Geo-graphics

Une exposition visionnaire à Bruxelles

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« Geo-graphics, une carte des pratiques artistiques en Afrique, passées et présentes ». Sous ce titre ne se cache pas seulement l’une des plus intéressantes expositions européennes sur les arts visuels en Afrique actuellement (1). Cet événement s’insère dans un projet plus vaste, l’Afrique visionnaire, qui entend construire de nouvelles relations entre institutions culturelles des deux continents. Une ambition à saluer à l’heure où les célébrations du cinquantenaire des indépendances africaines manquent souvent cruellement de vision.

A l’origine de ce colossal projet qu’est l’Afrique visionnaire se trouvent deux des principales institutions culturelles belges qui ont décidé de s’associer étroitement : le Musée royal de l’Afrique centrale à Tervuren (MRAC) et le Palais des Beaux Arts à Bruxelles. Le premier compte parmi les plus prestigieux musées ethnographiques consacrés à l’Afrique à travers le monde. Créé en 1898 par le roi Léopold II, alors propriétaire de l’Etat indépendant du Congo, il possède 180 000 artefacts, 400000 photos et… deux kilomètres d’archives historiques ! Le second, avec un million de visiteurs par an et plus de mille événements artistiques programmés, est aujourd’hui « la première maison culturelle de Belgique ». Cela donne une idée des moyens et de l’impact de leur collaboration. Mais cela ne dit rien de l’intérêt, de la singularité et de l’audace de leur partenariat, à mille lieux du conformisme que l’on pourrait craindre de telles institutions.
Projet phare de l’Afrique visionnaire, l’exposition Geo-Graphics constitue un renouveau à plusieurs niveaux. Tout d’abord, fait absolument majeur, son directeur artistique, l’architecte David Adjaye, et les deux curatrices – Anne-Marie Bouttiaux pour le volet ethnographique et Koyo Kouoh pour le volet contemporain – n’ont pas travaillé seuls mais avec huit centres et projets d’art contemporain à travers l’Afrique.
De plus, dans sa muséographie même, l’exposition entend faire rupture : d’une part, en proposant une approche des pratiques artistiques non par pays ou par ethnie mais par zone géographique (d’où son titre) ; d’autre part, en présentant simultanément des artefacts ethnographiques et des œuvres contemporaines et en les contextualisant dans l’Afrique urbaine d’aujourd’hui. Enfin, la nouveauté se cristallise dans un espace singulier, « la salle de l’Atlas », où sont représentées sur deux immenses lignes du temps les chronologies de pratiques artistiques et de décisions politiques liées à la culture en Afrique.
Rendre visibles les centres d’art contemporain africains
Au premier rang des innovations de Geo-Graphics, se tient pour nous la présence enfin visible, au cœur d’un grand espace muséal européen, de huit centres et projets d’art contemporain africains. Cette présence et la démarche qui l’a conduite constituent à nos yeux une avancée considérable. Jusqu’à présent, en effet, ces acteurs culturels locaux, qui jouent un rôle considérable, étaient le plus souvent absents des expositions européennes et plus largement occidentales. Les commissaires préférant sélectionner directement et exposer des artistes plutôt que des structures.
La démarche de Geo-Graphics n’est pas celle-là. Son équipe a choisi de travailler avec huit structures partenaires auxquelles elle a laissé la capacité de proposer un projet, des artistes. Ainsi, les œuvres contemporaines exposées ne reflètent pas uniquement le choix de la commissaire Koyo Kouoh mais aussi ceux de ces lieux, qui chacun dans leur pays et à l’échelle du continent africain, sont des instances indispensables de l’art contemporain.
Cette différence est de taille. Soudain, grâce aux panneaux qui présentent à l’entrée des salles chacun des centres d’art, le public prend connaissance de ces structures intermédiaires et découvre que le monde de l’art en Afrique ne s’arrête pas aux artistes.
Cette démarche est d’autant plus singulière que les partenaires du Palais des Beaux Arts et du MRAC ne sont pas les plus institutionnels : ce ne sont pas des galeries ou des musées nationaux, des structures publiques, mais des lieux créés par des opérateurs privés, qui se battent au quotidien pour faire exister leur projet.
Darb 1718, centre d’art et de culture contemporaine, au Caire (Egypte), propose une vaste installation vidéo. L’Appartement 22, à Rabat (Maroc), fondé en 2002, interroge le format même d’une exposition et tente de le déconstruire. Raw Material Company, « projet mobile d’art », créé à Dakar (Sénégal) par Koyo Kouoh, présente plusieurs artistes déjà reconnus au plan international tel le photographe George Osodi et le plasticien Mansour Ciss Kanakassy. La Rotonde des Arts Contemporains à Abidjan (Côte d’Ivoire) souligne la diversité des esthétiques des artistes ivoiriens.
