Comment avez-vous pu faire le film en Algérie ? Et y a-t-il été diffusé ?
Le film a été tourné en Algérie dans la région des plateaux, sans difficulté particulière. Sa présentation à Cannes représente sa première diffusion, sans qu’il n’ait encore été montré en Algérie. Il est clair qu’il y sera mal accepté mais je ne sais pas encore comment il y sera pris.
En dehors des personnages principaux, les autres acteurs sont-ils professionnels ?
Non, tous les gens du village sont ceux du village et de ces maisons.
C’est un film où les choses sont finalement sous-jacentes, discrètes, secrètes.
Je n’ai pas tourné un film de violence mais sur la violence, sur l’amnésie. On n’arrive pas à se parler après tout ce qu’il s’est passé. Il n’y a pas vraiment de débat sur cette période. On nous propose maintenant « la Concorde civile » : on demande aux maquisards terroristes de déposer les armes et revenir chez eux. Il y a brusquement ce mot : « le repenti », et on les voit arriver dans les villages alors que les victimes sont complètement désarmées : elles n’arrivent pas faire leur deuil et on leur impose le silence. Ce n’est pas la Concorde civile qui pose problème : tous les Algériens l’ont accueillie favorablement car ils veulent tourner la page mais le problème est qu’on devrait le faire sans en parler. Il n’y a ni vainqueur ni vaincu. Tout s’arrête et on passe à autre chose, les affaires reprennent, et les gens restent dans leur douleur.
Comment vous est venu le scénario ?
Pour ce scénario, je suis parti de quelque chose de réel : en 1999, un lecteur a envoyé une lettre à un journal algérien pour raconter cette histoire. Il voulait faire savoir sa double douleur : il avait d’une part perdu son fils qui avait été enlevé, et cinq ans après un repenti lui avait proposé ce marché de lui montrer la tombe de son fils contre une somme d’argent pour se réinsérer. Le repenti s’excusait mais indiquait qu’il avait besoin d’argent. J’ai laissé ça de côté durant des années mais l’ai ressorti face à l’actualité : tous les pays arabes vibrent de révoltes et en Algérie, on nous dit qu’on a « déjà donné », que tout ce qui est arrivé il y a déjà deux décennies est suffisant : on n’a pas envie de revivre la même chose. Quand cela est arrivé, l’Algérie était seule, il n’y eut pas de solidarité et on arrivait presqu’à dire que les Algériens sont des gens violents et qu’il est donc normal que cela se passe chez eux. Aujourd’hui, nous sommes en avance d’une situation qui commence à se mettre en place dans d’autres pays et les Algériens se mettent en retrait et regardent ce qui se passe en se disant : « maintenant, c’est leur tour ». Je me suis donc dit que c’était important maintenant de revenir sur cette histoire.
A qui s’adresse le film ?
Quand on tourne un film, on ne fait pas des équations. Ici à Cannes, il intéresse des journalistes de tous pays. Il est fait pour tous ceux qui sont confrontés au terrorisme. Mais il est bien sûr fait aussi pour les Algériens.
Que sont devenus les repentis ?
Ils se réinsèrent en général dans le commerce : ils ont de l’argent et ouvrent des boutiques. Aujourd’hui, on les appelle les repentis Taïwan car ils vendent de la marchandise chinoise. Dans chaque conflit, il y a des non-dits et des zones d’ombres : on ne sait pas très bien. Mais ce qui m’intéresse n’est pas ce qu’ils deviennent mais le silence général qui fait qu’on ne se pose plus de questions sur ce qui s’est passé. On est tous frères et on oublie tout. Dernièrement, on a reparlé des patriotes, ces civils qui étaient armés par l’armée algérienne pour lutter contre les terroristes, et qui ont été désarmés quand les choses se sont calmées. Quand les repentis sont revenus, ils croisaient les gens qui les combattaient mais ils avaient une protection de l’Etat : dans le cadre de la Concorde civile, on ne pouvait pas les agresser. L’un de ces patriotes était nargué tous les jours par un terroriste repenti dans son village et il a fini pas l’assassiner. Il a été condamné à mort. Il y eut tout un mouvement pour le sauver, notamment sur facebook, et il l’a finalement été à la faveur de la pression des manifestations qui ont accompagné les printemps arabes.
Vous avez été très attaqué sur votre dernier film, Normal, par la presse algérienne.
