« Le Grand Palais n’aurait pas pu être construit sans l’exploitation coloniale de l’Afrique »

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Emeka Okereke, photographe nigérian, présent à Paris pour l’Art Paris Art Fair au Printemps dernier, travaille sur les questions de frontières au sens large depuis des années. Sur le continent africain aussi bien qu’en France. Mettre l’Afrique « à l’honneur » nourrit sa réflexion critique.

Dans votre travail comment pensez-vous à la relation entre l’Afrique et l’Europe ?

Je me questionne sur le mystère de la distance. La distance entre ce qui est central et ce qui est marginal. Il s’agit d’une construction. Pour ceux qui sont intéressés à la relation entre l’Afrique et l’Europe ou l’Afrique et le reste du monde, c’est important de comprendre comment nous avons construit ces relations. C’est important de dire que par le capitalisme, la bourgeoisie a commencé par contrôler les gens pour ensuite passer à l’exploitation du monde. D’ailleurs l’exploitation et l’exploration avancent main dans la main ! Christophe Colomb, Marco Polo en sont la preuve. Pour justifier l’exploitation d’autres terres et d’autres populations, ils ont dû créer un ordre, une hiérarchie. Aujourd’hui, la plupart des gens que tu vois déambuler dans les rue de Paris, d’Amsterdam ou de Londres ne sont pas racistes, ils sont simplement ignorants concernant les mécanismes sous-jacents du racisme. Il faut comprendre, avant d’avancer, qui définit qui est civilisé et qui ne l’est pas. Ce qui est normal et ce qui ne l’est pas. Le rapport entre Afrique et Europe est vertical. L’Europe est en haut et l’Afrique en bas. Car c’est l’Europe qui raconte l’histoire.
Pour moi, en tant qu’Africain, l’important est de démystifier la distance. Si on remonte dans le temps, on se rend compte que le détroit de Gibraltar n’existait pas. La mer ne divisait pas les deux continents. Il y avait une seule terre. Et même temps, aujourd’hui, en 30 minutes, par la mer, nous sommes en Europe. Avec les Invisibles borders project[1] nous avons fait ce voyage et confirmé que cette distance n’est pas réelle. Nous savons que cette histoire racontée, de personnes qui meurent dans le désert, qui se noient dans les eaux de l’Italie, est le produit d’une construction. Il s’agit d’une narration exploitée et mise au service des puissances.
La question qu’il faut se poser est : pourquoi nous avons fait en sorte que ça soit la seule façon pour les gens qui n’ont pas de moyens d’aller en Europe ? Car il y a une route qui mène de l’Afrique à l’Europe ! Pourquoi donc, créer un récit du désert et un récit de l’océan ?  C’est à cause de la conversation entre les élites. Voilà la raison. Mais il faut savoir qu’il n’y a pas d’ordre.
L’Afrique a tellement influencé l’Europe ! Paris c’est donc mon espace, aussi, c’est chez moi. Ici tu peux avoir une vraie et complète « expérience africaine ». Par exemple à Barbès ou à Château rouge. C’est pour ça que je trouve assez problématique que pour Art Paris Art Fair l’Afrique soit l’ « hôte d’honneur ».

En quoi cela vous parait-il problématique ?

Je pense que, référé à l’Afrique, c’est inapproprié. Les Africains ne sont pas des invités en Europe ! C’est un fait. Au quotidien.  Je pense qu’ils auraient dû chercher un thème qui permette aux personnes de penser la relation davantage dans le partenariat, dans la conversation entre deux différentes parties du monde. Et de reconnaître le rôle de l’histoire dans cette relation. Il faut faire attention aux mots utilisés. Déjà on n’est pas invités, donc ajouté « honneur » c’est inapproprié. Une exposition comme celle-ci aurait dû reconnaitre la véritable relation que l’Afrique entretient avec l’Europe et vice versa. Par exemple réfléchir au fait que Le Grand Palais, cette structure énorme, n’aurait pas pu être construit sans l’exploitation coloniale de l’Afrique.  Voilà l’ordre qui siège à une structure qui héberge des travaux artistiques. Pour nous c’est une vraie métaphore : combien de personnes regardent-elles ce qu’il y a à l’intérieur, les œuvres artistiques et combien, ce bâtiment ? Ce monstrueux bâtiment ? Pour moi ce genre d’exposition est fait justement pour cacher ce type de discours. Nous sommes à un moment de l’histoire où les gens doivent être éduqués. Et pas aveuglés et laissés dans l’ignorance. Donc ma position est celle-ci : si tu veux créer un évènement pour créer un lien entre l’Afrique et l’Europe, il faut aussi informer les gens à propos de tout ce qui précède et existe actuellement entre ces deux continents. C’est pour ça que j’ai décidé de ne pas montrer ma vidéo.

Votre vidéo, « Le tunnel de l’histoire ». Pourquoi ?

Il s’agit d’une vidéo que j’ai faite en Seine-Saint-Denis. Au cœur d’un tunnel qui mène les gens vers le RER D, direction Paris. Ces personnes sont souvent des immigrés. J’ai posé ma caméra au milieu du tunnel, et je les ai photographiés aller et venir. Je l’ai appelé « Le tunnel de l’histoire » à propos de la relation entre Saint Denis et Paris. Saint Denis est devenue une ville représentant l’effort français pour industrialiser le pays grâce à l’exploitation de la force migrante. Je parle de ces immigrés que Marine Le Pen veut mettre dehors, ceux que le populisme et le nationalisme cherchent à exclure. Ma vidéo est donc une protestation. Je montre l’apport de l’Afrique à la France. Je ne pouvais donc pas la montrer dans un espace où on dit « invité d’honneur » sans questionner cet apport. Ce n’est pas approprié.