Le Centre for Contemporary Art à Lagos (Nigeria) n’existe que depuis trois ans mais il est déjà devenu un lieu de création et de réflexion incontournable. Dans le cadre de l’exposition, on lui doit, entre autres, la présentation d’une vidéo décoiffante de Iria Ojeikere, ryhtmée par les scansions de Fela, sur l’art inimitable de coiffer au Nigeria.
Doual’art, à Douala (Cameroun), est l’un des centres les plus anciens puisqu’il aura bientôt vingt ans. Par des photographies d’œuvres emblématiques, il nous donne à voir son travail pionnier sur l’art et l’urbain. La jeune association Picha, à Lumumbashi (Congo), décloisonne les arts visuels. Dans la vidéo présentée, deux jeunes artistes plasticiens et photographes, Pathy Tshindele et Sammy Baloji, vont à la découverte d’une architecture traditionnelle de terre que réalisent des femmes katangaises.
Enfin, le Centre for Contemporary Art of East Africa (CCAEA) à Nairobi (Kenya) est devenu en quelques années l’un des foyers les plus importants de la création en Afrique de l’Est. La force de son projet « Amnesia. Imagining Afrika Without The Crisis of Historical and Cultural Memory » (« Amnésie. Imaginer l’Afrique sans crise de mémoire historique et culturelle ») ne peut laisser indifferent.
La reconnaissance et la visibilité de ces centres de production africains d’art contemporain font écho au passionnant essai sur la Biennale de Dakar qu’a publié l’an dernier Yacouba Konaté. Dans cet ouvrage intitulé « La Biennale de Dakar. Pour une esthétique de la création africaine contemporaine – tête à tête avec Adorno »(2), Konaté analyse avec la plus grande acuité les nombreux défis de cette manifestation : esthétiques, critiques, administratifs, financiers… Ainsi écrit-il : « Dak’art peut s’enorgueillir d’avoir contribué à la visibilité et la validation d’un certain nombre de compétences dans les métiers de l’art. (…) L’implication de critiques et de commissaires d’Afrique dans la définition des contenus de la manifestation rétablit la vérité quant à la prétendue absence de professionnels de l’art contemporain en Afrique. » (3)
De même, Géo-Graphics entend contribuer sur le long terme à la reconnaissance de professionnels africains encore trop souvent ignorés (ou méprisés ?) en Occident.
Une muséographie pour tenter de renouveler notre regard
L’autre audace de l’exposition, présentée comme la plus importante, concerne sa muséographie. Elle se propose en effet de renouveler la présentation des artefacts ethnographiques de deux manières. D’une part, ces œuvres d’art ne sont plus présentées selon une simple classification par ethnie ou par pays mais selon leur appartenance à six aires géographiques principales : la côté méditerranéenne, le Maghreb, le désert, la savane, la forêt et les montagnes. D’autre part, ces pièces sont exposées à proximité d’œuvres et de photos contemporaines produites dans les mêmes espaces afin de tenter de les recontextualiser, à la fois dans une dimension spatiale et temporelle. Le pari est risqué. Il ne fonctionne pas toujours mais il a l’indéniable mérite de bousculer – d’autres diraient rafraîchir – notre regard, de nous interroger sur les possibles liens entre environnement naturel et productions culturelles, entre les œuvres d’hier et celles d’aujourd’hui.
« Nous allons jouer sur la proximité entre ces éléments pour permettre au spectateur de faire lui-même les connexions. Au demeurant, ce n’est pas toujours simple de faire le lien entre le contemporain le plus tendance et les objets d’art ethnographiques. L’idée, c’est de travailler en parallèle : montrer le plan d’une ville et, dans la pièce d’à côté ou en ligne de mire, un objet ethnographique… de manière à créer l’évidence », indique David Adjaye dans un entretien (4).
De notre point de vue, l’évidence s’impose rarement… Les statuettes et masques du passé, présentés de façon très classique dans des vitrines, entrent difficilement en dialogue avec les œuvres contemporaines. Et les possibles similitudes que devrait révéler leur appartenance à une même aire géographique s’apparentent plutôt aux ombres d’un désir.
Ce qui saute aux yeux, paradoxalement, c’est la diversité et la créativité esthétique des artefacts. Une relative similitude apparaît bien plus à travers les nombreuses photographies des métropoles d’aujourd’hui, prises par David Adjaye au cours de ses voyages. Bamako, Niamey, Lomé, Lagos, Yaoundé… qu’elles soient situées sur les côtes atlantiques, dans le Sahel ou dans une zone forestière, les capitales africaines ont indiscutablement un air de famille, tant dans l’architecture de certains bâtiments publics que dans le visage animé de leurs rues et places.
