Jaz de Koffi Kwahulé, troisième portrait

Prochaine création de Kristian Frédric

Théâtre des deux mondes, Montréal
Print Friendly, PDF & Email

Nous sommes à dix jours de la première représentation, un immense chemin a été parcouru depuis le 4 octobre dernier, date d’entrée dans les lieux du théâtre des Deux Mondes et nous suivons l’équipe sur ses derniers pas vers l’éclosion de Jaz. Tous les vecteurs sont maintenant réunis, le jeu, la robotique, le son, l’éclairage et la vidéo s’entremêlent et se déchaînent sur scène. Dans le précédent article nous nous étions concentrés sur le concepteur son Michel Robidoux qui, guidé par Kristian Frédric a fait de son travail une vraie partition musicale, « Tu es en train de faire un opéra sonore » lui dit Kristian Frédric en pleine répétition. Nous avons assisté à la naissance de cet opéra, de ce dialogue mélodieux entre Jaz et la machine.

Ces deux dernières semaines ont été marquées par le travail sur la vidéo entrepris par Simon Laroche et Yves Dubé. Aujourd’hui, en plus de nous faire sentir des vibrations dans le creux de nos oreilles, cette mise en scène offre à nos yeux une véritable parade visuelle, comme si nous nous trouvions devant une peinture, « une peinture vivante » nous dit Kristian Frédric.
Dans les entrailles de la machine infernale
Jusqu’à présent, l’équipe s’est familiarisée avec la machine en elle-même, son corps, son déploiement dans l’espace. Le concepteur de la robotique Simon Laroche a laissé les commandes de l’engin au régisseur Eric Palardy afin de donner toute son énergie au travail sur la vidéo et ce, en collaboration avec le vidéaste Yves Dubé. C’est en duo qu’ils tentent de donner vie aux yeux de ce monde. S’imprégnant de l’atmosphère déjà existante, ils s’activent à trouver de la matière et à la remodeler en suivant les désirs d’un Kristian Frédric des plus inspiré à cette étape de la création. Des images en tout genre sont donc venues colorer les trois écrans jusqu’alors restés noirs. Nous avons maintenant l’impression de rentrer dans les entrailles de « la bête », dans les profondeurs redoutables de son cerveau.
Voyeur d’une humanité qui le dépasse, ce monde scrute Jaz de toute part. Il dévoile son image en noir et blanc et sous plusieurs angles comme si plusieurs caméras de surveillance l’épiaient ; aussi, il retranscrit ses paroles sur les écrans traduites en anglais, langue emblématique du monde moderne. Seules les paroles en créole n’apparaissent pas sur les écrans, la machine ne comprenant pas la langue mère de Jaz. L’utilisation de multiples graphismes, retravaillés par les deux spécialistes, exprime l’état du lieu à différents moments de la confrontation. L’enrayement de la machine face à certains dires ou gestes de Jaz sera donc traduit sur les écrans, entre autre par l’accumulation, la confusion et la rapidité des images projetées. Parallèlement, pour atteindre Jaz, ce monde lui donnera à voir des images d’une extrême violence, aussi insupportables que les sons qu’il lui fait entendre. Le rasage de son crâne, l’incision de son œil et autres images aussi glaçantes envahiront les écrans pour faire vivre à Jaz un vrai cauchemar éveillé.
La beauté de la violence
Ses images seront aussi insupportables pour les spectateurs, leurs sensations seront mises à l’épreuve et des sensibilités risquent d’être troublées durant le spectacle. Cette mise en scène est semblable à une expérimentation, Kristian Frédric nous le dit d’ailleurs « Il faudra sans cesse jouer sur l’attirance et la répulsion que pourra ressentir le spectateur. Certaines images diffusées dans les écrans doivent être à la limite du soutenable, c’est essentiel car il ne faut pas prendre le risque de banaliser les choses comme le font très souvent les images télévisuelles (1) ». Le public assistera à des moments terrifiants, mais ces moments auront toujours été pensés avec un grand souci d’esthétisme. Kristian Frédric aime donner de la beauté à l’horreur, comme pour la rendre encore plus percutante, non pas pour la glorifier mais pour qu’elle ne passe pas inaperçue parmi la violence qui envahit notre quotidien. « Quand on dénonce l’horreur ou la cruauté de notre monde, il faut le faire en essayant toujours d’en extraire une forme de beauté (2) ». Il s’inspire souvent des œuvres de Picasso, Giacometti ou encore des films de Tarentino, trois artistes qui esthétisent la violence.
