Histoire d’Awu (1) de Justine Mintsa

Entre soumission et révolte : les paradoxes d'un destin ambigu.
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Quel est le prix à payer dans un couple où l’amour n’est pas réciproque? De quelle dette doit s’acquitter la veuve dans la société traditionnelle qui la condamne à la servitude vis-à-vis de sa belle-famille? Peut-on vraiment espérer de nos administrations, à l’heure de la retraite, la reconnaissance qu’appellent les services rendus pendant des années d’exercice? Quel sens peut encore avoir la vie d’un homme au crépuscule de l’existence, qui apprend la mort de son fils bien aimé?
Telles sont les questions, entre autres, que pose Histoire d’Awu de Justine Mintsa, publié en 2000 mais dont le sujet invitant à repenser les fondements des coutumes héritées des ancêtresreste d’une brûlante actualité..

Depuis un peu plus de deux décennies, la littérature gabonaise connaît une grande explosion qui l’inscrit aujourd’hui dans la lignée des littératures francophones majeures au sud du Sahara. Elle séduit surtout par l’implication de la femme gabonaise dans la créativité littéraire. L’une d’elles, Justine Mintsa, nous interpelle avec son deuxième roman Histoire d’Awu.
Dans un village traditionnel, Ebomane, un homme intègre et vertueux, Obame Afane, épouse Bella. Stérile, elle n’a pu lui garantir la descendance qu’il espérait et meurt sept ans après. Obame Afane épouse alors Awudabiran’sans pour autant se remettre de la disparition de sa première épouse.
Instituteur dévoué, Obame Afane ne percevra pas sa pension de retraite jusqu’à sa mort accidentelle. Sa veuve Awu subira de la part de ses belles-sœurs, tortures et menaces, pratiques légitimées par la coutume.
L’enracinement du récit dans la philosophie et les pratiques cultuelles fang à la faveur d’une poétique incisive et d’un faste rendus par le réalisme de la description consacre l’originalité de l’œuvre.
La métaphore d’Awu
Awu – présent dans le titre de l’œuvre – est le diminutif de Awudabiran’. En langue fang du Gabon, cela signifie littéralement  » la mort dérange « . On ajouterait  » la mort nuit … » Le titre s’annonce déjà comme une sorte de panneau de signalisation qui subodore une chaîne de malheurs reliés à la mort.
Considérée comme ennemie de l’espoir, la mort se présente comme un agent générateur de compromissions. Elle stoppe les ambitions, les desseins les plus chers de l’existence et devient, comme par détour, du fait même de la violence du sort qu’elle inflige, la vedette qui justifie le titre de l’œuvre. Il y a dans cette préfiguration aux accents nécrologiques, quelque chose d’inexprimable qui prend l’allure d’un requiem . Paradoxalement, la mort semble chantée par ceux-là mêmes qu’elle défait, victimise et réduit au silence. Dans l’œuvre, elle joue à merveille son rôle de trouble-fête sur plusieurs champs :
On la voit à l’œuvre dans le sort qui frappe Bella, la première épouse d’Obame Afane, incapable de lui faire des enfants. La stérilité crée au sein du couple un vide, une sorte de refus du destin de donner la vie à la progéniture qu’il espère vainement et qui, de fait, évoque la mort. Ici, le mal ne frappe pas seulement les êtres venus au monde pour y vivre. Elle va plus loin en les atteignant en amont, dans le sein maternel.
– Et comme si cela n’était pas suffisant, la mort décide de la soustraire à l’affection de son mari. Il ne restera du veuf qu’un spectre errant dans les tourments, vagabondant, mortifié par les souffrances de l’esseulement. La venue d’Awu dans son intimité ne suffira pas à alléger sa souffrance.
Enfin, c’est encore la mort, qui dit sa  » justice  » en emportant Obame Afane. qui n’aura profité ni de sa pension de retraite ni de l’amour qui tardait à éclore entre lui et Awu. L’étau se resserre à travers cette mort qui provoque l’amertume, l’affliction générale des habitants d’Ebomane et referme l’histoire, celle d’Awu, dans la sombre page de la condition humaine. A l’annonce de la nouvelle par le pasteur Gambier, Afane Obame, le père du défunt, désespéré, n’en croit pas ses oreilles. L’émotion suscitée par cette nouvelle inattendue et surtout le cri d’émoi du vieux trahit l’intensité de la douleur
Obame portait visiblement le nom de son grand-père. De fait, ce fils était par déduction analogique le père de son père. On peut imaginer l’attachement, que le vieux Afane devait témoigner à ce fils dans lequel il revoyait son géniteur revenu à la vie par le fil généalogique. Sa mort réveille donc le chagrin du vieux Afane Obame face à la seconde mort de son père. Une mort rebondie sur les ressort des espoirs qui s’évanouissent sous les yeux du vieillard réduit au mieux à subir stoïquement la fatalité du sort, au pire, à maudire la vie qui n’est qu’illusion et rêve trompeur.
