Haïti en Avignon

Ton beau capitaine, Les enfants de la mer et Thérèse en mille morceaux.

Trois pièces de théâtre, trois visions d'Haïti, par Stéphanie Bérard
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Trois pièces du festival d’Avignon ont été consacrées à Haïti en juillet 2004. Ce n’est pas l’Histoire qui est convoquée sur la scène théâtrale, celle maintes fois commémorée de l’indépendance de 1804, mais l’histoire contemporaine, celle des petites gens, celle de ces exilés contraints de quitter leur île natale pour échapper à la misère ou à un régime politique dictatorial.

Deux pièces présentées à la Chapelle du Verbe Incarné dans le cadre des T.O.M.A. (Théâtres d’Outre-Mer en Avignon) parlent du drame de l’exil haïtien : Ton beau capitaine (1) est une pièce écrite par Simone Schwartz-Bart, dramaturge guadeloupéenne, et mise en scène par Noël Jovignot ; Les enfants de la mer est une adaptation de la nouvelle d’Edwige Danticat, (2) écrivain d’origine haïtienne vivant aujourd’hui aux Etats-Unis, mise en scène par le Martiniquais José Exélis. La pièce Thérèse en mille morceaux, jouée au Théâtre de l’Oulle, offre une perspective différente sur Haïti par rapport aux pièces précédemment citées : il ne s’agit plus d’exilés dans cette adaptation théâtrale du roman de Lyonel Trouillot, (3) auteur haïtien, mise en scène par Maurice Lévêque ; nous pénétrons ici dans l’espace mental d’une femme, Thérèse, qui cherche à faire éclater les carcans de la société bourgeoise haïtienne, sclérosante et aliénante, dans laquelle elle étouffe.
Ton beau capitaine est la seule et unique pièce écrite par Simone Schwartz-Bart. Publiée en 1987, elle a déjà fait l’objet de multiples mises en scène dont certaines s’éloignent considérablement des indications données par l’auteur. (4) Noël Jovignot opte quant à lui pour la sobriété et le respect du texte de la dramaturge guadeloupéenne, qui avoue avoir été surprise de voir enfin  » sa pièce jouée « . (5) Plus que le drame de l’exil et de l’immigration, c’est le drame de la séparation qui est ici mis en scène selon le metteur en scène français résidant depuis quelques années en Guadeloupe. Wilnor Baptiste, immigré haïtien, ouvrier agricole, qui se rebaptise lui-même  » le nègre des nègres « , travaille depuis longtemps dans les champs de canne de Guadeloupe pour amasser de l’argent qu’il envoie régulièrement à sa femme, Marie-Ange, restée au pays. Il échange avec elle des nouvelles par cassettes, moyen de communication assez fréquent dans la Caraïbe entre des êtres séparés, ce qui a d’ailleurs suscité l’intérêt de Noël Jovignot, qui dit être  » revenu à ce texte  » une fois qu’il a pris conscience de  » toute sa dimension, toute son actualité ; cette histoire d’échange par cassettes est en fait quelque chose de très courant, et donc ça allait parler aux gens.  » Dans la dernière cassette que Marie-Ange envoie à Wilnor, elle lui apprend qu’elle a eu une aventure avec l’un d’un ami de son mari chargé de lui communiquer cadeaux et argent ; Marie-Ange confesse aussi à son époux qu’elle attend un enfant, l’enfant d’un autre. Le choix de Noël Jovignot de ne pas mettre physiquement en scène la comédienne qui interprète le rôle de Marie-Ange est judicieux, mais risqué. Il prend le pari de réussir à capter et à maintenir l’attention du public en mettant en scène un homme seul qui écoute la voix d’une femme enregistrée sur cassette. La gageure est réussie car nous nous laissons charmés, envoûtés par la voix d’Yna Boulanger qui parvient à incarner vocalement l’absente ; on peut d’abord, il est vrai, être un peu surpris du caractère peut-être trop distingué de cette voix féminine dont on cherche en vain les accents créoles ; mais à travers la chanson qui rythme son discours, à travers les variations et les modulations tonales, à travers les soupirs, les silences et les pleurs, cette voix transmet successivement l’émotion de celle qui est heureuse de parler à l’être aimé, les inquiétudes de l’épouse qui se demande où et comment vit son mari, et la culpabilité de la femme adultère qui ne sait comment avouer sa faute. Le comédien haïtien, Ruddy Sylaire, est très convaincant dans le rôle de Wilnor Baptiste, et très touchant aussi. Dans la solitude de l’exil, cet homme a pour seul interlocuteur un magnétophone sur lequel est enregistrée la voix de sa femme Marie-Ange, et