Une parole qui goutte aux quatre coins du théâtre et qui éclabousse les consciences tapies dans l’ombre.
« J’ai neigé sur place quand elle a pris la décision d’aller chercher ailleurs. Ida seule était mon soleil. Mais moi vous voyez, je dansais quand Ida était là. Elle riait, je dansais. Elle tchuipait, je dansais. Elle et moi vous voyez nous étions comme deux îles entre deux eaux. Mais que peut un homme sans argent dans un monde désespérément dollarisé ? Ô Ida tu m’as déboussolé. » (Ida, Baka Roklo)
Guy Régis Junior que l’on appelle Baka Roklo en souvenir d’un sobriquet de son enfance qui n’est pas sans faire un pied de nez au destin, puisqu’il signifie « petit diable rebelle », est un comédien haïtien. Il appartient à cette génération de jeunes créateurs qui passent aisément du jeu à la mise en scène et à l’écriture. Il a en effet monté avec sa compagnie, le collectif Nous théâtre, un spectacle qui a eu un grand retentissement au festival de Limoges 2005 : Service violence série. Aujourd’hui, il joue Ida, un monologue étonnant qui a été présenté tout le mois de juin au TARMAC de la Villette, dans une mise ne scène de Ruddy Sylaire. Conçu avec la complicité de Noël Jovignot que la maladie a tragiquement emporté, le spectacle ne manque pas de rendre hommage au metteur en scène disparu. Baka Roklo est un artiste inclassable qui tente avant tout de faire partager cet amour-rage qui l’attache à Haïti, il tente de témoigner d’une mondialisation qui dévore son propre noyau et ronge le cur névralgique de l’ailleurs en dissolvant les identités et les rêves.
Haïti fond en larme, dans la mise en scène de Noël Jovignot et Ruddy Sylaire. Haïti pleure et Manu Faivre fait retentir avec magie l’ambiance aquatique qui nous enveloppe bientôt.
La maison prend l’eau ! Plus assez de casseroles et de gamelles pour conjurer les gouttières qui chantent aux quatre coins du théâtre et composent la musique du spectacle, une musique de goutte à goutte cristallins qui résonnent au fond de quelques pots de peinture et font entendre la solitude et la détresse. Le toit n’est plus étanche, il fuit de tous côtés comme la conscience de celui qui au départ d’Ida est devenu neige et se liquéfie sur scène. Ce monologue éclaté se désagrège comme les morceaux d’un miroir brisé et se déverse brutalement à la face du public en une eau de pluie qui dévale sur des toits de tôle ondulée.
Tour à tour petits ruissellements ou flux en trombe, la parole, pulvérisée et acoustique, jaillit avec vitalité et prend peu à peu forme musicale, tandis que se dessinent les contours d’un chant tragique et qu’au fond des pots, se fait sentir un sautillement : les sursauts larmoyant du désespoir ; mais aussi un scintillement, celui de l’espérance. Cette poétique de l’espace entièrement musicale et chorégraphique accompagne avec force l’imaginaire du spectateur.
Tout le jeu de Baka Roklo est construit sur cette tension contradictoire. Ida comme idéal, comme une parcelle de vie arrachée au serpent du SIDA, une miette de foi au fond de la misère qui éclaire la nuit.
Langue adolescente, pleine de nervures et de soubresauts, où la pensée avance avec remords et la parole se fait lambeaux, déchirure, chutes, comme on parle des chutes de tissus, les mots de Baka Roklo se déploient en arabesque et s’empilent les uns sur les autres en une espèce de collier de fortune qui finit par convoquer tout un monde, collier de chutes, de résidus de la pensée, de ces perles qui ont été tamisées par l’écriture. Une forme originale et déconcertante, mais qui dit toute la détresse de cette île qui ne fait que survivre à peine hors de l’eau, de cette île qui surnage grâce à une force d’autodérision qui arrive à vaincre toutes les misères : « Que diront les gens quand ils sauront que notre pays est entouré d’eau et qu’il ne ne sait pas encore nager ? » Entre rire et larmes, un spectacle entre deux eaux, entre deux gouttes.
Ida
Texte et interprétation : Guy Régis Junior
Mise en scène : Ruddy Sylaire avec la complicité de Noël Jovignot, trop tôt disparu.
Création son et lumière : Manu Faivre///Article N° : 6663