La conception philosophique africaine conçoit, en principe, que la mort doit respecter la logique de la préséance génétique. Les parents doivent être enterrés par leurs enfants qui à leur tour, le seront par les leurs. Le scandale éclate lorsque se produit l’inverse de cet ordre de chose. Et c’est aussi en cela que la mort d’Obame Afane est doublement un drame à nul autre pareil qui met le village entier en émoi :
 » Le cri déchirant ébranla tout le village. Hommes et femmes accouraient de tous les côtés et se posaient tous les mêmes questions :
– c’est quoi? Qu’est-ce qui se passe? C’est comment? Qui est mort? Qui est fou?
Entre-temps, Afane Obame s’était rassis, et fixait le sol (2).  »
Itinéraire d’un destin tragique
Si l’on s’accorde à regarder Awu comme le personnage qui incarne la mort, la question qui vient à l’esprit invite à s’interroger sur les raisons de ce choix, d’autant plus qu’elle est des trois protagonistes la seule qui survit. Alors, pourquoi, triomphant de la mort, Awu en porte-t-elle les stigmates? Pourquoi incarne-t-elle le fatum? Sur le plan de la chronologie événementielle, Awu rappelle l’itinéraire d’un personnage autre qu’elle-même: celui de son mari. Son identité est donc forgée par référence au cours du destin de ce dernier, car c’est bien lui, Obame Afane, qui meurt et non sa femme. De même, sa mort dérange non pas lui-même mais Awu. Il y a dans la désignation d’Awu une sorte de détachement de l’être entier par le don de sa personne à l’homme de sa vie. Ce don a valeur de sacrifice et puise sa force dans l’amour qu’elle lui témoigne. . Meurtri par le deuil de Bella, l’homme demeure indifférent à l’égard de sa seconde épouse :  » Cependant, après plusieurs années de mariage, son époux ne l’avait pas enlacée une seule fois comme elle l’aurait voulu (…(Elle y tenait plus que tout, car elle gardait le secret espoir qu’un jour son mari la délivrerait de son obsession: tout juste et simplement qu’il la tienne par la taille et la serre très fort, à lui faire perdre le souffle. Ce serait tout. Et elle serait assouvie (3).  »
Le premier nœud du désespoir est là, dans cette indifférence qui, au fil du temps, sous l’emprise du remords, deviendra pour Awu un vrai  » chemin de croix.  » .  » (…) de sa vie, elle n’avait jamais vu un homme étreindre une femme de la façon dont elle rêvait. Elle ne savait même pas si cela se faisait. Mais ses reins le lui réclamaient avec ardeur, sourdement. Quand elle assemblait des morceaux d’étoffe au point de piqûre, et qu’elle tirait sur le fil pour enserrer le tissu dans la bouclette, la parcelle d’étoffe ainsi puissamment étreinte lui rappelait la force des bras autour de sa taille. Cette impression était si intense que, à certains moments, elle en avait le souffle coupé, et manquait de se trouver mal, parfois en public (4).  »
L’amour d’Awu et les pulsions qu’il déchaîne en elle confinent à la folie et en font un personnage névrotique. L’acte de folie se lit à travers la toile qu’elle substitue à l’être aimé, incapable de satisfaire à ses envies. L’acte manqué dans sa relation avec Obame Afane se trouve alors pleinement accompli dans l’imaginaire par le contact intime noué avec les outils de tissage. Le fil, le tissu, la bouclette, les parcelles d’étoffe sont autant d’artifices symbolisant le rôle phallique du mari  » absent.  » Tisser devient plus qu’une simple activité lucrative, un exutoire pour combler un vide. L’érotologie se lit dans l’assemblage harmonieux, soigneux du matériel de travail et laisse penser que la sexualité, violente par ailleurs, est devenue le vrai substitut du mari. L’art se donne à comprendre ici comme un espace de refoulement si violent qu’elle finit par se piquer le doigt :
 » Le pouce et l’index qui tenaient ce petit bout de fer avec assurance et souplesse lui faisaient piquer le tissu transpercé sous la poussée mesurée d’un majeur que ne coiffait aucun dé. Soudain, tous les doigts tressautèrent, et de dessous la toile blanche apparut une petite tache d’un rouge intense. Et presque aussitôt, le doigt meurtri vola en quête de réconfort vers une bouche généreuse qui s’activa à le suçoter et à le mordiller en douceur. Une bouche aux lèvres épaisses dont l’harmonie du contour était troublée par son occupation présente.  » (p. 10).
