Jean-Marc Éla : le veilleur s’en est allé

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Le sociologue camerounais Jean-Marc Ela est décédé à l’âge de 72 ans. Il vivait en exil au Canada depuis 13 ans. Achille Mbembe lui rend ici hommage.

L’on n’entendra donc plus la voix de Jean-Marc Éla, d’une limpide et cristalline pureté, si fulgurante dans son refus de toute compromission, si scintillante de clarté, et si porteuse d’espérance au milieu de la nuit de notre âge, de l’aridité de nos jours et de la cruauté qui n’a cessé de nous envelopper si étroitement, à la manière d’un mauvais sort.
Celui qui, un demi-siècle durant, s’était fait notre inlassable veilleur et qui, sans cesse, nous exhorta à nous lever et à marcher – celui qui avait consacré sa vie à guetter-la-nuit et à scruter l’aube désormais n’est plus. Et nous voici résolument orphelins, à jamais inconsolables, le cœur transpercé par une indicible douleur.
Pourtant, tant que nous n’aurons pas fini avec l’idée de l’Afrique et celle de l’homme aux prises avec lui-même, avec son prochain, avec son destin et avec Dieu, son nom partout nous accompagnera, le timbre de sa voix résonnera parmi nous, et son écho se fera entendre jusqu’aux extrémités d’un monde qu’il nous apprit à fréquenter et à réclamer comme le nôtre.
Persécuté par les siens, c’est au Canada qu’il trouva refuge. C’était au milieu des années 90. Il avait alors près de soixante ans. Engelbert Mveng, l’un des plus grands jésuites africains, historien et théologien de renom et fondateur d’une expérience monastique africaine venait d’être décapité. Éla, qui avait toujours manifesté pour lui une fraternelle piété fut profondément bouleversé et, dans sa lamentation, dénonça avec toute la force prophétique de sa voix cet odieux crime.
Derrière le meurtre de ce frère innocent, il vit la main d’un régime politique opaque et aveugle, organisé en une myriade de réseaux parallèles et en sociétés secrètes vouées au culte des fétiches et à la pratique des sacrifices humains.
Parce qu’il avait permis à ces réseaux et sociétés secrètes de coloniser l’État et parce qu’il tenait une grande partie de son pouvoir de son instrumentalisation de ces dispositifs de l’ombre, Éla tint Paul Biya, président de la République, directement responsable du sang d’Engelbert Mveng.
C’est alors qu’il fut, à son tour, confronté à des menaces de mort et quitta le pays.
La fin de son Exode, à l’autre bout de la terre, hiver de la solitude et de l’éloignement, ajoute son poids de honte et d’infamie au fardeau de notre douleur.
Elle fait remonter à la lumière du jour la nature ombreuse d’un État au berceau duquel gisent tant de crânes de tant de morts, tant de squelettes et tant d’ossements humains – la funeste récolte de tant d’emprisonnements, de tant de bannissements et relégations, de tant d’exils forcés, de tant de meurtres directs et indirects, de tant de pendaisons, empoisonnements et assassinats, depuis Rudolf Douala Manga Bell et Paul-Martin Samba du temps des Allemands en passant par Ruben Um Nyobè sous les Français, et, dans la foulée de la décolonisation, Félix Moumié, Abel Kingué, Ernest Ouandié, Osendé Afana, jusqu’à Abel Eyinga, Mongo Beti, Albert Ndongmo, Ahmadou Ahidjo, Engelbert Mveng, et tant d’autres, bourreaux, complices et victimes, morts et vivants confondus.
Comment en effet faire deuil d’Éla sans inscrire ce qui lui est arrivé et son décès au loin dans cette longue histoire des exilés et la longue lignée des martyrs de notre peuple ?
Comment ne pas placer ses funérailles sous le signe du long récit de notre captivité intérieure, en souvenir de la persécution systématique de nos meilleurs esprits, de la destruction organisée de notre créativité – et l’espérance que lui-même ne cessa d’entretenir, qu’un jour à venir, résultat de nos luttes, ces tourments prendront fin ?
Au demeurant, la critique et la dénonciation de cette logique du meurtre et de la destruction sous-tendent toute sa vie et son travail. Elle était particulièrement au cœur de sa réflexion théologique. Trois figures jouaient ici une fonction-témoin et, littéralement, hantaient son imagination. Et d’abord celui qu’il appelait « l’homme de Nazareth », duquel il se sentait si proche, auquel il vouait une affection sans bornes, et dont il réinterpréta le calvaire si vivement pour ses contemporains dans Ma foi d’Africain.
Ensuite Abel, tué par son frère Caïn et dont le cri monte jusqu’aux cieux, suscitant de Dieu lui-même cette implacable question à laquelle Éla revint sans cesse, comme si de la réponse à cette injonction dépendait le sens dernier de la vie et de la foi : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère Abel ? ».
