Après le succès de Kiffe, kiffe demain (2004) et la sortie de Du rêve pour les ouf (2006), et Les Gens du Balto (2008), l’écrivaine Faïza Guène publie Un homme, ça ne pleure paschez Fayard. Rencontre.
Un homme, ça ne pleure pas est-il un retour aux sources ?
Quand j’écris, je ne songe pas à surprendre le lecteur. Les Gens du Balto était différent dans le traitement mais je suis resté sur la même ligne dans le sens où j’écris sur des héros ordinaires. C’est clair qu’une histoire qui se déroule autour d’une famille algérienne m’est plus familière puisque j’en ai les codes et les valeurs. C’est plus lié à une envie, une inspiration qu’à une décision réfléchie. Peut-être aussi que j’ai mûri certaines choses ces dernières années et que la parentalité m’a inconsciemment influencée et poussée à m’interroger sur l’éducation, la transmission etc.
La transmission est ainsi le thème central du livre. Pourquoi ?
J’ai une certaine peur que les choses se perdent. Je suis nostalgique. Je me dis que lorsque cette génération de chibanis va disparaître, on va perdre beaucoup. Ce n’est pas lié au fait que je sois d’origine algérienne, c’est pareil pour tous les Français. Certaines valeurs ne sont pas à jeter à la poubelle mais on les perd. Ce n’est pas forcément réac’ de penser comme ça. C’est une forme d’intelligence que de savoir faire le tri dans ce que l’on garde. Il faut percevoir ce qui est essentiel.
Mourad, le personnage central de ton livre, est-il celui qui y arrive le mieux ?
Non, je pense que c’est Mina. Parce qu’elle a compris pourquoi elle a emprunté son chemin. Elle est mariée et a des enfants mais c’est elle qui a décidé de reproduire un schéma. Mina n’essaye pas de plaire aux autres et elle est fière de ce qu’elle est. Sa sur Dounia est dans une radicalité où elle rejette et même dénigre sa famille.
Mina a tout de même une réaction violente vis-à-vis de sa sur.
C’est une réponse à la violence que Dounia exerce. C’est violent de dire à sa famille : entre vous et mon mec j’ai choisi, ce sera lui. Cet homme que j’ai rencontré il y a trois jours, je le mets au-dessus des gens avec qui j’ai grandi et qui m’ont élevé.
Dounia aussi reçoit avec violence le fait d’être enfermée dans le cocon familial et ses restrictions.
En fait personne n’a bien réagi, ils n’ont pas adopté la bonne manière de l’aimer. Cela ne veut pas dire qu’elle n’est pas aimée. Mourad par exemple souffre mais pardonne à sa mère ses maladresses.
Il y a une drôle de complicité entre Mourad, devenir Professeur de collège, qui est policé et son élève Mehdi qui est une petite racaille. Les deux n’ont pourtant pas côtoyé le même milieu.
Mehdi voit Mourad comme celui qu’il aurait pu devenir s’il avait eu une situation plus favorable. À l’inverse Mourad voit en Mehdi ce qu’il aurait pu être sans un contexte favorable. Et quel est ce contexte ? C’est l’amour. Lorsque Mourad retourne à Nice il dit cette phrase en pensant à son élève : « C’est quand même autre chose de grandir au bord de la mer ».
Pourquoi avoir choisi d’utiliser un garçon, Mourad, comme héros ?
Je voulais un regard « neutre » entre les deux surs Dounia et Mina. Entre surs, le phénomène d’identification est très fort. Si j’avais choisi une fille, elle aurait été contrainte eu égard à sa famille, de choisir un parcours de vie plus ou moins proche de celui d’une de ses surs. Il m’a paru évident que Mourad aurait une distance et pas de jugement par rapport aux choix de ses surs.
Mourad n’est-il pas un peu coupé du monde ?
Un peu, il est surtout complexé et frustré. Mourad fait toujours en fonction de ce qui va plaire à sa maman. Il n’est pas libéré du poids de son éducation et n’a pas encore fait sa propre route. Il est en construction, ne prend jamais de décision et laisse les autres choisir pour lui. On a du mal à savoir ce qu’il veut.
