Gihèn Ben Mahmoud : « Je dessine et j’écris sur des femmes qui savent ce qu’elles veulent ! « 

Entretien de Christophe Cassiau-Haurie avec Gihèn Ben Mahmoud

Alger, octobre 2009.
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Les femmes sont rarissimes dans la Bande dessinée du Maghreb. Seule l’Algérienne Daïffa se fait remarquer par ses dessins satiriques dans la presse nationale et internationale. C’est la raison pour laquelle, l’irruption en 2008 de Gihèn Ben Mahmoud avec son premier album La Revanche du phénix, fut une réelle surprise. Débutante et consciente du chemin qui lui reste à parcourir, Gihèn est animée par une volonté de réussir envers et contre tout dans un milieu traditionnellement peu ouvert aux femmes.


Comment avez-vous commencé dans la profession ?

J’ai commencé avec Apollonia, maison d’édition tunisienne pour laquelle j’avais monté un projet. Je ne connaissais rien du monde de la BD. J’avais 18-19 ans, c’était en 2000, je venais d’avoir mon bac. J’ai contacté les éditeurs après les avoir vus à la télévision. Je savais dessiner et j’étais portée sur les métiers du secteur artistique en général, et le cinéma en particulier. Je faisais du dessin depuis toujours et j’écrivais. Travailler le dessin en fonction du récit, cela donne tout simplement de la BD.

Qu’est devenu votre projet avec Apollonia ?

Il n’a pas abouti sous forme de BD pour différentes raisons qui me dépassent. C’est devenu un film. J’avais cependant plein de matériaux inexploités, de la documentation et quelques planches. J’ai décidé de les utiliser, d’en faire une autre histoire. La mienne… Il m’a fallu près de six ans pour sortir la BD. Je travaillais en parallèle comme infographiste dans une boîte de communication et étudiais à l’université pour devenir traductrice-interprète. À présent je travaille sur un autre projet : Le Rêve Oriental, une histoire de pharaons en style réaliste, avec des aventures qui se situent entre le thriller et le fantastique. J’ai mis du temps à l’écrire. Je cherche à le proposer au marché franco-belge. On peut en avoir un aperçu détaillé sur mon blog (1).

Vous aviez donc une histoire complète sous la main pour votre première BD ?
Non, j’ai tout recommencé, dessins et scénario. C’est la raison pour laquelle elle n’est sortie qu’en 2008. Je voulais parler des pays de la Méditerranée, situer l’action dans ce contexte. Le travail le plus délicat s’est situé en amont quand il s’est agi de construire les personnages, de leur donner une identité. Voir ses propres créatures prendre vie, c’est la partie la plus surprenante et la plus amusante ! J’ai terminé le travail au début 2007, après avoir enfin trouvé un éditeur qui a finalement cru en moi : MC éditions. On s’était déjà rencontré quelque temps auparavant alors que je cherchais à publier un roman, La Vallée des Vignes. Je n’ai d’ailleurs pas abandonné l’idée, mais là aussi il y a beaucoup de travail à faire. Je suis en effet intéressée par tous les aspects de la littérature et de l’art !

Quel en a été le résultat ?

L’album a été tiré à 2000 exemplaires et vendu à 10 €. Un an après, on en a vendu un peu plus d’un quart. Mais il n’était diffusé qu’en Tunisie. C’était un album expérimental, conçu pour me présenter et pour  » tester  » le milieu. Cela m’a permis de me rendre compte qu’il fallait que je travaille encore beaucoup, pour apprendre et progresser. C’est la raison pour laquelle, j’ai commencé depuis une école de bande dessinée à Milan, ville où je vis actuellement. Je suis dans la dernière des trois années de formation. Mais comme on ne vit pas de la BD, je suis traductrice-interprète de profession. Et j’attends impatiemment de faire l’artiste à plein-temps ! [Rires]

Quels sont vos projets dans ce domaine ?

