Ingrid Jonker n’est pas morte

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La première image qui nous est donnée d’Ingrid Jonker dans L’enfant n’est pas mort de Nimrod est celle d’une femme à la « générosité sans calculs ». Poète afrikaner en marge de sa société, opposée à l’apartheid, fragile, elle inspire, avec ses écrits, un des hommes qui ont le plus marqué le XXème siècle, l’ancien président de l’Afrique du Sud, Nelson Mandela.

En 1994 Mandela dit d’Ingrid Jonker: « Au milieu du désespoir, elle a célébré l’espoir ». Il s’exprime ainsi face au premier parlement démocratique de l’Afrique du Sud. Mandela est l’homme qui a enduré vingt-sept ans de prison dont quatorze d’isolement pour ses idées contre la ségrégation raciale, l’homme qui a appris l’afrikaner, la langue de l’oppresseur et qui a renoncé à tout pour sauvegarder intact en lui l’espoir de l’égalité. Il choisit donc de lire le poème d’une fille, blanche, face à des députés déconcertés. Un texte qui frappe fort et tisse la toile laissée inachevée par la jeune poète sud-africaine : « L’enfant tué par les soldats à Nyanga ».

Mais qui est, au juste, Ingid Jonker ? C’est avant tout une enfant qui n’a pas supporté, comme l’écrivaine Doris Lessing, que les personnes de son entourage n’accordent pas le statut d’« humains » à leurs domestiques noirs, une petite fille qui adore passer du temps dans le « quartier des boys », où elle se sent libre et stimulée par un environnement intelligent, vif. Une jeune femme dont l’intérieur est toujours pénétré par l’extérieur : « Ingrid roule à la vitesse où les pensées s’ajustent aux paroles ». Ce qui la rapproche de Mandela est sa pensée anti apartheid, son envie d’union, son renoncement à la famille pour un idéal plus universel: la liberté de l’être humain. Ce qui la sépare de lui est son attitude face aux compromis. Mandela, c’est un homme qui a su jouer « aussi bien dans le secret des cabinets d’avocat, que dans la clandestinité de la guerrilla ». Ingrid y abdique dès l’enfance, jusqu’à ce que ce ne soit plus possible. En refusant de s’accommoder dans le monde bohème, libéral et progressiste de ses amis, elle écarte les malentendus, brûle les bonnes consciences, ramène le miel à l’abeille, l’océan à la plage, l’horizon au creux des yeux. Les frontières de la société dans laquelle Ingrid se retrouve à vivre s’immiscent dans ses narines, lui inondent la respiration, rentrent dans ses poumons : ce sont des frontières qui l’envahissent avec une violence inouïe. Écartelée dans sa poitrine, elle cherche alors à unir, recoudre, faire équipe. Viennent les poésies, couchées dès le jeune âge, nues, de plus en plus audacieuses et exposées, avec courage, au danger majeur : les autres. Les autres qui ne font que la blesser. Son père, le premier, dirigeant de la commission parlementaire de la censure et des publications, qui arrive à la renier publiquement. Et elle qui divorce, accouche, avorte, a des amants, se sépare.

Poétique d’une rencontre anti apartheid

Ingrid a beau s’enivrer de disques jazz, cigarettes, alcool, se perdre dans des voyages en voiture, dépasser les barrages, forcer les autres à arriver au bout de leur pensées, elle a beau se sonner à force d’informations radio, de promenades solitaires, de cris, de discussions animés : ses proches feintent de ne pas la voir, l’entendre, de ne rien connaitre de son angoisse océanique et de ses pleurs à la couleur australe. C’est Mandela, qui ramasse, avec une cuillère bienveillante, ses larmes, c’est lui qui saisit la profondeur abyssale de ses mots. « L’enfant n’est pas mort/ ni à Langa ni à Nyanga/ ni à Orlando ni à Sharpeville/ni au poste de police de Philippi/ où il git une balle dans la tête ». Non, il n’est pas mort car c’est un enfant qui lève le poing pour une Afrique du Sud nouvelle, plus jamais prête à subir. Quand Ingrid Jonker choisit la forme de poème, pour exprimer ses sensations face au meurtre d’un enfant de vingt mois par les « forces de défense » à Nyanga, elle vise bien plus que le témoignage des articles ou essais : dans une époque où la lutte des deux mondes devient inévitable, Ingrid aspire à la communion.

D’ailleurs, tant que les Noirs de son pays sont privés de droits civiques, emprisonnés, assassinés, sa vie aussi est destinée à la dérive, ponctuée de lettre-testaments, attirant le bannissement social, les coupures d’électricité, le chômage, l’éloignement de sa fille.  Mais ceci n’est pas grande chose depuis qu’elle a dû intégrer dans sa conscience les évènements de Sharpeville, ghetto de Johannesbourg où le 21 mars 1960, dix-mille manifestants pacifiques noirs sont agressés. On leur tire dans le dos, comme s’il s’agissait de bétail à disperser. Soixante-neuf morts et cent-quatre-vingt blessés qui étaient là juste pour dire qu’ils en avaient assez de devoir circuler dans leurs propre pays comme des étrangers, avec un Pass indiquant leur domiciliation et des documents d’identité. Des hommes qui continuent de travailler enterrés « huit-cent mètres en dessous de l’espérance », dans les mines, et qui se retrouvent aveugles à trente ans, tuberculeux, les poumons perforés, les corps ratatinés.

Parsemé de textes de la jeune poète afrikaner, ce roman de Nimrod fait preuve d’une poésie vertigineuse. En s’accordant secrètement avec elle, l’auteur nous livre une écriture très imagée, pleine de sensations physiques mais aussi pleine de vides où nous plonger et donner notre sens à la brise antarctique, à la cruauté d’un ciel sous lequel se déploie l’affront à l’humain. Nimrod maitrise avec aise la fiction, et vu qu’il s’agit d’un roman qui parle de liberté, il écrit libre de toute bride dans l’interprétation des intimités, en jonglant, désinvolte, entre le passé et le présent. L’espace-temps s’annule face aux paysages du cap vert qui unissent Nelson Mandela et Ingrid Jonker : « Tous les deux aiment ses montagnes noires, grises, vertes et bleues. Ils aiment l’espace où le ciel répond à l’océan dans de gros bouillons argentés ». Perle nacrée, L’enfant n’est pas mort est de ces romans qui ne lisent pas mais qui se dévorent, avant d’en être dévorés.

Manuscrit paru le 16 février 2017 chez les éditions Bruno Doucey

 

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