le comédien relève brillamment le pari de rendre la femme présente par la seule écoute attentive de cette voix enregistrée. La robe qu’il a achetée pour elle et avec laquelle il danse – détail ajouté délibérément par le metteur en scène et qui ne figure pas dans le texte – permet également de rendre illusoirement présente l’absente. Des sentiments extrêmement variés se lisent dans le regard du comédien, sur son visage, dans son corps tout entier qui se déplace et se meut au rythme des émotions et des affabulations mentales de Wilnor. Le corps de Ruddy Sylaire devient une véritable partition sur laquelle on décrypte la joie initiale de recevoir des nouvelles de l’aimée, joie qui fait rapidement place à l’inquiétude, puis à l’incompréhension, à la colère et à la douleur ; au sursaut de l’orgueil blessé et qui cherche à blesser à son tour, succèdent le pardon final et l’interrogation sur son identité ; dépossédé de tout, de sa terre natale, de sa femme, de ses maigres économies qu’il vient de brûler, Wilnor se retrouve face à lui-même et à la question de savoir qui il est. Ce  » beau capitaine  » est-il encore maître du vaisseau qu’est le corps de la femme ? Cette femme-navire attend-elle encore que son époux monte à son bord pour le conduire loin de cette terre étrangère vers des horizons plus sereins et plus porteurs d’espoir ? Le décor relativement sobre réalisé par le plasticien guadeloupéen Bruno Pédurand, crée une atmosphère presque irréelle : dans la clarté diffuse d’une bougie, on découvre deux panneaux et un coffre recouverts de photographies de journaux et de magazines. Ce décor est censé représenter, selon Noël Jovignot,  » les délires intérieurs du personnage « , en proie aux tourments les plus violents reproduits aussi dans des danses haletantes et saccadées au rythme de la bande-son réalisée par le compositeur guadeloupéen Alfred Fantone. On aurait pu s’attendre à plus de déchaînement de la part de l’acteur dans la danse finale, effrénée et supposée libératoire, qui va permettre au personnage d’expulser sa colère et de se réconcilier avec la femme aimée. Cette mise en scène de Ton beau capitaine reste toutefois admirable dans sa juste sobriété et sa très grande sensibilité.
La pièce Les enfants de la mer traite aussi du drame de l’exil haïtien, mais sous un angle très différent. La nouvelle d’Edwige Danticat aborde le thème des boat people haïtiens, ces gens qui quittent leur île sur des rafiots de fortune pour rejoindre les côtes américaines, la tête pleine de rêves et le cœur rempli d’espoir de fortune. Beaucoup d’entre eux périssent, et l’on trouve d’ailleurs un écho de cette aventure à l’issue souvent tragique dans Ton beau capitaine : au début de la pièce, Marie-Ange annonce à Wilnor que son ami Pétrus est mort en mer en tentant de relier les côtes de la Floride. Dans la nouvelle d’Edwige Danticat, un jeune étudiant se trouve parmi ces boat people et correspond avec sa fiancée restée à Port-au Prince. L’échange des lettres permet de passer d’un espace à un autre, du bateau qui emporte ces immigrés haïtiens vers l’Amérique, à l’Haïti des années 60, du temps de la dictature de Duvalier père. L’ancrage spatio-temporel est extrêmement précis, et les références historiques et politiques nombreuses : la terreur installée par les tontons macoutes, les répressions sanglantes ; on suppose aisément que l’étudiant de la nouvelle est un activiste politique contraint de fuir l’île car menacé par le régime duvaliériste. José Exélis, metteur en scène de la pièce, choisit de déléguer la voix de ces deux personnages à sept femmes de diverses origines et de dépasser les frontières haïtiennes. Arc-en-ciel ethnique, de l’Orient à l’Afrique en passant par la Caraïbe, ces femmes de races et de cultures différentes sont-elles censées incarner tous les exilés du monde ? L’homme disparaît totalement de la scène pour laisser la place aux voix, aux chants et aux danses de celles  » qui n’ont point de voix « , pour reprendre les mots d’Aimé Césaire dans le Cahier d’un retour au pays natal. On s’interroge sur ce choix de mise en scène : pourquoi recourir à des voix féminines plurielles qui parlent et chantent chacune dans leur langue ? José Exélis cherche-t-il à prouver que le drame des immigrés haïtiens est identique au drame de tous ceux qui sont contraints de fuir une terre natale pour trouver refuge ailleurs ? Dans un entretien qu’il nous a accordé à Avignon, le metteur en scène s’explique sur ses choix :  » J’ai essayé […] de rendre ce drame plus universel, car ça concerne tout le monde et je sens que les Antilles françaises ne sont pas à l’abri […] du chaos.  » Il ajoute que son souci est de faire comprendre au public que  » cette situation est aux portes du monde  » et il entend donner des résonances multiples à sa pièce :  » le propos que je tiens n’est pas tant sur les boat people que sur l’oppression des femmes.  » (6) A l’heure où la Créolité revendique la  » diversalité « , où le muticulturalisme est de bon aloi, où la globalisation nous invite à l’universalisme, l’on reste cependant sceptique et peu convaincu par la force de l’argument. Dépasser le drame haïtien pour l’ouvrir à des considérations universalisantes est, selon nous, dangereux, car on risque alors de noyer Haïti, de la faire disparaître sous des références culturelles plurielles et beaucoup trop vagues, susceptibles d’égarer le spectateur. Etant réduit à être tout le monde, l’exilé haïtien n’est-il plus finalement personne ? Pourquoi faut-il nécessairement faire d’un cas particulier un cas général ? La tragédie haïtienne semble se diluer dans ces références multiculturelles parfois incongrues. Pourquoi une jeune fille insulte-t-elle son père en arabe alors que nous sommes en Haïti ? On saluera cependant l’énergie des comédiennes, qui contribue à la dynamique du spectacle. La scénographie réalisée par Dominique Guesdon est également remarquable : la transformation ingénieuse du décor (de simples planches de bois constituent le radeau de fortune et deviennent les parois derrière lesquelles se cachent la jeune fille et ses parents pour assister à la scène terrible de mise à mort d’une pauvre femme par les tontons macoutes à coups de crosse de fusils) ; les jeux d’ombre et de lumière, ainsi que les couleurs vives des costumes participent à la féerie du spectacle qui indéniablement plaît aux spectateurs. Le public ressort ravi, le sourire aux lèvres, n’ayant peut-être pas toujours vraiment compris de quoi il est question, mais charmé par l’esprit de fête qui ressort de cette pièce. José Exélis transforme la réalité sordide en un espace poétique où les couleurs des robes et des voiles, où les musiques, les chants et les danses permettent d’alléger la tragédie humaine qui se déroule sous nos yeux. Le metteur en scène martiniquais prend le parti de toujours contrebalancer le tragique par la poésie et l’imaginaire : une scène dure, voire insoutenable est immédiatement suivie d’une scène plus légère, plus joyeuse, comme si le rire et l’énergie vitale de ces femmes cherchaient à nier le malheur et à contrer le destin. L’on s’égare toutefois dans ce labyrinthe de langues, de danses et de musiques du monde qui visent l’universel, mais finissent par rater leur cible : Haïti disparaît, noyée dans cette fausse universalité, certes colorée et joyeuse, mais impuissante à rendre la tragédie humaine.
Thérèse en mille morceaux est une pièce  » purement  » haïtienne : adaptée d’un roman écrit par un auteur haïtien, Lyonel Trouillot, elle est mise en scène par Maurice Lévêque et interprétée par une comédienne haïtienne, Magali Denis, aujourd’hui ministre de la culture du nouveau gouvernement haïtien ; l’action de la pièce se déroule en Haïti, plus précisément dans la ville du Cap, et le seul et unique personnage est une bourgeoise haïtienne, Thérèse. La pièce s’ouvre sur une femme agitée qui fait sa valise et se prépare à partir sans que nous sachions ni où elle va, ni quelles sont les raisons de son départ. Elle emmène avec elle son cahier, un journal intime sur les pages duquel on la voit griffonner, à la hâte, des lignes qui ne sont pas lues au public, mais qu’on peut imaginer être le monologue qu’elle adresse aux spectateurs et à elle-même. Elle semble pressée de partir, de quitter cette vie pour une autre. Thérèse vit une crise, une crise libératoire : bourgeoise de naissance et par mariage, la jeune femme étouffe dans cette société qui la brime et l’empêche d’être elle-même. Une autre Thérèse se réveille alors en elle, se révèle et se révolte contre l’ordre, la monotonie, la fixité. Cette Thérèse incontrôlable fait exploser la prison bourgeoise du paraître et des bienséances, de l’hypocrisie et de la mascarade. On