Grandeur et ambivalences de la révolution numérique

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La rétrospective de films d’Afrique Africamania, organisée par la Cinémathèque française du 16 janvier au 17 mars 2008 à Paris, retraçait l’histoire des cinémas d’Afrique en plus de 80 films. Publié dans le catalogue de l’événement, cet article aborde les enjeux et perspectives actuels en quelques mots.

Alors qu’avec la fermeture des salles leurs espaces de diffusion se réduisent et qu’on leur reproche d’être déconnectés de leur public, les cinéastes africains sont confrontés à l’explosion des productions vidéo. Eux aussi s’emparent du numérique, mais c’est pour avoir l’autonomie d’une nouvelle esthétique afin d’ouvrir un imaginaire pour le temps présent.
Une chance pour le cinéma ?
Alors qu’en Afrique anglophone, des multiplexes diffusent essentiellement des films américains, les salles se raréfient tant en Afrique francophone que dans la plupart des pays, on les compte sur les doigts d’une main. Mais le besoin d’images ne tarit pas : la télévision se généralise, de même que les lecteurs vcd et dvd où l’on joue des films bien souvent piratés. La chaîne privée sud-africaine M-Net prépare la diffusion dans toute l’Afrique des films en VOD et sur téléphone portable en achetant un à un et rubis sur l’ongle les droits de diffusion sur 25 ans de toutes les œuvres du patrimoine africain – un catalogue qui vaudra de l’or ! Ainsi, en Afrique comme ailleurs, le rapport au cinéma évolue vers une proximité individualisée que les visées commerciales phagocytent chaque jour davantage.
Les ambiguïtés d’une génération spontanée
La jeunesse en jeans n’aspire pas à circuler en boubou. S’adresser au public africain ne signifie pas revenir à une authenticité culturelle. Ceux qui produisent un peu partout des vidéos à bon marché l’ont bien compris : ils reproduisent largement les schémas en vigueur dans le cinéma dominant.
Leur succès est fulgurant. Le journaliste burkinabè Boubakar Diallo aligne les succès avec des productions coûtant de 40 à 50 000 euros pour un 90 minutes. Les films sont financés par une visibilité publicitaire : eau minérale, téléphonie mobile, motos etc. « L’idée est de passer par le cinéma de genre pour ramener les gens dans les salles, dit-il : si le public ne va pas voir les films, c’est qu’on ne lui donne pas ce qu’il attend. » Il aligne en trois ans une dizaine de films : un policier, Traque à Ouaga, une comédie sentimentale, Sofia, un western, L’Or des Youngas, un thriller politique, Code Phenix, etc.
A Madagascar, la dernière réalisation en 35mm remonte à 1996 avec Quand les étoiles rencontrent la mer de Raymond Rajaonarivelo. Il se produit depuis 2000 en malgache une dizaine de longs métrages en vidéo par an. Le public suit, qui se moque de la qualité, car ce cinéma populaire tourné près de chez soi combine ascension sociale, musiques de supermarchés, love story et action.
L’émergence depuis 1992 d’une production vidéo nigériane à succès et constituant une véritable industrie du cinéma est un peu partout en Afrique présentée comme un modèle de développement autocentré qui n’a plus besoin de financement extérieur. Avec plus de 1200 longs métrages produits chaque année, Lagos supplante Bombay ! Mais que Nollywood remplace Bollywood ne change rien à l’affaire : même en s’exportant de plus en plus, la vidéo nigériane ne fera pas rayonner le cinéma africain. Comme Bollywood, ces films ultra-codés re-racontent à l’infini les mêmes histoires. Le cas ghanéen est typique : une production vidéo s’est développée sans lien avec les talents locaux, essentiellement générée par la recherche de profit. Pour Kwaw Ansah (qui a rencontré de grands succès avec ses films Love browed in the African Pot, 1980,et Heritage Africa, 1987), « Hollywood a tant fait contre la race noire et maintenant que nous avons la possibilité de raconter nos propres histoires, nous faisons pire qu’Hollywood ! »