Votre photo « Dilemma of a new age II », faisant partie de la série « Exploring a void », montre un homme avec deux montres. Elle questionne le rapport au temps. A ce sujet vous dites être critique sur l’expression « Africa is the future ».

C’est une photographie qui fait partie d’une série appelée « Exploring a void ». Je voulais explorer les espaces du milieu. Le vide qui existe entre les choses. Pour essayer de produire une nouvelle connaissance. C’est une série qui s’exprime à propos de l’incertitude. Il n’y a pas de véritable projection dans le futur. Ce que tu vois ce sont deux montres qui représentent une dichotomie entre deux choses : les aiguilles du temps ne sont pas les mêmes pour les deux. Ça représente aussi le subjectif. Le relatif. Le temps est au fond le même car toujours incertain. Et la personne garde les cloches en main comme si elle proposait de faire un choix. Ça devient donc un dilemme. Pour moi « Exploring a void » est un projet qui pose des questions. C’est quoi le futur ? Qu’est-ce qui va se passer ? Quelle direction nous allons prendre ? J’utilise beaucoup le train dans mes voyages. Il symbolise le voyage pour moi. L’aller vers un futur incertain. Ce travail photographique n’est pas une représentation complètement construite. Il y a beaucoup de réel, comme dans toutes mes œuvres. Par exemple, faire en sorte que les protagonistes des photos soient des gens ordinaires. Je veux les ramener au cœur de la narration. Le jeune homme de « Dilemma of a new age II » qui tient les horloges c’est un hoka. Son travail c’est des vendre ces horloges. Je l’ai vu vendre ses montres dans la rue aux conducteurs des voitures qui passaient et je l’ai amené dans l’endroit de la photo. Ensuite je lui ai juste dit comment se tenir. C’est une collaboration. L’imagination est fondée dans le réel et crée ainsi le conceptuel.

« Dilemma of a New Age II ». Abuja, 2016
From Series: Exploring a Void
67 cm x 100 cm

Et par rapport à l’expression « Africa is the futur », je pense que tu ne peux pas parler de l’Afrique du futur sans parler de l’Afrique du présent. On ne peut pas parler de l’Afrique du futur sans prêter attention eux gens qui le rendent possible, tous les jours. Ceux qui à travers leur travail cherchent constamment à survivre. Je n’aime pas l’expression « Africa is the futur ». Elle est utilisée par le système de domination et la hiérarchie du monde dans lequel on vit actuellement. Un ordre qui reporte et retarde l’Afrique du futur. L’Afrique ce n’est pas le futur ! L’Afrique c’est le présent ! C’est le passé ! Moi je pense que nous, les Africains, nous pouvons bouger de notre position, dans cet ordre, grâce à l’espace de la négociation où s’éloigner de ces termes qui cherchent à obtenir quelque chose de l’Afrique. De plus cette construction ne vient pas de l’Afrique, mais de l’Occident. Il s’agit d’une expression de l’exploitation, une expression de l’extraction. Ces gens qui le disent, sous entendent « Ah, on a trouvé l’endroit où aller ! ». Les allemands sont en train de venir, les chinois, les français y sont déjà, les anglais etc… C’est pour ça que c’est très dangereux de dire ça. De cela sous-entend que ça ne va jamais arriver, que l’Afrique appartient à une sphère irréelle, que l’on attend encore.
Mais l’’Afrique est déjà arrivée. Nous sommes ici. Les Africains doivent changer cette mentalité où ils pensent qu’ils n’ont pas encore le pouvoir de négocier,  car le fait d’avoir été dévalorisés est le résultat d’une construction. Ils ont toujours eu de la valeur. Ce qu’ils ne peuvent pas trouver dans ce présent, ils le trouveront dans le passé. Ça c’est ma position. Nous n’avons pas besoin d’aller au futur. Moi je veux que tout le monde fasse partie du futur au même niveau, pas que l’Afrique ! Je veux que tout le monde, que l’Asie, que l’Inde, etc. soit le futur. Je m’en fous que l’Afrique soit le futur. Car ça ne signifie rien du tout.

Quand vous photographiez des sujets, trouvez-vous la signification de votre œuvre après ou avant avoir appuyé le déclencheur et vu le résultat ?

Un peu avant, un peu au milieu, un peu après. Toute œuvre est un processus. Je suis dans la photographie, la vidéos, la poésie, les essais. Je jongle sans cesse entre une forme d’expression et une autre.

Quel genre de penseur vous ont-ils influencé ?

Pour moi la philosophie essentielle est celle du mouvement. Le mouvement c’est la clé du monde. Le mouvement c’est la beauté moderne. Il relativise toute chose. Le mouvement de la tête, du corps, de la perception. A partir des indépendances des pays africains, des théories postcoloniales ont commencé à surgir et c’est à celles-ci que je m’intéresse. Homi Bhabha, Stuart Hall, Edouard Glissant, Aimé Cesaire, Léopold Sédar Senghor, Achille Mbembe. Je m’intéresse aux théories et pensées autour de l’hybridité. Tout ce qui concerne les espaces de l’interstice, de l’entre-deux. L’entre deux culturel, social, politique et identitaire ! J’aime l’espace de la conversation, de la négociation, du changement, de l’éloignement des normes… Voilà ce qui organise mon travail : les frontières, les bords.

 

[1] Initiative artistique et non-profit fondé par Emeka Okereke qui souhaite l’échange d’idées entre cultures et populations des 54 pays africains via la photographie et l’art en générale. La plateforme voit la collaboration de plusieurs artistes.

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