« Je cherche l’intelligence du monde »

Entretien de Anne Bocandé avec Rodney Saint-Eloi

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Éditeur fondateur depuis 10 ans de la maison Mémoire d’encrier, Rodney Saint-Eloi est un accoucheur de mots, un pont entre les imaginaires, un agitateur culturel. Installé au Québec, il y arpente les routes et les chemins à la découverte d’écrivains, notamment amérindiens. Une littérature qu’il fait dialoguer avec des auteurs québécois. Mais bien plus encore avec un catalogue de romanciers, de poètes et d’essayistes venus d’Haïti, du Sénégal, du Congo…. Par ailleurs écrivain, il a publié de nombreux recueils de poésie, dont le dernier Jacques Roche, je t’écris cette lettre fut lauréat du prix du gouverneur général du Canada. Rencontré en marge du Salon international du livre de Paris, Rodney Saint-Eloi nous parle du feu qui l’anime pour promouvoir, comme chef d’oeuvre, chaque livre défendu.

Une des auteures que vous avez publié chez Mémoire d’encrier Laure Morali, racontait à Africultures que vous vous êtes rencontrés alors que vous tourniez dans Montréal en voiture. Quelle est cette manière de trouver des auteurs ?
Rodney Saint Eloi. Quand je me suis lancé dans le domaine, ma référence n’était pas l’édition mais le cinéma d’auteur. Des hommes  » ordinaires  » ont dit un jour :  » je vais faire mon cinéma « . Alors, je me suis dit :  » je vais faire mon édition ». Pour moi l’édition c’était trop sérieux, les problématiques de structure, de hiérarchie, de marketing prenaient le pas sur la relation humaine. Le livre est  » une arme miraculeuse  » comme le dit Césaire. Le livre nous transforme. Si je publie un livre à Mémoire d’encrier c’est parce que je pense que c’est le meilleur livre au monde. Sinon je ne pourrai pas le publier. D’autant plus s’il s’agit d’un livre de poésie. (Rires) Chaque livre est un bonheur d’occasion. Un livre vous allume, vous déplace de votre quotidien et vous met en contact avec le monde. Il faut laisser émerger l’imprévisible. Il y a des feux partout. Certains auteurs, il faut simplement les allumer. C’est pour cette raison que je circule, que je pars sans cesse à la rencontre des auteurs.

Comment les choisissez-vous? Dès le départ vous avez publié des personnalités reconnues comme Frankétienne.
J’ai commencé par publier des gens inconnus, comme Davertige. Il y a toujours deux versions de l’histoire d’une maison d’édition : la version d’ombre et la version lumineuse. Bien sûr il y a des auteurs très connus, mais notre préoccupation est de créer un grand corps solidaire. Chez nous il n’y a pas de petits et de grands auteurs. D’autant plus que ça peut se renverser d’un jour à l’autre. Ce qu’on essaie de créer c’est un rapport différent au texte. Parce que la révolution peut venir de partout. J’ai peut-être dans ma vie réelle raté la révolution à faire en Haïti. Mais je me suis dit qu’il y a toujours possibilité de faire la révolution dans le livre. Qu’avec les livres les êtres humains peuvent se rencontrer, et qu’un certain nombre de mots comme désir, amour, beauté, relation, circulent. Si les gens lisent ils sont moins imbéciles. S’ils sont moins imbéciles ils sont davantage capables de construire le monde. C’est un acte profondément citoyen, profondément politique dans la mesure où il nous recentre dans notre vrai cri. Il nous fait nous rassembler nous-mêmes. Cela nous rend capable d’accueillir l’autre, d’accueillir tout ce qui émerge, de ne pas diviser le monde entre grands et petits, et de donner de la valeur à ce qui en a, c’est à dire un sourire, un regard, une amitié, à ce qui est essentiel.

Vous dites que votre seul mandat chez Mémoire d’encrier et de  » réunir des auteurs de diverses origines autour d’une seule et même exigence : l’authenticité des voix.  » Qu’est-ce que cela signifie ?
Quand je dis  » authentique « , c’est pour signifier que je cherche le moment où la personne est dans son cri. Il faut laisser la personne, l’auteur, crier. Comme dans une période d’accouchement il y a souvent des fausses alertes. Quand un écrivain n’est pas encore prêt on ne peut rien faire. C’est un mûrissement naturel. Un processus. Et puis un jour, dans un livre d’un auteur marocain, j’ai lu un questionnement qui m’a beaucoup marqué : « qui sera l’archiviste de cette mémoire-là ? » ça m’a connecté à moi-même. Les premiers peuples d’Haïti étaient les Amérindiens, ils ont été décimés par la colonisation. Petit, j’ai étudié que les Indiens vivaient de chasse, de pêche et de poésie. C’est ainsi que je définissais le paradis.  Au Québec, j’ai compris que le questionnement était différent ; les Amérindiens vivent dans des réserves. Dès lors j’ai été amené à travailler sur cette problématique. J’ai rencontré des Indiens et j’ai publié un premier livre en 2003, puis en 2005 une correspondance entre un auteur québécois et un amérindien.
Là on est dans l’imprévisible ! Personne ne savait qu’il existait des auteurs amérindiens. La figure de l’auteur n’existait pas dans la langue amérindienne, dans l’imaginaire, dans la structure. Les publier c’était tout autant une réparation esthétique qu’une connexion de deux imaginaires : l’imaginaire amérindien et québécois. Deux histoires nécessairement liées mais gommées par l’Histoire.