Le diminutif Awu au plan sémantique, modifie le sens de l’appellation dans son extensive déclinaison Awudabiran’. Cette rupture nominative est fondamentale. L’apocope ramène le nom du personnage à l’idée de mort. Son identité est définie par ce concept et le phénomène qu’il exprime.
De ce point de vue, l’héroïne devient l’incarnation de ce que désigne son attribut. Et cela se justifie à travers les étapes majeures du récit. En épousant Obame Afane, Awu c’est-à-dire  » la Mort  » tente de combler le vide causé par la mort de Bella. La substitution arithmétique se dessine sous nos yeux d’une mort du premier degré, parce que simplement nominale, remplacée par une autre mort du second degré, réelle cette fois. La mort remplace la mort. Le cœur d’Obame, partagé entre la douleur du deuil et le relatif réconfort du remariage en fait une moitié d’homme, disons une moitié de vivant, c’est-à-dire une moitié de mort. Il est donc un  » mort-vivant « ! Awu et Obame Afane forment vraisemblablement un couple de moribonds :  » A Ebomane, écrit l’auteur, quiconque n’assurait pas sa descendance n’était pas un homme. Il n’empêchait: maintenant que sa première femme n’était plus, Obame Afane ressentait un vide que ni la vue de ses enfants ni le corps d’Awu n’arrivaient à combler (5).  »
L’homme n’est donc pas servi du mieux de sa satisfaction, pas plus que ne l’est Awu. Peut-être, pour cette raison, sont-ils faits l’un pour l’autre.
Tout en étant la mort elle-même, Awu triomphe de cette dernière. Ni la mort de son mari, ni les sévices, ni les maltraitances qu’on lui fait subir aux moments des obsèques, ni enfin les railleries et le mépris que lui opposent ses belles-sœurs ne parviennent à tuer en elle l’amour qu’elle a su témoigner à son époux.
Justine Mintsa met en relief le statut de la femme dans une société en proie à la précarité et où la veuve, fragilisée par le deuil, tombe souvent sous le coup de la barbarie des beaux-parents. Les jours heureux de la vie commune, le dévouement de la femme et les services qu’elle aura rendus aux parents de son défunt mari s’étiolent sous le déchaînement de ces derniers, déterminés à la priver de la jouissance des biens du de cujus. L’auteur remue le couteau dans la plaie des pratiques coutumières immuables, notamment celles qui, confinant à l’horreur par l’éclat de la barbarie, ont l’onction de l’usage séculaire.
Sous l’exutoire de la Tradition, de nombreuses personnes mues par le délire de vengeance, n’hésitent pas à heurter de front les convenances morales. De telles pratiques qui s’accommodent des injures et des blasphèmes dérogent à la bienséance. Héritées des temps immémoriaux, elles continuent de s’imposer par les thuriféraires d’un ordre atavique gouverné par la  » loi du plus fort. « . Avec la force des mots et la vivacité du style qui lui sont propres, l’écrivain semble prendre à témoin les générations d’aujourd’hui qu’elle interpelle sur le sens des responsabilités plus égalitaires, plus humaines qu’il leur incombe de définir face aux turpitudes et violences perpétrées au nom des coutumes ancestrales. Les malheurs d’Awu, tombée sous la férule de Akut, belle-sœur cynique et cruelle, sont relatés avec un pathétisme qui égale en intensité l’outrecuidance du personnage ubuesque : » De retour de l’enterrement, Awu sentit qu’on la déshabillait. Elle avait froid. On lui ceignait autour de la poitrine un pagne dont le contact laissait supposer qu’il était usé. On la fit asseoir à même le sol. Puis, elle sentit qu’on la tondait. Ses tresses sinistrées roulant sur ses épaules nues avant d’atterrir en chute libre sur le sol la firent frissonner […] Puis, tête baissée, elle subit le reste comme une martyre. […] Elle subit passivement le rituel imposé à la veuve par la belle-famille. Et particulièrement par les belles-sœurs. Akut était en tête de file. Elle lança des hostilités par un soufflet bien appliqué sur le visage d’Awu  »
