“La mode est le premier levier pour comprendre l’internationalité et les représentations” expliquait Khémaïs Ben Lakhdar-Rezgui lors d’une table ronde sur les liens entre santé mentale, culture et migrations. Illustration faite avec Christelle Bakima Poundza et son essai intitulé Corps noirs, une analyse du monde de la mode et des représentations qu’il engendre dans la société. Plusieurs sujets passionnants sont mis en relief dans cet ouvrage tiré de son mémoire de fin d’études. Elle nous renseigne sur le parcours de l’icône Naomi Campbell qui est toujours présente alors que les mannequins ne font plus carrière. Mais également sur le rôle de Bethann Hardison qui a lutté pour la présence de mannequin noir sur les podiums. Ou encore l’émergence d’une vague de mannequins issus d’Afrique de l’Est.
On vit dans une société où tout est tellement basé sur les études scientifiques que malheureusement si les gens n’ont pas de preuves tangibles, on ne les croit pas. On va toujours pointer l’imagination des gens et d’autant plus pour les personnes racisées et les femmes.
La réalité est que même si l’on prouve un fait, la société va douter de ce dernier. Les faits ne disent donc pas les choses, mais une fois que c’est écrit c’est un rempart pour les gens. En tendant mon livre, les gens peuvent désormais prouver que leurs sentiments sont valides et montrer qu’ils ne s’inventent pas une vie.
Au-delà de ça, mon rapport aux archives est également lié à mon histoire personnelle. J’espère que je vais me souvenir de tout jusqu’à la fin de ma vie. Par exemple, c’est un sentiment fort pour moi d’avoir relu les livres de ma mère, 15 ans plus tard et d’être traversé par l’histoire en me disant que ça existe pour l’éternité. Puis, j’ai vu très jeune ce que c’est de perdre ces souvenirs avec celle que je considère comme ma grand-mère et qui avait la maladie d’Alzheimer. Je l’ai vu se souvenir des moments de sa vie grâce aux écrits.
À l’Institut Français de la Mode, les mémoires de fin d’année qui ont les félicitations du jury sont accessibles dans la bibliothèque de l’école. J’ai voulu écrire car au-delà que j’ai pris plaisir à écrire mais au final mon mémoire, ce qui peut être une consécration pour certain n’était pour moi que la pensée qu’il sera accessible seulement au microcosme de mon école et de la mode.
Dès l’écriture du mémoire, j’avais pour objectif d’avoir les félicitations du jury pour que mon mémoire soit accessible à la bibliothèque car je voulais viser les gens de cette industrie pour qu’il change. Cependant, j’ai rendu mon mémoire après les manifestations en juin 2020 contre la mort de Georges Floyd et les violences policières sur les corps noirs. Tout cela m’a rendu cynique. J’avais désormais conscience que le document que va constituer mon mémoire ne changera rien en restant uniquement en interne dans le microcosme de mon école et de la mode.
Penses-tu qu’avec la décision de la faire performer lors de la cérémonie d’ouverture des jeux olympiques, l’Etat français a reconnu Aya Nakamura comme symbole de la population française ?
Pour moi, il y a une double réflexion dans ce choix. La France est dans une position où lorsque tu accueilles le monde entier avec le poids que les réseaux sociaux ont aujourd’hui, tu ne peux pas te permettre de faire des choix où on va t’accuser de racisme. Lors de grandes cérémonies, le choix des artistes est presque toujours le plus populaire d’un pays. Donc à contrario si on ne l’avait pas choisi, on se serait également posé des questions sur ce non choix. Puis il arrive aussi au moment où Aya est l’égérie de Lancôme qui fait partie de L’Oréal, l’un des plus gros sponsors des Jeux Olympiques. C’est une décision stratégique. Mais je pense aussi que des gens en interne du comité olympique ont dû pousser le nom de Aya Nakamura avant la validation du Président. Il y a donc des gens en interne qui croient en elle et qui doivent se dire qu’il y a des gens et une jeunesse en France qui se reconnaissent dans sa musique et qui ont envie de la voir sur scène.
Normalement être un symbole c’est positif et ça signifie que tu as accompli des choses qui font que tu inspires toutes les couches de la société. Sauf qu’Aya n’est pas qu’une femme noire, c’est une femme noire de classe populaire, née à Bamako. Il y a tellement de choses qui s’imbriquent qu’ériger Aya en symbole, n’est pas que le symbole d’une femme noire.
