j’observe le tandem mari-amant, dans sa nécessité et sa monstruosité ; dans Une vie familiale, l’amour maternel se transforme en conséquence du comportement du père, tandis que l’amour entre frère et sœur est également transformé / déformé par la situation des parents… Enfin, je crois que j’essaie toujours de questionner les normes ou les constructions sociales évidentes, admises de tous (les frontières et le couple hétérosexuel en font partie), en créant des personnages qui n’y trouvent pas (en tout cas pas immédiatement) leur place.
novembre 2008
Le voyage
(Gaël Octavia)
Extrait

La première voix
 : Là-bas tu seras leur chien. Le gueux de service. Corvéable à merci. Mais tu trouveras toujours quelqu’un pour t’accuser de ne rien foutre.
L’Homme : Foutaises.
La seconde voix : Tu devrais l’écouter.
L’Homme : Mais qu’est-ce qui vous prend, bande d’animaux ?
La première voix : Ah ! Il doute.
L’Homme : Pas du tout.
Les voix : Si, si ! Il doute ! Hou ! Il doute !
L’Homme : Pas le moins du monde.
La première voix : Alors pourquoi ne veux-tu pas écouter ?
L’Homme : Parce que vous dites n’importe quoi. Vous n’en savez rien de rien.
Les voix : Rien de rien ! Rien de rien de rien ! Rien de rien de rien de rien. Rien de…
L’Homme : Ça suffit ! Vous êtes complètement fous !
La première voix : Exact ! Tous éclatent de rire.
La seconde voix : Mais pas plus que toi.
L’Homme : Peuh ! Je ne vous écoute même pas.
La première voix : Veux-tu savoir pourquoi ?
L’Homme : Pourquoi je ne vous écoute pas ?
La première voix : Non. Pourquoi tu nous écoutes.
L’Homme : Vous ne m’intéressez pas.
La première voix : Tu nous écoutes parce que tu es fou.
L’Homme : Arrêtez ! Esprits mauvais !
La première voix : Parce que tu as la foi.
L’Homme : Oui j’ai la foi. Et alors ?
La première voix, douce, pour une fois : Parce que tu es monté comme nous sur ce bateau. Avec ces trois grains de farine qui te feront mourir cent fois. Avec ces autres gueux que tu ne connais pas pour seuls compagnons de voyage. Sans rien à toi. Sans certitude. Sans personne qui t’attend là-bas. A quoi ressemble ce pays : l’Autre-Côté ? Peut-être que l’on y trouve des oiseaux voraces qui te mangeront le foie. Des rapaces qui avaleront ta jeunesse. Ils suceront ton sang. Se repaîtront de ta sueur sans un merci. Tes os seront les piliers de leurs maisons. Jusqu’à ce que tu sois trop vieux et qu’ils craquent. Alors tu t’effondreras.
L’Homme : Peut-être en sera-t-il ainsi, oui. Nous n’en savons rien.
La première voix : Il faut être fou pour entreprendre ce voyage.
Congre et homard
(Gaël Octavia)
Extrait