Il ne faut pas oublier que ces tortures ont lieu pendant que la veuve purge la peine privative de nourriture, d’eau et de sommeil qui lui est infligée par ses belles-sœurs :  » Entourée de ses sœurs et amies venues l’assister, Awu dormit avec elles à même le sol pendant sept jours. Sept jours pendant lesquels elle n’avait ni le droit de lever les yeux, ni le droit de parler, ni le droit de manger sans autorisation, ni le droit de se laver. Le soir du dernier jour de veuvage à terre, Akut, qui avait du mal à contenir sa haine, voulut tenter un dernier supplice en enfonçant son indexe et son majeur dans les narines d’Awu, tout en lui interdisant d’ouvrir la bouche, comme preuve qu’elle avait vraiment aimé son mari. Après de longues secondes sans souffle, quand les veines commencèrent à se dilater au niveau des tempes et du cou, Ntsame intervint encore une fois. Akut, en retirant ses doigts, projeta une belle gerbe de crachat qui vint se mélanger aux larmes et à la morve d’Awu (6).  »
La question ici porte à s’interroger sur la manière possible de pérenniser les mœurs ancestrales tout en les expurgeant des facettes délictueuses qui sont l’œuvre des iconoclastes. Question de méthodologie et d’éthique mais surtout question d’ontologie à l’adresse des générations actuelles vivant dans des sociétés en perte de repères culturels. La société gabonaise moderneserait donc malade des travers et des tares de son passé. Le poids de l’héritage qu’elle draine la tient prisonnière des modes de pensées et d’actions auxquels elle devrait renoncer.
L’Administration, quant à elle, n’est qu’une bureaucratie dilettante qui ne garantit l’assurance du service public à aucun agent au-delà de la période d’activité. Peut-on, au nom de la modernité, opérer un tri dans les usages et les coutumes des ancêtres sans mettre en péril l’âme que ces derniers entendent préserver dans la postérité?
La quête du chemin de la sagesse
Devoir se prononcer entre Tradition et Modernité sans être munis aujourd’hui des mêmes outils qui ont déterminé jadis la codification des règles de conduite sociales, nous semble une aventure hasardeuse. Qui va procéder à la sélection des principes? De quelle autorité sera investi celui qui apprécierait leur légitimité? Ne serait-ce pas là une manière de permettre la subversion des  » lois  » séculaires?
La mort d’un des époux expose indistinctement l’autre, le survivant, aux affres de la douleur physique et morale de la part de la belle-famille. Le veuf n’y échappe pas bien que sa situation en milieu traditionnel ne soit pas aussi déplorable que celle de la veuve. Dans le fond, la logique revient au même car ce qui est préoccupant, par-delà cette analogie, c’est la recherche de la rationalité qui sous-tend et légitime une telle tradition de violence.
Comment une telle coutume a bien pu entrer dans les mœurs et remporter l’adhésion des Sages du passé? N’y a-t-il à la base aucune sagesse qui explique, à défaut de justifier, leur institution?
Les interrogations ainsi posées portent à réfléchir au statut de la femme dans la société traditionnelle africaine. Perçue comme complément de l’homme, elle apparaît moins comme un sujet de droit qu’un objet, un bien comptable dans le patrimoine de l’homme. On la voit passer comme un  » bien meuble  » à l’un des frères du défunt qu’elle désire, encore faut-il que cette alternative lui soit accordée! Bien souvent, c’est la famille qui décide à sa place du successeur de son défunt mari. Mais Awu se soustrait à cette coutume en refusant d’épouser les frères d’Obame Afane prétendants à sa succession, préférant continuer à vivre à Ebomane, village de son défunt mari, dans l’intérêt des enfants. Son beau-frère Nguéma Afane, polygame de deux femmes et père de dix-neuf enfants (p. 29) ne serait pas dérangé d’avoir une troisième épouse d’autant plus qu’il en va de sa notoriété d’homme riche. La femme africaine en général et gabonaise en particulier évolue dans une situation traditionnelle qui ne semble pas lui être favorable notamment à travers l’épreuve de la mort du mari. L’opinion a tendance à la culpabiliser du fait de ne pas avoir été comme Awu la première à mourir, comme si ce sort, qui n’épargne personne, requiert l’avis préalable de ses victimes. Dépossédée de la fortune commune, expropriée du patrimoine familial, exclue de l’héritage marital, la veuve se voit condamnée à mener une vie de déréliction. Abandonnée à la manière d’une chose qui n’aura servi tout au plus qu’à assouvir les besoins de son ancien partenaire, elle devient un paria. Peut-être, est-ce pour cette raison que veillent de plus en plus sans relâche, des personnes de bonne foi comme le personnage de Ntsame qui, chaque fois, rappelle sa sœur Akut à l’ordre.