Avec son statut, Aya cumule depuis sa naissance tout ce que la France a envie de mettre en bas. Et si on avait choisi Yseult il y aurait eu d’autres polémiques. Il y aura toujours un problème. Puis ceux qui défendent Aya, la défendent seulement en parlant des chiffres comme si au-delà de ce qu’elle capitalise, sa musique ne méritait pas d’être mise en avant. Elle est devenue un symbole malgré elle, ce qui lui permet de monter. Elle est arrivée tellement haut que c’est devenu un sujet de société qui positionne et ne laisse personne indifférent qu’on l’écoute ou qu’on ne l’écoute pas.
« Je décide d’être noire. Non pas de la manière dont l’histoire m’a définie et façonnée sur la base de mon corps. Je suis noire de la manière dont les corps qui ressemblent au mien ont réagi, combattu, contesté, résisté et se sont soustraits à ces tentatives anciennes, répétées et organisées d’infériorisation. Dans ces résistances et affirmations de leur humanité, ces corps et esprits construits comme noirs ont offert au monde une multitude de trésors. Je me définis comme noire comme je le décide, précisément au vu de l’histoire. Il s’agit d’un choix.»
Corps Noirs – Chapitre : La légende Naomi Campbell p. 101 – extrait de l’ouvrage Le Triangle et L’Hexagone: Réflexions sur une identité noire de Maboula Soumahoro
Pourquoi Maboula Soumahoro est si présente dans ton livre ?
Si on regarde bien, il y a une citation d’elle sur le collage de la couverture du livre. En finissant le collage, je voulais ajouter les dires de quelqu’un et j’ai repensé à ces mots. Si tu vois la couverture du livre sur Internet, tu te rendras compte que ces mots sont lisibles: « Le monde ne dépend pas de nous, d’autres générations viendront, nous n’avons pas à mourir pour ça. » Elle est beaucoup citée dans le livre mais ce n’était pas prémédité. À la fin de l’écriture, je me suis dit que j’aurais bien aimé qu’elle fasse une préface mais premièrement je suis trop impressionnée par son travail pour lui faire ce type de demande. Deuxièmement, je me suis dit que finalement j’ai envie de commencer l’histoire solo et non sortir un livre en étant validé par quelqu’un car ça peut être à double tranchant. Sur mon collage, je voulais que les gens soient curieux, que ce soit une sorte d’Où est Charlie ?
« Grandir en tant que jeune fille noire en France, et rêver de mode et s’habituer à voir sa peau représentée plus souvent en été qu’en hiver, parce que l’été on a besoin d’exotisme. […] C’est aussi croire que la mode n’est pas pour nous tant on y voit rarement des gens qui nous ressemblent » Corps Noirs – Chapitre : De quelle couleur est ma peau noire
Pourrait-on dire que tu es une des héritières du travail de Bethann Hardison, mannequin et militante afro-américaine ?
Bethann Hardison est une source d’inspiration. J’ai appris la sortie du film Invisible Beauty de Frédéric Tcheng, en septembre 2022, au même moment où mon livre sortait. Je me suis souvenue que j’avais consacré une bonne partie d’un chapitre à elle. Alors qu’au moment où j’écrivais le livre, je ne m’étais pas rendue compte à quel point elle m’avait inspiré à plein d’endroits du livre alors que Bethann n’est pas la personnalité la plus connue en France.
J’ai invité le réalisateur à diffuser son film pour l’événement En Mode Noire qu’on a organisé avec des amies en février 2024. Il m’a dit que ce qu’on fait avec mes amies et mon livre lui rappelle ce que Bethann lui racontait. On peut donc être inspiré par quelqu’un et son travail sans même avoir rencontré la personne. À la fois, c’est beau de se dire que cela traverse les âges et les générations mais à la fois on se rend compte qu’on tourne dans une cage avec toujours les mêmes questions. On avance sans avancer.
Je ne me considère pas comme l’héritière de Bethann mais c’est important de ne pas croire qu’on a inventé l’eau chaude et qu’on est la première personne a pointé du doigt les choses. En réalité, je suis totalement fan du travail de la journaliste Lindsay People pour The Cut (version américaine de M le Monde) au niveau des sujets qu’elle aborde et de sa manière d’écrire. Pourtant, je parle beaucoup moins d’elle dans mon livre. Alors que son article “What it is really like to be black and work in Fashion” (datant du 23 août 2018) a vraiment inspiré mon mémoire et m’a donnée envie d’explorer mes recherches en me demandant ce que ses recherches donneraient en prenant le prisme de la France.
Ton livre a-t-il une portée actuelle au niveau de l’industrie? Si oui, penses-tu que ton message a été entendu ?