Les films nigérians retravaillent les angoisses d’une société confrontée à la violence et à l’importance grandissante des pouvoirs occultes et de l’argent tout en rejouant les aspirations d’ascension sociale et les histoires de jalousie. Mais on mesure mal les conséquences pour la jeunesse de leur représentation sans frein de la violence tandis qu’ils reproduisent un modèle consumériste et arriviste où se rejoue bien souvent le déni de soi au profit d’un modèle extérieur. C’est bien une comparaison dévalorisante entre le Nord et le Sud que mettent en scène les plus grands succès nigérians récents comme Dangerous Twins (Tade Ogidan, 2004) ou Osuofia in London (Kingsley Ogoro, 2003) qui se sont vendus en VCD à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires et ont engendré des suites cherchant à générer les mêmes profits.
Réplique musclée
Atteint au cœur, le cinéma d’auteur contre-attaque, non qu’il s’agisse de s’opposer aux films populaires mais parce qu’en l’absence de politique culturelle, son existence et son rôle d’éveil sont en danger. Cissé n’a pas tourné depuis dix ans, Ouedraogo a renoncé : monter un film à « gros » budget est devenu mission impossible. Des réalisateurs s’accrochent, qui cherchent à combiner qualité et budget limité, dépendant plus que jamais des aides occidentales et des coproductions. Leurs films sont des bombes lancées contre les idées reçues. Le numérique est dès lors pour eux un moyen de défendre une autonomie de vision, dans le documentaire comme dans la fiction.
La légèreté de l’outil facilite celle du documentaire : Conversations on a Sunday Afternoon du Sud-Africain Khalo Matabane (2005) se faufile avec bonheur parmi les immigrés de Johannesburg. Le moindre coût multiplie les paroles. Sur les traces des documentaristes historiques, le Sénégalais Samba Félix Ndiaye et le Camerounais Jean-Marie Teno, de jeunes cinéastes se confrontent au réel africain mais n’adoptent jamais une position victimaire. Commençant par eux-mêmes, ils proposent à tous de se regarder en face.
La légèreté numérique permet aussi une nouvelle esthétique pour la fiction. Cet enfant de la guerre du Biafra qu’est Newton Aduaka nous invite à recoller les pièces d’un puzzle de vie que l’enfant-soldat Ezra ne parvient pas lui-même à décoder. Mais alors qu’un cinéma hollywoodien en mal de ressorts dramatiques s’empare à répétition de l’Histoire post-coloniale africaine pour produire des scènes apocalyptiques, Ezra (2007) ne tombe jamais dans la fascination de la violence. Tout le film tend au contraire à montrer combien elle dévoie l’humain, et combien son ostentation masque les vraies raisons de la tragédie africaine : les armes continuent de rentrer là où les diamants de sang, le pétrole et les ressources naturelles sont encore à piller.
Même récit désarticulé dans Zulu Love Letter du Sud-Africain Ramadan Suleman (2006). Il n’y a dans ses images saccadées aucune esthétisation gratuite : les faits sont si lourds en affects qu’ils se chargent d’imaginaire. Thandeka, qui a subi les pires violences, ne peut souscrire au discours officiel de réconciliation. Ce discours politique est inopérant s’il ne s’accompagne pas d’un travail de deuil dans la sphère privée.
« Comment faire un film d’anticipation dans un pays qui n’a pas d’avenir ? Comment faire un film policier dans un pays où on ne peut enquêter ? » En réinventant la forme avec sa DV. Dans les Saignantes du Camerounais Jean-Pierre Bekolo (2006), le bizarre est une nouvelle norme, l’étrangeté un nouveau bréviaire, l’album une nouvelle esthétique, l’inconscient le compagnon obligé, le désir le moteur diesel. Mais ce n’est pas le film qui est décalé, c’est la réalité. Majolie et Chouchou (!), les deux Saignantes qui manient à gogo le sexe et la mort, ne sont pas seulement superbes. Elles forment un couple d’enfer capable de maîtriser son destin.
Face au formatage généralisé, les auteurs ont encore des réserves de poésie, à même de déranger les consciences, en Afrique comme ici. Ce n’est ni d’une régénération ni d’un métissage qu’a besoin l’Occident mais d’accueillir ces propositions autonomes de cinéma comme un nouvel imaginaire à même de guider lui aussi le tremblement de notre monde.

///Article N° : 7305

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