De l’oralité à l’esthétique du discours littéraire
La question anthropologique de l’expression des formes culturelles de l’oralité se manifeste dans l’œuvre par la contextualisation de la temporalité et de la spatialité dans les repères du discours. La métamorphose géographique du récit et l’architecture des décors, leurs délocalisations structurelles auxquelles l’auteur fait correspondre la toponymie et le schéma d’actions des personnages traduit la fidélité du regard qu’elle porte sur la société gabonaise. On note une distanciation objective entre le témoin qui observe et le traducteur qui rend compte. Qu’il s’agisse d’Awu, d’Obame Afane, d’Akut, d’Ekobekobe, du vieux Afane Nguéma, d’Ada, la mère précoce de Sikolo Ntok et nièce du défunt, ou du pasteur Gambier, chacun opère dans un espace socioculturel conforme à son identité.
Akut s’illustre dans des réactions stupides et irrationnelles. Non seulement elle expulse sa fille Ada à qui elle reproche d’être enceinte, mais en plus elle chosifie sa belle-sœur Awu qui a acceptéd’accueillir la petite Ada et son nouveau-né. Il est facile de comprendre que l’ire d’Akut – prototype de vieilles demoiselles cultivant parfois jusqu’au troisième âge le mythe d’une jeunesse pourtant contredite par les rides – est motivée par son refus d’être grand-mère. Ce statut vieillissant semble lui peser quand elle aspire encore à séduire..
Le vieux Afane Nguéma quant à lui est réduit à subir ses derniers jours, privé de son fils.
La voix des personnages de l’ombre
Le rôle des personnages secondaires n’est pas négligeable dans le récit. C’est le cas, par exemple, de la petite Ada. Sa voix transparaît avec l’intensité d’une enfant réellement  » abandonnée.  » A l’endroit de sa mère insouciante, elle déclare:
 » Voilà à quoi nous réduisent nos encadreurs du collège Mbiosi: les surveillants nous demandent deux bâtons de cigarettes pour annuler une heure d’absence; pour avoir la moyenne à un devoir, une bouteille de vin de palme pour les élèves dont les mères en vendent. Bonne élève ou pas, pour assurer ses moyennes aux trois trimestres dans une matière, il faut donner quinze mille francs au prof, ou à défaut, lui accorder trois séances d’assouvissement (7).  »
Ada est l’archétype d’une certaine jeunesse d’aujourd’hui.. . Le collège de Mbiosi apparaît comme le théâtre des pratiques médiévales d’exploitation des élèves sur lesquels pèse notamment les filles – le droit de cuissage. L’établissement suggère par sa dénomination l’idée d’un lieu rébarbatif, une officine où ont cours des pratiques en rupture avec la morale. Par le rôle moralisateur qu’elle joue, Ntsame incarne le personnage qui maintient la tradition dans l’ornière des pratiques originelles. Dans l’entendement des Anciens, les rituels sont avant tout des symboles. Ce n’est pas tant l’application crue et brutale qui vaut, mais la symbolique du mystère qu’ils incarnent. Ainsi, plutôt que d’encaisser la gifle d’Akut ou recevoir la dose de piment dans son intimité, Awu sauvée de justesse par Ntsame, est condamnée à payer. Elle commue sa peine en offrant la contrepartie financière qui, au demeurant, n’est fixée à aucun montant. Les sommes souvent dérisoires répondent à la règle du formalisme. Les Sages d’autrefois avaient compris qu’aucune somme d’argent, fût-elle chiffrée à des centaines de milliards, ne peut suffire à réparer une offense ou une atteinte à l’intégrité physique de l’homme. Le recours aux symboles permet de palier cette carence.
Histoire d’Awu est une  » postulation agressive  » de l’altérité.