Je travaille toujours sur Le Rêve oriental qui a été présenté sous forme d’exposition au Festival International de BD d’Alger. Et puis le tome 2 de La Revanche du phénix est en cours d’élaboration, toujours pour MC éditions à Tunis. Pour ce qui est du Rêve oriental (Tome I), je le propose aux éditeurs franco-belges. L’histoire est située parallèlement dans le Milan contemporain et dans le monde des morts de l’ancienne Égypte. Les personnages sont tous des étrangers à part l’héroïne… Mais avec cet album, mon regard a complètement changé, l’approche a évolué. Je suis plus critique sur mon style, plus sévère. Je fais très attention à la technique, à la narration, au contenu et au graphisme. Il faut se remettre en question, en particulier en matière de découpage. Dans le premier tome, Passion Rouge (La Revanche du Phénix), j’ai fait preuve de naïveté, malgré ma bonne volonté, en particulier pour rentrer dans le traitement des scènes spectaculaires. Je n’avais pas assez de technique, j’étais limitée graphiquement. À présent, je travaille beaucoup plus sur la couleur, le détail. Tout en maintenant la fraîcheur des traits, la vivacité des couleurs et la spontanéité de l’ambiance.

Quelles sont vos ambitions avec ces titres ?

Pouvoir publier une image différente de  » nous « , les femmes arabes qui sommes souvent mal comprises ou mal perçues. Donner un exemple aussi. On a si peu de références en matière d’héroïnes BD. Pour moi, l’image de la femme est très importante. Dans mes histoires, beaucoup de mes personnages sont des femmes, que leurs rôles soient principaux ou secondaires. Mes héroïnes ne sont d’ailleurs pas typées. J’adore dessiner ces femmes belles, affranchies, fortes et fragiles à la fois mais aussi battantes et modernes, qui obtiennent ce qu’elles veulent et qui s’inspirent de la culture occidentale sans renoncer à leurs origines orientales. Point de rencontre entre la force et le charme, la femme est vraiment au centre de mon travail !

Comment ressentez-vous les difficultés liées à la BD en Tunisie ?

Tout cela me rend un peu triste. C’est le problème du lectorat en Tunisie. Les gens ne lisent pas beaucoup. Ce phénomène touche l’ensemble de l’édition, pas uniquement la BD. Et quand les gens achètent de la BD, c’est Titeuf, Tintin, Astérix… Que des classiques qui ont une grande popularité ! Mais il y a peu de vrais fans de BD en Tunisie où elle est encore peu reconnue. La majorité des gens pense encore que la BD reste destinée aux enfants. L’éditeur Apollonia a d’ailleurs arrêté de produire pour le moment. Il y a pourtant plein de dessinateurs dont quelques-uns ont des blogs comme Saif Eddine Nechi (2), mais aussi des scénaristes comme Tahar El Fazaa qui travaille pour Tunis hebdo et publie de très bons romans. Il a déjà connu le succès auprès du public avec une fiction télévisée intitulée Mahktoub dont il a écrit le scénario.Et puis il y a le problème de la distribution, nous sommes un petit pays et les éditeurs ont peur de prendre des risques, de foncer… Au final, je suis la seule femme à faire de la BD dans mon pays ! D’autres ont bien sûr fait les Beaux-arts, mais elles n’ont pas fait ce choix de carrière.

Ressentez-vous des affinités avec des auteurs en particulier ?

Disons que j’ai des auteurs favoris, des préférences, mais on ne peut parler réellement d’influences. Je lis très peu de BD et je ne suis pas une grande connaisseuse si on peut dire. Mais pour la construction du récit j’apprécie énormément le style graphique d’Ana Mirallès (Djinn), Enrico Marini (Le Scorpion), spécifiquement pour la narration et le genre, Juanjo Guarnido sublime dans Blacksad et Tsukasa Hojo pour son humour et son délicat mélange de styles dans City Hunter.

(1)[ http://gihenbenmahmoud.blogspot.com]
(2) Son blog est sur [http://seifnechi.blogspot.com/]
Depuis octobre 2009 :
Gihèn a illustré deux contes pour enfants : Boipuso’s de Hajer Zarrouk et Le lac des étoiles filantes de Marika Petruski. Elle a également réalisé des illustrations sur la révolution tunisienne pour Livret santé (Tunisie – magazine) et Folha de San Polo (Brésil – quotidien).
Passion rouge sort en pré-publication dans la revue tunisienne Tunivision. Le tome 2 est en cours de réalisation.
Elle participe également au projet multiculturel autour de la bande dessinée : bedeiste.com, avec l’écrivain et illustrateur Karim Mokhtar (visible sur [http://www.bedeiste.com/creators.php] ). »///Article N° : 10177

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