Issiaka Konaté : ouvrir à la tolérance

Entretien d'Olivier Barlet avec Issiaka Konaté sur Hakilitan (Mémoire en fuite)

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Hakilitan (Mémoire en fuite) est le film de la compétition longs métrages du Fespaco 2019 qui va le plus loin en termes de recherche esthétique, pour cerner la question de la mémoire. Nous avons demandé à Issiaka Konaté d’expliciter sa démarche. Une analyse détaillée de la compétition est en cours qui sera très prochainement publiée.

Voici véritablement un film de recherche en termes d’esthétique et de langage cinématographique, qui travaille la mémoire, qui de plus est en phase avec la thématique de ce Fespaco 2019 : cinquantenaire et où va le Fespaco et le cinéma africain. Comment tout cela est né et sur quoi teniez-vous à insister ?

Au départ, le projet est né de l’inondation de la cinémathèque africaine le 1er septembre 2009. J’ai commencé à le développer sous forme documentaire. Petit à petit, en me posant les questions d’esthétique, la fiction a émergé. Que se passerait-il si nous opérions une rupture, proposant une nouvelle approche en décloisonnant nos esprits pour créer une expérience cinématographique ? C’est la démarche d’Hakilitan.

En quoi est-il important aujourd’hui de se séparer du récit et de l’identification du spectateur ?

 

Issiaka Konaté © Olivier Barlet, Ouagadougou mars 2019

Il faut prendre en compte la révolution technologique. Aujourd’hui, elle a envahi nos vies quotidiennes. On ne peut continuer le récit comme avant. Il y a un éclatement. Il faut que l’écriture cinématographique puisse muter. J’ai repris la structure de la mémoire : certaines choses nous viennent d’un coup à l’esprit, on a des trous de mémoire, des incertitudes, elle fourche comme la langue. Le personnage est amnésique et les choses viennent par bribes. A nous de les relier pour produire du sens.

Parce que finalement l’inconscient prend une grande place dans votre manière de concevoir votre film.

Absolument. Le subconscient aussi, notre réservoir potentiel créatif. Le film est venu par bribes. Le scénario était une base de travail mais je m’en suis libéré et ai laissé les choses venir. Un plasticien était de passage à Ouaga, et un ami m’a dit qu’il me fallait le rencontrer. Je lui ai proposé de faire la fresque. Le fait que la comédienne vienne le perturber liait la fresque au film. Les choses se sont faites au hasard des rencontres.

La comédienne, Carole N.K. Ouedraogo, Djata dans le film, se positionne entre le mur et le plasticien Michel Battle pour l’empêcher de créer…

Exactement. Cela vient de la mythologie bambara. La première femme que Dieu a créée va se révéler équivoque : elle va commencer à défaire la création. C’est ce que fait la comédienne : elle empêche le plasticien. Cela donne l’opportunité de réaliser une fusion des arts : dessin, arts plastiques, musique, danse, cinéma.

Il est dit deux fois dans le film : « Le verbe engendre sa mère ». Quelle en est la signification ?

La tradition bambara dit que le Verbe est à l’origine de tout : il est fécond, c’est du sperme. Chaque être engendra son petit, le Verbe engendre sa mère, en toute puissance. Mais on dit aussi que « la parole renferme un maléfice » : il faut faire très attention à ce qu’on prononce, à ce qu’on dit. Souvent, dès qu’un jeune commence à proférer de grosses paroles, on l’arrête car cela peut provoquer un cataclysme. On apprend à une mère, même en colère, à se retenir car elle pourrait proférer certaines paroles pouvant détruire sa progéniture. Or, la mémoire se conserve dans le verbe : la parole a son importance dans le film comme support numérique.

Une deuxième phrase revient deux fois : « L’ego, c’est l’entrave ».

Oui. C’est une rencontre fortuite avec le spirituel indien : Sri Aurobindo. A Paris, j’ai été frappé de surdité. On m’a conseillé de me reposer en campagne, à l’abri du bruit. J’ai ainsi assisté à la naissance du son. Une amie m’a donné à lire un texte de Sri Aurobindo, Le But. La dimension spirituelle est très importante dans Hakilitan, jusqu’à mentionner des extraits de ce texte. Il indique ainsi que quand on a dépassé le savoir, on a la connaissance. La raison fut une quête, la raison est l’entrave. Aurobindo dit que lorsque nous dépasserons l’individualisation, nous serons des personnes réelles. L’ego fut une quête, l’ego est l’entrave.