Oui, je m’y attendais et je le comprends : on voudrait donner une image apaisée d’un pays, de belles images et de la propagande touristique. C’est la question de ce qu’on peut montrer ou non ailleurs. En Algérie, il y a une véritable démocratie de la rue : on y dit ce qu’on veut. On trouve également des débats dans la presse. Mais tout ça est entre nous. Dès qu’on parle à l’extérieur, cela devient le complot impérialiste. On m’a accusé de faire Normal pour les Français. A partir du moment où ils l’écrivent, ils vous mettent dans une situation où vous vous demandez si vous avez bien fait, si vous auriez dû faire attention à ceci ou cela. Nous sommes dans une phase où on essaye de se battre contre l’autocensure. On nous met en tête tout ce qui est illicite et il nous faut l’intégrer. C’est à moi de savoir ce que je veux montrer ou pas. Si je parle d’un repenti assis face à un policier et que ce policier lui propose de s’asseoir pour lui faire une proposition, cela peut être anodin comme cela peut être très grave : on va chercher à savoir ce qu’il a voulu dire, pourquoi, etc. Nous sommes victimes de suspicion. Si je dis que c’est une fiction, on me dira que c’est manipulé. Quelqu’un m’aurait dit de faire ainsi. Ce n’est pas la même situation qu’un cinéaste européen. On ne parle pas de mon film mais de l’environnement qui a permis de faire ce film. Parfois, cela devient très virulent. J’ai même lu que Normal était un film sioniste !
Le Repenti ne fait pas de cadeau au spectateur : une grande épure, pas de musique, même au générique final qui se déroule en silence.
Oui, c’était un pari. Je ne voulais pas que la musique donne un côté mélodramatique au film : il est suffisamment dur. Je voulais rester au niveau d’une histoire humaine qui ne met pas seulement en jeu la politique mais aussi des personnages et des sentiments.
Les couples qui vivent des tragédies ont souvent du mal à rester ensemble par la suite, chacun vivant les choses de manière différente. Est-ce qu’on peut élargir l’histoire de ce couple qui n’arrive plus à se toucher de la main au niveau du pays ?
Il y a d’abord la séparation et les retrouvailles d’un couple et la difficulté de s’écouter. Le film a très peu de dialogue, sans explication, alors que le cinéma arabe est très bavard. J’ai davantage travaillé sur les plans, des expositions de situation assez longues. Quand les personnages parlent, il y a toujours quelque chose qui les empêche d’aller au bout. C’est aussi un film sur ce silence et les non-dits depuis maintenant douze ans sur la tragédie qui a eu lieu en Algérie. On trouve une solution car tous les conflits débouchent sur une négociation. On est content que les choses s’arrêtent mais arrive la réflexion, et là c’est le silence, l’amnésie. Il y a eu durant deux ou trois ans une résistance à cette amnésie et puis les choses se sont apaisées alors que rien n’est apaisé. Voilà qu’arrivent les mouvements des pays arabes font tout remonter : les Algériens ont besoin de reparler de cette période pour s’extraire de ce qui se passe dans les pays arabes. En disant qu’on n’a plus envie de souffrir, cette période resurgit et on ouvre un peu la boîte de Pandore et on s’aperçoit que rien n’est réglé.
En Afrique du Sud, au Maroc, au Rwanda il y eut des processus de réconciliation à travers la parole, mais pas en Algérie.
Il y a seulement des associations aux politiques différentes : celle des familles de disparus, celles des victimes du terrorisme.
Quelles raisons donnez-vous à cette amnésie ?
Je ne peux pas donner de raison précise. J’ai juste l’impression qu’on veut donner une image apaisée de l’Algérie par un coup de baguette magique.
Le repenti revient parmi les siens, avec la question de comment revivre ensemble, comme dans les autres pays où se sont déroulées des tragédies. Ce n’est pas quelque chose que vous abordez dans le film.
A aucun moment il ne se repentit. Il n’a pas un mot en ce sens. Il y a juste un retour à la vie civile, des démarches administratives, un boulot et une combine. C’est un pseudo-repenti ! Il regrette un peu, c’est tout.
Les réactions négatives de la presse algérienne sur la couverture cannoise du film correspond-elle à cette volonté générale de ne pas se poser ces questions ?
Je ne sais pas. Je crois que quand on sort du moule, on est victime de suspicion. Cela fait trois films, depuis Harragas, qu’on essaye de me marginaliser. Pour ces gens, je raconte des choses qui nuisent à l’image de l’Algérie. Ils se réclament du nationalisme sans y croire. Pour Normal, j’ai eu un débat très violent avec ces journalistes qui me demandaient d’arrêter de filmer en Algérie, pensant que je ne connaissais rien au pays. C’est une situation qui est un peu dure mais qui ne me gêne pas trop.
Cela a sa violence
Oui, et cela passe aussi par un refus de me financer, pour m’empêcher de filmer. Ils sont ensuite surpris de me voir avec un film. Je montre que je peux faire un film avec presque rien.
Il y a là un enjeu de cinéma : les dispositifs de vos derniers films sont effectivement très simples. Est-ce que vous ressentez le manque de moyens ?
Pas tellement. Certes, pour ce film j’aurais aimé avoir un steadycam et cinq jours de plus de tournage pour réfléchir davantage à la lumière, faire moins de séquences dans la journée
Je sais comment c’est en Algérie : on injecte des milliards dans des productions inutiles qui restent dans les boîtes. Tant qu’on me donne l’autorisation de tournage, je me débrouillerai pour le financement. Il y a des possibilités ailleurs, c’est une chance. Je déposerai à chaque fois mes scénarios au ministère et si on me refuse le financement, je me débrouillerai.
Cannes, mai 2012///Article N° : 11449