peut au départ être dérouté par le jeu particulièrement osé et très sensuel de la comédienne Magali Denis, seule en scène et très convaincante dans son personnage : elle se dandine sur la scène, se déhanche, se caresse, se livre toute entière. Arrogante, aguicheuse, provocatrice, on la croit nymphomane ou folle. Elle s’entretient successivement et fictivement avec les membres de sa famille : sa mère morte et qui a toujours sauvegardé les apparences en dépit de la médiocrité d’un mari soudard trousseur de jupons, sa sœur Elise, éternellement soumise et conforme en tout point à sa mère, son mari Jean, petit arriviste, adjoint au maire, infidèle. Grande, élégante dans sa robe de soirée moulante noire qui dessine les formes de son corps, Thérèse se dévoile et se délivre. Débordante d’énergie, elle se libère par la parole et par le corps qui chante et danse. Elle ose enfin ce qu’elle n’a jamais osé non seulement dire, mais faire. Elle a trop longtemps vécu hors du monde, frustrée dans son corps, dans un temps figé et un univers aseptisé et froid, gris et triste. Elle critique tout, se moque, renie son éducation castratrice, crache sur le roi Christophe,  » petit roi de rien du tout « , bafoue sa famille et raconte comment elle a profané le lit de sa mère morte pour se livrer à ses désirs et célébrer l’amour en passant une nuit mémorable avec ses jeunes voisins, les frères jumeaux. Thérèse se livre à tous les élans et à tous les excès, elle choisit la joie et la jouissance et entame un hymne à l’amour, à la chair, à la vie contre la mort qui la guette dans cette petite vie bourgeoise où elle risque l’asphyxie. Le décor très sobre est constitué de trois panneaux qui sont recouverts d’un papier aluminium et jouent le rôle de miroirs censés refléter les différents visages de Thérèse, ses mille facettes, ses  » mille morceaux « . Il ne s’agit toutefois pas ici d’une dislocation, mais bien plutôt de la reconstitution d’une identité niée et qui s’affirme dans un grand cri. Surprenante, parfois déroutante, exubérante, extravagante, Magali Denis est pleine de vie, de sensualité et de charme, et sait conquérir son public.
Le Festival d’Avignon 2004 nous donne l’opportunité de découvrir de nouveaux visages d’Haïti. Ton beau capitaine, Les enfants de la mer et Thérèse en mille morceaux mettent en scène le drame humain ou plutôt les drames humains individuels et collectifs : ces pièces dépassent le cadre insulaire haïtien et parlent de l’homme dans sa faiblesse et sa grandeur, ses joies et ses peines, ses inquiétudes et ses espoirs. Une lutte contre la fatalité et pour la vie est engagée dans ces trois spectacles qui, bien que très différents, célèbrent tous l’espoir d’un renouveau dont la quête porte l’être vers l’ailleurs.

1. Schwartz-Bart Simone, Ton beau capitaine, Le Seuil, Paris, 1987.
2. Danticat Edwige,  » Les enfants de la mer « , in Krik ? Krak !, traduction de Nicole Tisserand, Pygmalion/Gérard Watelet, Paris, 1996 (Soho Press, New York, 1995).
3. Trouillot Lyonel, Thérèse en mille morceaux, Actes Sud, 2000.
4. Ton beau capitaine a notamment été mise en scène par Syto Cavé au Centre des Arts et de la Culture de Pointe-à-Pitre en Guadeloupe en avril 1987, par Seret Scott au Ubu Repertory Theater de New York en mars 1988, par Jean Small au Creative Arts Centre de Kingston en Jamaïque en février 1993, par Tomàs Gonzalez à l’Instituto Superior de Arte de la Havane à Cuba en novembre 1993. Nombreux sont les metteurs en scène à avoir opté pour la présence physique du personnage de Marie-Ange sur la scène.
5. Simone Schwartz-Bart a eu l’occasion de voir en avant-première la représentation de sa pièce en Guadeloupe en juin 2004. Elle a fait part de ses premières impressions au metteur en scène qui nous les livre dans un entretien réalisé le 13 juillet 2004 à la Chapelle du Verbe Incarné en Avignon. Les propos de Noël Jovignot cités dans cet article sont tous directement issus de cet entretien, qui peut être consulté en ligne sur le site internet : //africultures.com
6. Ces propos ont été recueillis lors d’un entretien réalisé à Avignon le 28 juillet 2004. José Exélis explique assez longuement ses choix d’adaptation et les orientations de son travail. Cet entretien peut être consulté sur le site internet : //africultures.com
///Article N° : 3559

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