C’est donc un passage.

Voilà. L’ego est un passage. Il peut nous aider mais très vite il faut essayer de le dépasser et le réduire au minimum possible, sinon il devient vraiment une entrave.

La perte de spiritualité est-elle un obstacle absolu pour l’avenir, pour la société et pour le cinéma ?

Hakilitan est une perte de mémoire. Si on perd la spiritualité, on sera encore au-delà. C’est la dimension fondamentale de l’être. Je préfère être spirituel plutôt que religieux. La spiritualité est beaucoup plus large, sans les restrictions de la religion. On peut vouloir aimer l’autre comme soi-même, mais sans cette spiritualité en nous, on est incapable de le faire. Il faudrait que cette dimension spirituelle soit dans tout ce que nous allons entreprendre. C’est ce qui nous donnera notre équilibre, qui nous permettra de nous projeter réellement. Sinon, on revient à l’homme primitif qui traverse le film, à ce marais de l’inconnaissance. C’est une terrible aliénation.

Cet homme des origines ne représente-t-il pas à la fois l’origine et l’absence de connaissance ? Cela veut dire se situer dans l’idée de progrès ?

Exactement.

Le progrès conduit à la technologie qu’on voit dans le film avec les jeunes qui l’utilisent. On se demande où il mène.

Oui, c’est là où l’on perçoit l’énorme mutation en cours au niveau de l’humain. Mais on pose souvent mal le problème. Il faut savoir que c’est un long processus. Cela fait peur mais il faut être lucide. L’homme tel qu’on l’a connu s’éteint progressivement sous nos yeux.

Sam, Monsieur cinéma dans le film, donne des cours en plein air devant la cinémathèque. Djata est présente. L’enseignement signifie-t-il qu’il y a continuité dans la connaissance dans le sens du progrès que l’on évoque ?

Exactement. C’est important cette dimension de l’enseignement : c’est la transmission, la mémoire transmise. Ce professeur continue à cheminer et apprendre, sans oublier la dimension spirituelle.

Il faut qu’il y ait un guide ?

Voilà. Par notre propre volonté, on pourra poursuivre le chemin.

Ce guide spirituel, c’est Jacob Sou dans le film.

Oui. Ce qu’il dit est extrait du texte de Sri Aurobindo.

Djata demande à Sam à la fois une responsabilité et une fidélité. Comment cela s’articule-t-il là encore avec la mémoire du cinéma ?

Djata est d’une ethnie où on aime une fois, pour toujours, ce qui est symbolisé par le couteau. J’enseigne aussi. Je dis aux étudiants de voir les films car on ne crée par ex-nihilo. La nouvelle génération trouve le patrimoine rébarbatif mais c’est important. Ce cinéma, je lui ai offert ma vie. C’est ce côté entier qu’exprime Djata. C’est notre passion. On encadre les étudiants mais on ne peut pas leur donner la flamme. Sans elle, c’est un métier difficile.

Elle lui dit d’aller enterrer sa vie de garçon puis de revenir.

Dès que tu tombes amoureux, elle t’envoie faire le tour de la ville. « Si tu ne trouves pas plus belle que moi, tu peux revenir ». Mais si tu reviens, on te montre le couteau. On revient au rituel. Il faut se nourrir des films des anciens : tout sujet a déjà été traité. Ce qu’on propose de nouveau, c’est notre sensibilité, notre approche. Il faut marquer de notre empreinte. Il faut donc faire le tour des œuvres pour se concentrer sur ce qui en moi est spécifique.

Les Gothiques du film, femmes envoûtantes et fascinantes, sont chargées d’ambiguïté. Pourquoi des personnages aussi fort visuellement et sexuellement parlant ? Pourquoi aller si loin dans la symbolique ?

Je voulais faire un film de rupture au niveau du Burkina Faso. Je voulais ouvrir des espaces oniriques, pour nous inconnus. Certains y ont vu une secte mais ça n’est pas le cas, juste un autre univers. Cela dit que l’être humain est complexe. Ce qui conduit les gens à la tolérance.

 

Ouagadougou, 3 mars 2019

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