Vous publiez également nombre d’auteurs africains, comme Felwine Sarr ou Alain Mabanckou. Comment s’est faite la connexion avec les écrivains du continent ?
Des amitiés d’abord. J’ai publié Alain Mabanckou il y a très longtemps. Dans l’année je n’ai vendu que 50 exemplaires. Quand il a publié Verre Cassé, mon distributeur m’appelle et me demande « est ce que c’est le même Alain Mabanckou? ». On a alors commencé à vendre le livre d’Alain. C’est peut-être là ce qu’on appelle « l’injustice éditoriale ».
Et puis je travaille beaucoup avec l’Alliance des éditeurs indépendants et avec la francophonie. Et je vais souvent au Sénégal où j’ai rencontré Felwine Sarr, que j’ai publié, ainsi que Boubacar Boris Diop, puis Naffissatou Dia, qui elle n’est pas encore connue. Ma conviction est qu’on ne se connait pas parce qu’on ne se lit pas. Nous ne sommes pas en contact d’un continent à l’autre. On nous a appris à regarder le monde à partir de Paris, Washington, Montréal, Tokyo, Londres. Ainsi il y a des villes où on peut lire le monde et d’autres villes où on subit la lecture du monde. Or on s’est trompé ! Que ce soit de Haïti, ou du Sénégal ou d’ailleurs, il y a des écrivains, des musiciens, et des gens ordinaires qui font des choses extra ordinaires. Et à une jeune écrivaine comme Naffisatou Dia, il faut dire qu’elle peut prendre la place de Trois femmes puissantes, que l’espace littéraire lui appartient. C’est ce qu’on essaie de faire. C’est sûr qu’elle a du talent. Mais le talent ne suffit pas on le sait. A Mémoire d’encrier on ne hiérarchise pas les auteurs. On essaie non seulement de faire des livres, mais de créer tout un mouvement appuyé par des gens comme Dany Laferrière. En me donnant un livre après avoir reçu le prix Renaudot, il montre qu’il croit en la pensée et au projet de Mémoire d’encrier.
C’est important que le centre soit déplacé. Saint Germain des Près n’est pas le centre. Soit on démultiplie les centres soit on a le courage de dire que là où on est c’est le centre. C’est un combat. C’est ça le déplacement.
Au niveau contractuel aussi ça libère. Pourquoi un écrivain noir se perd dans les couloirs de Continent noir ? Si on est complexé, on a une attitude de complexé. Quand un écrivain peut dire « je veux publier chez Mémoire d’encrier », je dis que je suis un petit éditeur, que je peux ne pas arriver à écouler les livres. Quand un écrivain devient écrivain il n’a  plus besoin de surface. Il n’a plus besoin de Gallimard, de Grasset etc. Il peut écrire partout. Et peut-être qu’avec le numérique la donne peut aussi changer. Aujourd’hui Antoine Gallimard et moi nous avons les mêmes inquiétudes ; que va devenir cet objet livre ? C’est déjà intéressant parce qu’il y a 50 ans, nous ne pouvions pas nous regarder, nous n’étions pas sur le même trottoir.

Quel est votre intérêt à faire partie de l’alliance des éditeurs indépendants ?
L’édition est un métier intellectuel qu’on ne doit pas abandonner aux grands groupes et aux syndicats dominés par de gros intérêts, camouflés derrière une pseudo indépendance. Le renouvellement de la littérature ne vient pas nécessairement des institutions assises. La littérature est un processus de renouvellement constant. Les gens font des kilomètres pour aller dans une petite épicerie pour trouver des produits frais. On devrait faire pareil pour les livres. Aller dans une librairie pour trouver des produits frais ; des produits qu’on ne trouve pas sur tous les étalages. Je suis un lecteur iconoclaste : je lis ce que les autres ne lisent pas. Je ne lis pas les best-sellers. Je peux lire un livre qui a eu un prix mais le livre qui m’intéresse est celui que je prends le temps de choisir. Je ne suis pas dans la tyrannie de l’actualité. Ce ne sont pas les journalistes qui me disent ce que je dois lire. Je vais dans la librairie. Je secoue la librairie. Il y a une obligation : il faut éviter de s’empoisonner en littérature.Il y a beaucoup de promesses. Il faut aller les chercher.