Mais, au fond, qu’importe si les correspondances spatiales ou temporelles entre les œuvres restent relativement sibyllines, tout au moins au visiteur néophyte. L’enjeu et la réussite de l’exposition nous semblent ailleurs. L’effort de leur recontextualisation, aussi hétérogène soit-il, nous oblige à décentrer notre regard, à prendre en compte cette diversité, à l’expérimenter. Peu de projets muséographiques ont eu cette audace jusqu’à présent…
La présence des villes au cœur de l’exposition, en tant qu’éléments visuels et scénographiques à part entière, accentue ce décentrage. Les murs de photos réalisées par David Adjaye n’ont pas de qualités artistiques particulières mais rendent compte, de manière très réaliste, des esthétiques urbaines. Et voilà le quotidien de l’Afrique du XXIème siècle enfin représenté. Loin de toutes visions exotiques ou spectaculaires qui la plupart du temps s’attachent à la présentation des œuvres d’art en provenance d’Afrique. Cette « déphantasmagorisation » (si je peux me permettre ce néologisme) n’est pas la moindre des qualités de l’exposition.
Par ses partis pris, Geo-Graphics contribue ainsi à construire une nouvelle cartographie des pratiques artistiques sur le continent. Mais elle fait aussi du visiteur un chercheur, l’obligeant à s’interroger sur la « proximité éloignée » des oeuvres, sur leur inscription dans l’univers urbain, sur leur rôle dans l’Afrique et le monde d’aujourd’hui.
Inscrire l’art et la culture dans leur dimension politique
Par tous ces aspects, à la fois esthétiques et organisationnels, le projet de Geo-Graphics, tout comme celui de l’Afrique visionnaire, affirme une forte dimension politique. David Adjaye la revendique et place d’emblée son travail dans une perspective à long terme de reformulation des paradigmes du développement en Afrique. Son texte d’introduction au catalogue de l’exposition « Reversing a disconnected heritage » tout comme son entretien avec le très renommé curateur Okwui Enwezor – qui referme l’ouvrage – en témoignent (5).
Adjaye ne vient pas du sérail du monde de l’art contemporain mais de celui de l’architecture. Est-ce ce qui lui donne une telle liberté pour explorer des pistes certes hasardeuses (l’on peut se demander jusqu’où va sa conception naturaliste des cultures…) mais porteuses de nouveaux débats et horizons ? Sans doute, et c’est tant mieux. D’origine ghanéenne, né en Tanzanie et vivant à Londres, Adjaye compte aujourd’hui parmi les principaux architectes de sa génération en Grande Bretagne. Avec son bureau Adjaye Associates, il a gagné plusieurs concours prestigieux et est aujourd’hui reconnu à travers le monde. Barack Obama lui aurait même confié la conception du futur Musée national de l’histoire et de la culture africaine-américaine de Washington. Fort de cette reconnaissance, Adjaye développe une pensée audacieuse au carrefour de l’architecture, de la culture, de l’éducation et de l’interculturel. A l’inverse de certains professionnels français de l’art qui prônent une totale décontextualisation, il travaille à recontextualiser la présentation des pratiques artistiques en Afrique. Mais Adjaye n’est pas le seul à inscrire sa démarche dans une perspective politique de refondation des relations nord-sud. Qu’il s’agisse des directeurs du Palais des Beaux-Arts et du Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren (Paul Dujardin et Guido Grysseels), des curateurs Koyo Kouoh, Anne-Marie Bouttiaux et Nicola Setari ou même des hommes politiques dont les propos ouvrent le catalogue (le premier ministre et le ministre des Affaires étrangères d’alors, Yves Leterme et Steven Vanackere), tous donnent à ce projet une ambition politique considérable. Paul Dujardin et Guido Gryssels placent Geo-Graphics et l’Afrique visionnaire dans le prolongement de la Déclaration de Bruxelles des professionnels de la culture des pays ACP en avril 2009. Leurs institutions ont ainsi reçu mandat de la Direction générale du développement de la Commission européenne pour « renforcer les relations entre les centres culturels et les musées d’Europe et d’Afrique ».
De plus, toutes deux vont piloter la rénovation du Musée de Tervuren qui fermera bientôt ses portes jusqu’en 2014. « Notre volonté est (…) de mener, ouvertement, une réflexion approfondie, en étroite collaboration avec des artistes et des institutions culturelles d’Afrique, sur la manière de présenter l’art et la culture dans un musée consacré à l’Afrique au XXIème siècle », écrivent les deux directeurs.