Dans le cercle du récit de Justine Mintsa, Awudabiran’est le centre auquel sont rattachés tous les autres personnages. Sans qu’il soit nécessaire d’établir une graduation de l’ordre et de l’importance qu’ils revêtent, la première connexion lie la femme à son mari Obame Afane. Elle postule son amour qui est la raison unique de sa présence dans la vie de cet homme :  » (…(Mais Awu, elle, s’était réservée pour l’homme qui la cueillerait dans son jardin. Et cet homme, c’était Obame Afane (8).  »
Occupée à tisser ses napperons, elle transpose la sexualité défaillante dans les gestes qu’elle réalise et semble dès lors, à travers ses fantasmes, disposer à gré de son mari qui lui échappe dans la réalité. Comment s’y prendre pour avoir à soi l’âme que le destin a choisie pour elle? De quelle manière prouver à l’autre l’amour que l’on ressent pour lui surtout quand le remords l’a arraché au goût de la vie?
En Afrique où la famille n’a ce sens véritable qu’élargie aux parents, aux collatéraux, aux parents par alliance et même aux cercles d’amis, Awu ne s’émeut nullement devant le poids de cette étonnante démographie. En accueillant la jeune Ada et son nourrisson, n’établit-elle pas la preuve de l’amour qu’elle nourrit à l’égard de son homme? Et cette docilité, cette acceptation de la dictature d’Akut qui équivaut à l’assignation, à la servitude, n’est-elle pas l’expression de ce même amour? Avec Awu, aimer se lit comme un acte qui génère en quelque sorte chez elle une certaine perte de conscience. Awu continue d’éprouver pour son mari défunt la même passion amoureuse. Elle prend à son compte la peine d’Obame Afane rongé par le chagrin, et celle ensuite engendrée par sa mort mais aussi les souffrances de la petite Ada expulsée par sa mère et les turpitudes de ses belles-sœurs dévergondées. Elle prend le risque de braver la tradition, au nom de l’amour, en repoussant les candidatures des frères d’Obame Afane et choisit, peut-être la moins mauvaise solution en restant à Ebomane. Son  » moi  » est en  » pièces détachées « , complètement désintégré par les tribulations de la vie. Cependant, de l’extérieur, perçue sous sa face visible, Awu reste fidèle aux valeurs socioculturelles de l’environnement dans lequel elle évolue.
Ce paradoxe fonde l’originalité du personnage qui reste parmi les acteurs du roman celui qui suscite le plus d’interrogations. Les unités d’action, de lieu, de temps et d’intérêt s’enchevêtrent, se croisent de façon symétrique pour reconstituer la trame de l’intrigue. Justine Mintsa se pose en anthropologue curieuse, habile observatrice des traditions du passé invitant le lecteur à la vigilance.
En cent dix pages, l’auteur interroge la société gabonaise, celle-là même qui se dit moderne tout en étant profondément enracinée dans son lointain passé Ce paradoxe fait resurgir la question de l’identité dans un espace social et culturel en conflit avec le temps. Le temps passé mais surtout le temps futur dans lequel se détermine le devenir de l’homme et de la société.
A la frontière de l’anthropologie, de l’histoire et de la psychanalyse, Histoire d’Awu plonge le lecteur au cœur d’un dilemme entre soumission et révolte face à l’ordre atavique qui gouverne nos sociétés  » modernes « .

1. Mintsa (J), Histoire d’Awu, Paris, Gallimard, 2000, 110 p.
2. Idem.
3. P. 15
4. Idem p. 16
5. P. 12
6. P. 96
7. idem.
8. P. 13
Bibliographie
Anthropologie: Barley (N), Un anthropologue en déroute, Paris, Payot, 1992 (réédition Petite Bibliothèque Payot, 1994)
Roman africain
– Badian (S), Sous l’orage, Paris, Présence Africaine, 1963
Ouvrage général
– Freud, Le rêve et son interprétation, Paris, Gallimard, 1925 (pour la traduction française)
Romans gabonais
– Eyi Menye (N), Les matinées sombres, Libreville, La Maison Gabonaise du Livre, 2004
– Mintsa (J), Un seul tournant Makôsu, Paris, La Pensée Universelle, 1994
Histoire d’Awu, Paris, Gallimard, coll. Continent noir, 2000.
– Ntsame (S), La fille du Komo, Paris, L’Harmattan, 2004
Malédiction, Paris, L’Harmattan, 2005
– Okoumé Nkoghé (M), Siana, Paris, Arcam, 1981
– Ovono Mendame (J. R.), La flamme des crépuscules, Paris, L’Harmattan, 2004///Article N° : 4368

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