Quelle est votre place dans le paysage du livre au Québec ?
Je suis hors catégorie. On me présente comme l’éditeur de la diversité. Quand il y a un indien ou un africain qui publient un livre, c’est forcément chez moi. Dès qu’il y a quelque chose d’inconfortable c’est chez moi ! Les gens nous repèrent aussi comme ouverts sur le monde. Au canada, la littérature est fondée ethniquement. L’Etat subventionne et promeut les littératures ethniques. Ce n’est pas une littérature civilisationnelle. Quand Gallimard publie un livre, le livre devient français. Alors que le livre québécois est un livre fondé sur une ethnicité. C’est vraiment lié au territoire, pour promouvoir la littérature locale. Ma difficulté est que 60-70% de notre catalogue vient de l’extérieur. Il n’y a donc aucune forme de subvention. C’est donc une grande part de risques.

Chez Mémoire d’encrier, vous défendez également les langues, celles des Amérindiens déjà évoqués, mais aussi le créole, en publiant des œuvres en bilingue notamment.
Le désir de dignité est inséparable de la littérature. On ne peut pas avoir la prétention de faire la révolution et oublier qu’il y a des gens. Les gens écrivent pour se réaliser. Les gens peuvent ne pas manger mais ils doivent sentir qu’ils comptent dans le regard des autres. L’un des fondements de l’identité d’une personne, c’est sa langue, plus que sa terre. La langue on l’a toujours avec soi. Et il y a certaines choses qui ne peuvent se réaliser que dans sa propre langue. Il s’agit d’une relation vraiment intime. Prenons le livre Manifeste assi ; le mot  » assi  » veut dire terre en inou. La question de la terre est fondamentale pour les Amérindiens. Moi-même j’ai traduit plusieurs livres créoles. Je me définis comme un être divisé et c’est ainsi que je définis l’exil. Mais je pense qu’un être divisé est aussi un être enrichi. Enrichi dans le sens où tout ce qui nous vient en apport ne peut que renforcer ce qu’on est, nos origines, nos fondements.

Comment nourrissez-vous cette capacité d’être surpris par un auteur et de parier sur des plumes inconnues à l’intérieur d’un système professionnel qui vous impose également du chiffre ?
Il faut déconstruire le système. Je nourris cela avec la passion. Beaucoup de maisons sont dominées par le commercial, par le marketing… Partout il y a des exigences. Et la première pour une maison d’édition, est, selon moi de conserver la possibilité de « rallumer les étoiles » – comme disait Apollinaire. Sentir les gens qui peuvent enflammer. Je cherche des incendiaires dans les textes que je lis, des textes peuplés de voix, de lumières, d’incendies. Je cherche des jeunes hommes et des jeunes femmes capables de brûler les villes, et être capable de les refaire. Refaire les certitudes. C’est ce qui m’intéresse. Qu’ils vendent 200, 300 exemplaires, ce n’est même pas mon problème. Mon souci est qu’ils continuent. C’est ça l’édition ; allumer des passions. Et aussi casser les idées reçues. En ce moment au Québec, il y a beaucoup de débats autour du voile et de la femme. On sort le premier livre sur cette question Le Québec, la Charte, l’Autre. Et après?. Dans cet ouvrage, 8 femmes universitaires disent qu’il ne faut pas abandonner les questions aussi fortes que l’identité comme la vie de ses femmes voilées entre les mains de politiciens. Là on est dans le débat de la société. Pas pour être à la mode. Mais pour essayer de déplacer les idées reçues.
Je cherche l’intelligence du monde. Tout le monde parle de la mort de cette civilisation mais en même temps il y a des voix qu’on n’a jamais entendues; c’est vraiment ces voix que je cherche. Le versant lumineux. C’est Aimé Césaire qui disait ; « eya pour ceux qui n’ont rien inventé » je pense qu’il faut vraiment regarder ceux qui sont là, cachés un peu partout; il faut vraiment ouvrir, donner la possibilité d’une utopie possible, faire en sorte que les gens puissent s’imaginer dans une histoire qui ressemble à une utopie, et libérer l’imaginaire des autres.
Éviter la morbidité. C’est ce qui me maintient en vie. Et puis oser. Je pense que c’est le rôle de la littérature, c’est le rôle de notre vie aussi. Éviter la vie ordinaire. Et c’est ce qu’on essaie de faire dans l’édition : OSER !

///Article N° : 12186

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