Cette volonté de créer une nouvelle plateforme de relations entre institutions culturelles d’Europe et d’Afrique, dans laquelle les acteurs du continent noir joueront un rôle clé, est réaffirmée à maintes reprises. Elle fait écho à la dynamique du colloque organisé par la Commission européenne à Bruxelles en 2009. Avec l’Afrique visionnaire, la Belgique – qui préside actuellement le Conseil de l’Union européenne – prend la tête de ce renouveau de la coopération culturelle Europe-Afrique. L’on cherche en vain un soutien et un positionnement politique officiel similaire en France. A l’heure des célébrations du cinquantenaire des indépendances africaines, l’hexagone fait bien pâle figure… excepté quelques foyers d’innovation tels l’Aquitaine où le président du Conseil régional, Alain Rousset, soutien la création d’un futur Institut des Mondes Africains (qui pourrait être un équivalent de l’Institut du Monde arabe à Paris).
A Bruxelles, l’affirmation de la dimension politique de Geo-Graphics n’est pas seulement de l’ordre du discours. Avec la Salle de l’Atlas, cette dimension se matérialise et devient l’une des innovations les plus intéressantes du projet. A l’entrée de l’exposition, cette salle presque vide ne présente sur ses murs que deux immenses lignes du temps. L’une donne à voir la chronologie de pratiques et d’institutions artistiques en Afrique, des temps précoloniaux à aujourd’hui. L’autre récapitule les principales décisions politiques liées à la culture en Afrique depuis les indépendances.
A notre connaissance, un tel panorama n’avait jamais été conçu ainsi pour un vaste public. Réalisée par l’historienne culturelle Nana Oforietta Ayim, David Adjaye et le bureau bruxellois d’architecture et d’étude Sum, cette visualisation synoptique des arts et des politiques culturelles en Afrique s’avère une formidable source de repères, d’information et de réflexion.
En outre, ce volet ne s’arrête pas là. Ce n’est que la première phase du projet Atlas Research. En 2011 est prévue une publication Atlas/Manifeste sur ce travail. Et l’année suivante, la mise en place d’un think thank.
Ce projet fait également physiquement le lien entre Bruxelles et l’Afrique puisqu’il sera présenté en novembre prochain aux chefs d’Etat africains lors du Sommet Afrique-UE à Tripoli. Cette prolongation constitue une singularité supplémentaire du projet. Grâce au soutien de l’Union européenne, la réflexion initiée à Bruxelles va se poursuivre dans plusieurs villes africaines. Une exposition intitulée A Dream in Progress présentera des pièces de deux expositions : Geo-Graphics et Un Rêve utile (8). Elle démarrera à l’occasion du sommet Afrique-UE à Tripoli puis sera présentée à Addis Abeba et Ouagadougou. Elle devrait être également associée à un programme de résidences d’artistes et à des ateliers de discussion destinés au grand public sur la relation entre artistes, musées et sociétés urbaines africaines.
Ainsi, Geo-Graphics pourrait bien constituer effectivement le point de départ d’une nouvelle cartographie culturelle de l’Afrique, par delà les héritages coloniaux. Un projet considérable, visionnaire mais surtout éminemment politique.

1. L’exposition Geo-Graphics et le festival Visionary Africa se terminent le 26 septembre 2010. Info : www.bozar.be
2. Yacouba Konaté. « La Biennale de Dakar. Pour une esthétique de la création africaine contemporaine – tête à tête avec Adorno ». Collection « La Bibliothèque d’Africultures », éditions L’Harmattan, Paris, 2009.
3. Ibid. p. 31.
4. David Adjaye : Geo-Graphics ressoude les arts africains. Entretien avec Xavier Flament, publié dans le dossier de presse de l’exposition.
5. Catalogue de l’exposition « David Adjaye’s Geo-Graphics. A map of art practices in Africa, past and present », Centre for Fine Arts, Brussels, Bozar Books.
6. Voir à ce sujet les articles sur africultures.com : « Les enjeux de la coopération culturelle » par Olivier Barlet et « Culture et développement : le colloque de Gérone pose de nouveaux jalons » par Ayoko Mensah.
7. Ibid.
8. Conçue par Simon Njami, cette exposition célèbre cinquante ans de photographie africaine. Elle est également présentée dans le cadre de l’Afrique visionnaire, au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, jusqu’au 26 septembre 2010.
///Article N° : 9694

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Les images de l'article
Ouagadougou - Burkina Faso © David Adjaye
Extrait des lignes du temps dans la Salle de l'Atlas de l'exposition Geo-Graphics. © Ayoko Mensah
Ogony Boy, 2007 © George Osodi
Extrait des lignes du temps dans la Salle de l'Atlas de l'exposition Geo-Graphics. © Ayoko Mensah
Nairobi - Kenya © David Adjaye
Yoruba, Nigeria, Collection MRAC Tervuren © MRAC Tervuren
David Adjaye © Ed Reeve





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