Avec Hadja Moï, Laurent Chevallier poursuit son histoire d’amour avec la Guinée entamée en 1991 avec Djembefola et poursuivie en 1995 avec L’Enfant noir et en 2001 avec Circus Baobab. Ayant épousé Mandy qui était costumière du Circus Baobab, Hadja Moï est à la fois une façon de faire le lien avec sa famille guinéenne et un hommage à celle qui a élevé sa femme après le décès prématuré de sa mère. Et quel hommage ! D’abord réticente et passive, Hadja Moï fonce finalement dans le jeu et se révèle une véritable actrice de cinéma, saisissante et émouvante, une grand-mère comme on aurait voulu en avoir, ouverte et fine, rusée et pleine d’humour. On pense au beau Tanun que le Guinéen Gahité Fofana avait tourné en 1994 sur son grand-père : leur complicité avait permis à cet homme de la brousse de comprendre l’intérêt du cinéma pour la transmission de la parole à ses descendants. C’est cette même complicité construite avec le temps, et facilitée par le lien familial et l’intervention de Mandy, qui permet à Chevallier non seulement de convaincre Hadja Moï de se laisser filmer mais de lui donner un espace d’expression inimaginable au départ où elle détermine elle-même le devenir du film. Le quotidien fait le reste, révélant une étonnante liberté de ton, comme ces enfants qui jouent avec la peau fripée des bras de la vieille et lâchant : « On peut te faire des tresses ! »
Les penchants de Chevallier pour l’anecdote sont ici agréablement réduits à peau de chagrin, comme limités par la puissance du sujet : une chaise cassée où il ne faudra pas s’asseoir, les chaos de la chaussée que doit affronter le taxi, les gamins qui dansent sur le djembé ou troublent les adultes durant la prière. Ils sont davantage des respirations permettant de se recentrer sur l’essentiel : la dimension mystique du rapport à la vie de cette vieille dame à qui l’on attribue plus de cent ans mais que le tournage semble rajeunir à vue d’oeil. Non qu’elle fasse de grands discours philosophiques, ou si elle les fait, Chevallier ne les a pas retenus : ce qui l’intéresse est la simplicité de son rapport à l’imaginaire qui rend ses rêves prémonitoires (elle prévoit le sexe du deuxième enfant du couple Mandy-Laurent alors que l’échographie avait rendu le jugement contraire) et fait de ses chutes l’annonce d’un décès (du frère cadet). Sa philosophie de la vie est marquée par la conscience de l’ordre du monde et il est profondément émouvant de l’entendre souffler à sa petite fille qu’elle aurait voulu remplacer sa mère dans la mort.
L’ambassadrice de France ayant eu vent du tournage, elle invite le réalisateur à lui présenter Hadja Moï. L’invitation avait été faite à son domicile personnel mais Chevallier a demandé à ce que cela se fasse de façon plus institutionnelle à l’ambassade, ce qui lui donne l’occasion d’une scène méprisante et manipulatrice où l’accueil de l’ambassadrice et de son adjoint est tourné en dérision en utilisant les réactions d’Hadja Moï que nous révèlent les sous-titres et qui, se trouvant dans un monde qui lui est étranger, se comporte très différemment de son habitude. Etonnante scène qui dénote entièrement avec le reste du film et le décrédibilise, déclenchant dans la salle un rire gras.
Mais une fois sortie de l’ambassade, Hadja Moï redevient la vieille ouverte qui tient à fêter jusqu’à risquer la syncope le baptême de son homonyme métissé. Le dernier plan du film est empreint d’une grande émotion : elle s’éloigne jusqu’au fond de la cour, ne pouvant comme dans la vie se résoudre à sortir du champ, rejouant une dernière fois les mêmes gestes d’adieux. Nous savons qu’elle n’en a plus pour longtemps mais nous savons aussi que cette grande dame africaine nous accompagnera encore grâce au cinéma sur le chemin de la vie.
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