La scénographie telle une « peinture vivante »
Au fil des répétitions, la scénographie nous apparaît comme une œuvre d’art à elle seule, plusieurs ingrédients, mélangés ensemble, servent à préparer la toile d’une immense peinture vivante. A la fin du spectacle, Jaz nous apparaîtra telle une sculpture enchanteresse émergeant pendant quelques secondes de ce lieu implacable. Se rendant compte que la fin de sa destinée approche, Jaz mènera l’affront dans un geste ultime, en se couvrant du sang de ce monstre, ce que Kristian Frédric appelle « le magma », un liquide noir représentant peut être aussi la souffrance d’une humanité qui saigne. Ce moment du spectacle pourra nous faire penser aux sculptures de femmes de Giacometti, Dans ses œuvres, les femmes sont comme clouées au sol, subissant des actes à leur insu, mais qui s’élèvent tout de même par leur beauté et leur espoir, tout comme Jaz dans la mise en scène de Kristian Frédric.
La machine, à présent patinée, nous donnera une impression d’usure, comme si elle était posée dans l’espace depuis des milliers d’années. Les nombreuses teintes des vidéos, violettes, bleutées et orangées viendront contraster le gris de ce lieu, sans oublier un rouge « à la Almodovar » a insisté Kristian Frédric auprès des vidéastes. Ce fameux rouge, couleur de l’amour de la vie et de la mort remplacera la froideur des écrans quand Jaz prendra le dessus.
Enfin le concepteur de l’éclairage Nicolas Descoteaux donnera un dernier coup de pinceau pour parfaire la scénographie. Aux côtés de Kristian Frédric, il tente d’intensifier les énergies qui gravitent déjà autour de ce monde et traduire par la lumière les rapports de forces et les moments de poésie au sein du combat.
Certaines images projetées feront de ce tableau, une peinture abstraite dont le sens sera réservé aux spectateurs, comme si le monde était trop effrayant pour le montrer tel qu’il est réellement. Des images floues, subliminales, projetées sous différents angles et avec différents zooms, procureront des sensations avant toute chose. Chacun les recevra avec la sensibilité et l’imaginaire qui lui sont propres. Une sensation de déséquilibre pourra envahir les spectateurs ne pouvant se rattacher à aucun code, à aucune idée commune, seules des références enfouies pourraient remonter à la surface de leurs souvenirs face à certaines images.
Vers l’aboutissement du jeu
Le travail sur la vidéo est une nouvelle étape dans le travail de la comédienne Amélie Chérubin-Soulières. Elle s’adressait à des écrans noirs depuis le début des répétitions en essayant d’imaginer les futures images. Tout comme le son, ce nouvel élément la porte dans son jeu, elle y trouve de la matière pour le développement de ses émotions. A quelques centimètres de l’écran central à certains moments, elle est comme absorbée par ce qu’on lui donne à voir, conditionnée à ressentir des montées d’adrénalines pendant qu’elle joue le texte de Koffi Kwahulé. Pour Kristian Frédric, le comédien doit se laisser emporter par les énergies qui émanent du texte, « le comédien doit totalement se consacrer à l’acte de dire et de faire et que grâce à cela, il risque de pouvoir à nouveau côtoyer les Dieux et toucher un peu d’éternité (3) ». Il compare cette démarche à celle de Miles Davis qui tenait sa trompette inclinée vers le sol pour faire rebondir les notes de musique le plus haut possible. C’est lors de la journée du 9 novembre dernier que Kristian Frédric, bouleversé, a félicité Amélie après la répétition d’une scène riche en émotions, « Tu as réussi à pousser la note comme Miles Davis. »
Tous les éléments du spectacle se sont assemblés, il s’agit à l’heure d’aujourd’hui de la dernière ligne droite. Il ne reste plus qu’à faire mûrir le travail de cette grande équipe, et attendre qu’explose devant nous un énorme feu d’artifice de talents.

1. Kristian Frédric, Voyage au centre d’une création, éditions Lézards qui bougent, 2009, p 39
2. Kristian Frédric, A FEU ET A SANG ou le désir brûlant, éditions de la Pleine Lune, 2007, p 85
3. Ibid p 104
Pour lire le premier portrait : [ici]

Pour lire le deuxième portrait :[ici]///Article N° : 9824

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
Les images de l'article
© Angélique Bailleul





Laisser un commentaire