C. :
Non, compère, pour le moment je veux seulement bavarder. (H. s’affale de nouveau sur sa chaise et sanglote de plus belle. C. boit tranquillement. De temps en temps il regarde vers H. avant de retourner à son rhum. Un temps.) De quoi va-t-on bavarder maintenant… (H., inconsolable, s’effondre, la tête sur la table, le nez dans le soutien-gorge blanc. Il sanglote doucement. On l’entends à peine. Il est simplement agité de très légers soubresauts.) J’ai une idée. Je vais te raconter une histoire. Un machin de pêcheur. Sais-tu, mon ami, qu’il existe dans la mer deux animaux qui ont conclu un pacte extraordinaire. Un pacte qui est la preuve que les bêtes sont dotées, autant que les humains, d’intelligence stratégique et tactique. Le congre et le homard, compère, sont respectivement le prédateur et la proie d’un troisième animal nommé poulpe, pieuvre, polypus vulgus, chatrou, zourite, et cætera, selon l’endroit où l’on habite. Congre et homard ont conclu contre le poulpe une association honnête et heureuse, indispensable à la survie de chacun des deux compères. La stratégie est simple (il mime) : le homard sort de son trou et agite ses pinces oranges pour narguer le poulpe. Il n’a pas peur car il sait que dans le trou voisin se trouve le congre. Lorsque le poulpe est assez proche pour avaler le homard, il est également à portée de mâchoires du congre qui sort à son tour et n’en fait qu’une bouchée. Le homard est ainsi sauvé et le congre rassasié. Qu’en dis-tu compère ? (H. ne réagit pas.) Bon, parfois, le congre a envie de se payer une petite rigolade alors il attend un peu avant d’intervenir. Au lieu de surgir au plus vite, il laisse au homard le temps d’une petite frayeur. Après, il en rigole avec lui. Ha, compère Homard, tu as eu peur ! Ou té ka kaka anlè’w ! (Il rit.) Le homard finit par rire de bon cœur, même s’il note dans un coin de sa tête que finalement c’est le congre qui domine la situation. (Il rit.) Parfois d’ailleurs, ça rate, la plaisanterie du congre. Le poulpe est trop rapide et bouffe le homard. Tant pis. C’est la loi de la nature, compère. Le poulpe ne peut pas non plus se faire avoir à tous les coups. (Il fixe un temps H. qui pleure toujours en silence.) Eh bien, compère, ça n’a pas l’air de t’impressionner. Pourtant c’est impressionnant. Congre et homard sont des modèles d’intelligence, de patience et de raison. Parce qu’il ne faut pas croire que ce soit facile cette affaire-là. Le congre n’a pas spécialement d’affinité avec le homard. A vrai dire il le trouve un peu couillon avec ses pinces oranges, un peu m’as-tu vu, comme on dit. De son côté le homard est assez chagriné de passer ses journées avec un animal aussi peu sensible, délicat et raffiné que le congre. Mais ils taisent leur antipathie naturelle et mettent de côté leurs exigences respectives parce que c’est mieux pour tout le monde. Congre et homard sont des exemples de sagesse et de vertu que les humains seraient bien en peine d’imiter, si tu veux mon avis.
H. (se redressant dans un sursaut) : Vous avez menti. (Soudain très en colère.) Vous avez menti ! Menteur !
Une vie familiale
(Gaël Octavia)
Extrait

La mère :
Sans amour, une femme devient une sorcière. Et les sorcières ne respectent pas les lois. Elles inversent l’ordre du monde. Il n’y a qu’une manière d’annuler une promesse : il faut remonter dans le temps. J’ai voulu n’avoir jamais entendu ta promesse. J’ai voulu redevenir vierge. Retourner aux côtés de mon père, aux côtés de mon frère. Redevenir fille comme au temps d’antan. Revenir au temps béni de mon enfance.
Le père : Où sont mes enfants ?
La mère : Ils sont chez Mamie. Ils vont bien.
Le père : Dis-moi la vérité. Où sont mes enfants ?
La mère : Chut ! Ils sont malades. Ils dorment. Ne les réveille pas.
Le père : Où sont mes enfants, s’il-te-plait ! S’il-te-plait !
La mère : Mais je ne sais pas où ils sont, tes enfants ! Je les ai perdus au supermarché. J’étais fatiguée. Je m’étais battue avec mon fils. J’avais porté ma fille sur mon dos. J’étais exténuée et il y avait ce produit miracle. Ce détergent pas cher, vraiment pas cher, à l’autre bout du magasin. Je les ai laissés près du chocolat, près des bonbons, ou près des glaces, je ne sais plus. J’ai dit que je revenais vite. J’ai dit que s’ils étaient sages on achèterait du chocolat. Ou des glaces. Je les ai laissés cinq minutes. Ils m’épuisaient. Cinq minutes. Quand je suis revenue ils n’étaient plus là.
Le père : Et où sont-ils maintenant ?
La mère : J’avais le détergent à la main. J’avais besoin du détergent pour le sang. Et les enfants : disparus !
Le père : Mon Dieu, où sont mes enfants ? Dis-le moi, espèce de folle !
La mère : Tu n’étais pas obligé de dire ça. Tu n’étais pas obligé de le dire.
Le père : Qu’est-ce que tu as fait ?
La mère se lève brutalement.
La mère : Il n’y a pas de mère s’il n’y a pas de père. (Elle se remet à genoux et recommence à frotter.) Il faut que je nettoie. Il faut que je nettoie le sang. (Elle frotte de plus belle. Elle frotte aussi les murs.) Les enfants gâchent tout. La maison serait blanche, monochromatique et propre, s’il n’y avait le sang de mes enfants. Et nous serions si heureux, mon amour.

novembre 2008///Article N° : 9368

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