Depuis la sortie du livre, je reçois beaucoup de messages privés de mannequins ou je croise des mannequins à mes rencontres dédicaces car elles ont entendu parler de mon livre via leur agent ou d’autres mannequins. Donc le livre circule dans le milieu du mannequinat. Certaines mannequins me disent que le livre leur a donné la force de dire certaines choses où elle pensait être les seules concernées ou ne pas avoir le droit de s’exprimer sur certains sujets. Pour moi, c’est déjà une victoire que des personnes se sentent autorisées à dire des choses qui sont légitimes dès le début. Puis une étudiante qui travaille dans une agence m’a fait part que deux mois avant mon apparition dans le reportage “Top model : le rêve des réfugiées” de l’émission Envoyé spéciale du 29 février 2024, il y a eu des bruits de couloirs dans les agences où on se demandaient qui serait invité pour ce reportage.
Sept mois après la sortie du livre, j’ai eu une prise de parole au dîner de fin d’année de la Fédération française de prêt à porter. Et je n’aurais jamais été conviée à parler à ce dîner si je n’avais pas écrit ce livre. Je fais bouger les choses avec les moyens que j’ai en mains : les discours, l’écrit et les conversations qui font prendre conscience aux gens ce qui se passe. C’est assez mouvant mais est-ce que je ne pourrais pas dire aujourd’hui qu’il y a plus de mannequins noires ? Je ne pense pas. Est-ce qu’il y a plus de personnes noires dans les comités exécutifs ? je ne pense pas.
Sur quels aspects, penses-tu qu’il y aura du changement ?
L’évolution dont je parlais à la fin, c’était une vision plus globale de la société. Pour moi, l’évolution se mesure à la fois à la parole et à ce que les gens s’autorisent à dire et à faire et comment c’est accueilli. Ce n’est pas tout de dire que les gens prennent conscience de leur valeur et de qui ils sont car parfois tu en as conscience mais l’environnement autour n’a pas conscience ou t’écrase.
Il faut que les gens se mettent plus en commun et ça ne veut pas dire qu’il faut être écrasé par la pression du groupe. Je trouve que c’est important de rester dans son individualité, ses sentiments, etc. Mais également de se dire que si on est plusieurs à penser et ressentir la même chose, ça veut dire qu’il y a quelque chose à faire et à jouer. C’est pour ça que lorsque je suis en rencontre dédicace par rapport au livre et que les gens me disent : C’est trop bien le succès de ton livre. Je leur réponds que le succès se mesure aux gens, ce n’est pas moi. Ce n’est pas intrinsèque. Ce n’est pas moi qui choisis le timing. Il y a cinq ans, ce livre ne serait jamais sorti. Et ce n’est pas une histoire de la manière d’écrire le livre. Il n’y aurait juste pas le même retentissement médiatique, les maisons d’édition n’auraient pas vu la valeur commerciale du livre. C’est pourquoi il faut remettre en perspective tout le travail des gens précédents fait avant et aussi le hasard de la vie.
C’est triste à dire mais c’est à la fois l’aspect positif des choses, il y a plein de choses aujourd’hui, qui n’auraient pas vu le jour sans le décès de Georges Floyd : des projets qui ne seraient pas financés, on ne penserait pas que certaines choses sont légitimes. Donc c’est comme s’il fallait des situations extrêmes, qu’on soit tous énervés pour que ce soit légitime alors que les personnes minorisées dans ce pays aspirent seulement à vivre une vie normale. Mais apparemment on n’a pas le droit de s’ennuyer. Il faut qu’on fasse des choses exceptionnelles, spectaculaires pour avoir une reconnaissance. Et même moi à mon niveau, je me suis dit qu’il faut que la couverture soit rouge car si elle est blanche personne ne regarderait .
Je vois comment on est traité dans cette société. Si on ne met pas des warnings, il faut croire qu’on ne nous regarde pas donc on est soi-même imbriqués dans « l’engrenage » et ce n’est pas dire que moi-même je fais partie du problème mais plutôt de se dire que le problème fait partie de moi et que chacun essaye de trouver comment se dépatouiller et ce qu’on aspire de mieux. Lorsque les gens disent “j’aimerais une vie où être noire n’a aucune importance”, en fait, ils aimeraient seulement une vie où ça ne leur pose pas de problème d’être noir.
Moi je n’ai pas envie qu’un moment ça devienne un motif et que j’ai peur de faire ci parce qu’il va m’arriver ça. Et encore, je pense que c’est important de le dire, je n’ai pas grandi dans une famille modeste. Donc il y a plein d’avantages structurels que j’ai dans la vie et où je me dis ça va. Mais même quand ça va, tu es tout de même noir. Donc on va tout de même te rappeler de ne pas trop rêver car jusqu’à ta mort tu seras une personne noire.
Propos recueillis par Arcadius Sita