Et finalement ce qu’il appelait « le monde d’en-bas », ceux auxquels il s’identifia, les faibles et les opprimés, tous les déboutés de la vie et les « sans-parts » pour lesquels il manifesta un parti pris radical, et dont les paysans africains avec lesquels il partagea quinze années de sa vie dans les montagnes de Tokombéré (nord-Cameroun) constituaient les témoins inquiétants, comme l’indique bien son beau livre L’Afrique des villages.
L’appel constant et le renvoi à ces trois inquiétantes figures octroyaient à sa critique une extraordinaire force d’accusation et une puissance de protestation rarement atteinte dans l’histoire de la pensée africaine. Sa capacité à montrer du doigt et à nommer l’immonde était inégalable. La sienne était une critique prophétique du pouvoir qui se nourrissait d’une intransigeance éthique et d’une colère d’essence biblique et testamentaire.
Cette critique et cette colère n’étaient pas seulement dirigées contre la puissance publique et les forces du monde. Elle n’épargnait pas l’Église à laquelle il appartenait et qui, obsédée par les honneurs, le luxe et le profit, ne savait plus exercer la charité, exiger la justice et protéger les faibles. Cette intransigeance ne visait pas la condamnation des individus. Elle était déployée au nom d’un amour radical pour l’homme, et surtout pour le pauvre et le malheureux dont il épousa entièrement la cause.
Lui-même tirait une partie de son énergie spirituelle de la figure de Jean Baptiste – celui qui, prêchant dans le désert, se fit l’annonciateur de cet-Autre-qui-devait-venir. Et de fait, le thème de ce-qui-vient et le souci du futur devinrent des piliers de sa réflexion tandis que la force d’accusation et d’annonciation et le jugement prophétique porté sur l’histoire, le pouvoir et la vie donnaient à sa pensée le triple caractère d’un long procès, d’une longue méditation et d’une longue prière.
Aussi bien le procès, la méditation que la prière étaient marqués par un profond sentiment d’urgence, une foi inébranlable en la justice de Dieu, la force des pauvres et l’espérance d’un monde nouveau à faire sortir tout droit de nos mains (voir Le Cri de l’homme africain), de nos savoirs, de notre intelligence et de notre mémoire (La Plume et la pioche).
Cette pensée de l’urgence puisait également sa force et sa radicalité dans une pratique personnelle de l’ascèse – le renoncement à toutes choses superflues, la joie et la liberté intérieure que lui procurait le fait de ne rien posséder sinon ses livres, son amour pour l’humanité et sa foi en Dieu. Il devait sans doute à cette vie ascétique l’éclat fulgurant de sa pensée, sa fidélité à l’égard des dépossédés, sa profonde dévotion pour l’Afrique et pour son peuple, et sa détermination à ne rien céder face à des pouvoirs voués à la destruction de la vie et décidés à échapper à toute dette de responsabilité.
C’est également cette pratique de l’ascèse qui fit de lui le théoricien africain sans doute le plus radical depuis Frantz Fanon.
Mais il fut aussi un prophète de l’espérance. De fait, le fondement de son œuvre intellectuelle et de sa praxis sociale fut de bout en bout l’espoir de libération des énergies cachées ou oubliées – l’espérance d’un éventuel retournement des puissances endormies, le rêve de résurrection.
Sa théologie en particulier s’origine dans ce rêve de résurrection. Chez lui, cette question de la résurrection était l’autre nom de la vie et de ce qu’il appelait la délivrance, ou encore la « libération ». Au demeurant, de ses enquêtes sociologiques, on peut dire qu’elles étaient le pendant séculier de sa critique théologique dans la mesure où elles avaient pour objet le dépassement de la mort et la célébration des luttes quotidiennes pour la vie et la dignité.
Il vécut sa vie comme une offrande au monde, à l’Afrique et à son pays, dans l’espoir qu’un jour proche, il sera possible à tous, et surtout aux faibles et aux malheureux, de participer à une vie humaine plénière.
Sa disparition laisse au tréfonds de nos vies une faille si immense qu’elle ne pourra jamais être traversée.
Elle nous fait pousser un cri de douleur si aiguë parce qu’à la mesure du don sans prix qu’Éla aura été pour les siens et pour le monde.
Il nous lègue un extraordinaire trésor qui alimentera l’esprit et les luttes des générations de demain.
C’est pourquoi, de Jean-Marc, nous nous souviendrons pendant longtemps, avec amour et filiale piété, chaque jour, comme le double qui accompagne le soleil au zénith, et la lumière qui fend de sa clarté l’ombre de minuit.

Principaux ouvrages :
La Plume et la pioche
Le Cri de l’homme africain
L’Afrique des villages
Ma foi d’Africain
La ville en Afrique noire
Quand l’État pénètre en brousse
Innovations sociales et renaissance de l’Afrique
Afrique : l’irruption des pauvres///Article N° : 8355

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