Gang in France !

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En ce début d’année 2004, nous avions l’embarras du choix pour cette rubrique. Entre une nouvelle campagne, à l’échelon national, pour Malibu (qui décidément veut être sélectionné pour la rubrique !) où sur deux affiches (l’une avec deux jeunes filles barbadiennes et sur l’autre un rasta fumeur de pétard au bonnet identificateur), on retrouve tous les codes (modernisés) du  » bon Nègre  » Banania et, dans un autre registre, plus officiel, la promotion des derniers confettis de l’empire et des paradis exotiques de la France sous le titre  » La France des trois océans « , un enfant et un  » goéland  » au premier plan (le tout dans un dessin très pur), sorte de version XXIe siècle de la  » Plus grande France  » des années 30, nous avions du matériel disponible… Au final, nous avons retenu une campagne qui depuis deux mois est présente sous plusieurs formes et supports dans toute la France : Adidas F50.
Nous l’avons sélectionné pour plusieurs raisons. En tout premier lieu pour son impact fort, tant graphique que publicitaire. Mais aussi pour le message explicite qu’elle véhicule, influencé par la culture US et à destination de la banlieue. Également pour les acteurs de cette campagne, les emblématiques joueurs de l’équipe de France de football versus 98 et génération Black-Blanc-Beur. Enfin, parce que son impact (nous y reviendrons) est mesurable et que son budget est significatif (plus d’un million et demi d’euros).
Pour ceux qui ne seraient pas au fait du street marketing, de l’univers footballistique français et de la guerre des marques de chaussures de sport, petit rappel sur l’Opération F50… Cette campagne a commencé au mois d’octobre 2003 avec près de 100 000 autocollants et tracts diffusés autour des stades de la L1. Celle-ci est doublée par la diffusion de 5000 affichettes  » sauvages « , l’ouverture d’un site internet à grand renfort de promotion, des fausses petites annonces dans la presse sous la forme  » recherchons… « , d’une campagne dans la presse sportive – CISSÉ GANG VS TRÉZÉGUET SQUAD -, de 10 000 stickers et autant de flyers expliquant l’enjeu. Enfin, autour des stades du PSG et de l’OM, des pick-up proposent aux jeunes joueurs de s’enrôler pour le duel de l’année. Et oui, il s’agit d’un duel. Normal. À l’image des gangs américains et de la dialectique sur la violence urbaine, le mode d’expression favori des jeunes de banlieue (par définition black-beur) serait un duel footbalistico-ethnique. Il fallait y penser. Adidas l’a fait.
Le 11 novembre (la date est fortuite), la rencontre a lieu à Asnières, avec 20 joueurs sélectionnés et 2000 supporters, ainsi que des DJ renommés. L’apogée de la campagne restant la couverture pleine page de l’hebdo parisien de la RATP A Nous Paris. Incroyable. Une bande de black-beur, dans une vision de périphérie parisienne, de nuit, prêts à conquérir la capitale… autant dire une horde des  » flots montants des peuples de couleur  » (pour reprendre le titre d’un ouvrage ségrégationniste et apocalyptique début de siècle d’un auteur américain) s’abattant sur la  » civilisation blanche  » (symbolisée par Paris). Et tout cela pour lancer une nouvelle chaussure de foot et concurrencer Nike sur un créneau porteur : les frimeurs et leaders d’opinion de banlieue (dixit les agences en charge de la campagne et de l’événement, respectivement Téquila et Auditoire).
Le calcul publicitaire est simple : jeune/sport/duel devient ethnic/gang/banlieue. Pas original, juste un transfert sémiologique qui sent bon l’air du temps. Ce qui est plus marquant, c’est l’allégorie graphique et l’impact que celle-ci représente sur le jeune public visé. La vie serait un duel et l’exemple mis en relief – le combat des gangs aux Etats-Unis où s’affrontent les communautés – est largement identifié aux ghettos et surtout aux bandes ethniques latinos et black. Autant dire que pour les jeunes Français, pour qui les joueurs de l’équipe de France sont des  » modèles  » de référence, cette association renforce la  » lutte des races  » dans les banlieues.
Même si la lecture au second degré s’attache à un  » duel  » sportif (Cissé/Trézéguet), le style graphique renforce (sur le mode opérant de Gangs of New York de Martin Scorcese) l’association à un duel de rues. L’allégorie ne fait aucun doute. Elle fonctionne d’ailleurs pour être compris par ce jeune public que vise Adidas. Faire plus  » banlieue  » et  » racaille  » est l’objet même de la concurrence avec Nike, pour devenir emblématique de cette contre-culture de banlieue dite  » branchée « . En fait, on en arrive à construire des images-références qui renforcent et légitiment une  » culture de la révolte « . C’est du stéréotype inversé. Le héros type – ici le joueur de l’équipe de France – devient une  » racaille « . Une sorte de héros nouveau genre, tatouages identificateurs sur le corps (en référence à son gang). De plus, la couleur noire utilisée renforce l’impression d’une ambiance de nuit, l’heure des  » combats  » dans les banlieues, le moment où les voitures brûlent, les policiers combattent les  » jeunes  » et la violence  » l’emporte  » sur la  » paix républicaine « .
Certes, ce que l’on appelle aujourd’hui le street marketing s’essaye, pour être efficace, à tenir un discours  » urbain  » et de  » la rue « . Mais il lui arrive de franchir des limites du  » tolérable  » (en matière de langage publicitaire) au même niveau que l’image raciste ou stéréotypée. En ce sens, cette image fait autant de dégâts. Car elle légitime, aux yeux des gamins de banlieue, une culture de combat. Certes celle-ci a une forme de légitimité, puisqu’elle s’adresse à une République qui impose à une partie de ses enfants – ceux dont les parents sont issus de l’ex-empire colonial – une ségrégation de fait. Mais elle n’autorise pas pour autant à donner des  » modèles  » de lutte, violents, urbains à des gamins en mal de destin. Au moment du débat sur la  » discrimination positive  » et la  » représentativité  » des minorités visibles, une telle expression publicitaire mérite au moins qu’on la stigmatise.
Car, à provoquer (voir construire) une  » culture  » de combat, on renforce l’idée de fracture raciale dans le pays et des  » formes possibles  » de révoltes urbaines qui pour certains viennent légitimer les voitures brûlées, les destructions urbaines, voire les violences sexuelles ou les trafics des drogues, comme si cela devenait une  » mode  » normale. Voire une éthique urbaine branchée. Pour devenir un héros, en banlieue, soit un combattant sinon t’es rien ! Pour tous, cette lecture est  » positivée » par le gain possible. Soit immédiat (gagner au concours Adidas), soit à long terme (en étant une star de foot). Cela rappelle le dernier roman d’Y.B. (Allah Superstar) : aujourd’hui, en banlieue, soit « t’es rien « , soit t’es une star de foot, un humoriste qui passe à la télé ou un terroriste. Y a pas à dire, Opération F50 fait plutôt penser à une vision simpliste du monde qu’à une école de promotion pour les jeunes footeux en herbe. Rien de surprenant pour des vendeurs de chaussures… même aux trois bandes !

///Article N° : 3308

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