Il m’a rappelé le héros de la série Bref qui par moments bloque son attention sur un détail et se fait des flash-back. Est-ce une astuce narrative ?
Un personnage qui intériorise beaucoup, permet de réinterpréter des situations, d’évoquer des souvenirs. Cela renseigne sur qui il est, comment il voit les choses, comment il a grandi. Si Mourad était un personnage sociable qui a plein d’amis, il y aurait eu plus de dialogues. Doria dans Kiffe kiffe demain était assez solitaire et donc elle racontait ses délires, ses émissions de télé, ses petites rêveries. J’aime utiliser des petits détails. Par exemple lorsque dans la clinique Liliane se fait opérer, Mourad en voyant le scalpel repense à sa circoncision. Cela n’a rien à voir mais tout à coup on se retrouve à Alger dans les années 1990. Il lui revient des souvenirs bizarres mais très symboliques comme sa mère qui ramasse son prépuce. On comprend la fantasmagorie du héros et c’est cela qui est intéressant dans ces digressions.
À l’époque de Kiffe demain, est ce que tu aurais pensé avoir un personnage Ministre de l’Intérieur comme Bernard Tartois dans le livre Un homme, ça ne pleure pas ?
Ça ne m’aurait pas intéressé. Là j’en avais envie mais encore une fois ce n’était pas pour dénoncer quoique ce soit. Bernard Tartois méritait de figurer dans le livre et je trouvais quelque chose d’intéressant en lui à raconter.
Correspond-il à un homme politique en particulier ?
Je n’ai pas rencontré un homme politique mais mille. Bernard Tartois en est un mélange. Il y a des gens qui écrivent en disant : je me suis inspiré de telle ou telle personne. Moi je n’arrive jamais à préciser la genèse d’un livre ou d’un personnage.
Tu tournes en dérision des sujets assez lourds comme certains discours politiques ou des situations familiales difficiles. Dans la vie de tous les jours prends-tu aussi les choses avec une telle ironie ?
Je ne veux pas dédramatiser des situations. Par exemple pour la scène où la famille découvre le livre de l’aînée Dounia, je le raconte avec humour pour que ce soit incisif et percutant. Je vais mettre en avant l’excitation de la mère qui laisse dix-sept messages sur le répondeur de son fils Mourad. Je cite les jeux de mots ridicules comme « je n’ai pas marché dans les pas de mon père pourtant il était cordonnier » pour montrer le mépris qu’elle a. L’humour est ma manière de mettre en lumière les choses graves. Elles apparaissent ainsi de façon différente. Peut-être que dans la vie réelle je serais incapable d’en rire. Je trouverais ça violent, condescendant.
L’humour est-il essentiel pour écrire selon toi ?
C’est une manière de raconter, de prendre de la distance et ne pas se prendre au sérieux. Les sujets forts, poignants et émouvants passent mieux, lorsqu’on les raconte avec une certaine légèreté. Je suis quelqu’un qui aime bien rire et cela se ressent dans mon écriture.
Tu as bénéficié d’une résidence en Algérie pour écrire
J’ai contacté l’Agence algérienne pour le rayonnement culturel parce que j’avais envie d’avoir un cadre pour écrire depuis l’Algérie. J’avais envie qu’une partie du roman se déroule là-bas. J’éprouvais le besoin d’y être de ressentir l’atmosphère, pour raconter les souvenirs d’enfance de Mourad.
Est-ce que je me trompe si je dis que tu t’es politisée avec le temps ?
Je ne me suis pas politisé, je suis moins naïve. Je ne suis pas là pour livrer un message, mais mes livres sont contemporains et s’inscrivent dans des réalités quotidiennes. Forcément, ce qui me touche, me préoccupe ou m’intéresse se retrouve dans mes bouquins. Mais je ne pense pas que mes livres soient plus politiques aujourd’hui, ils sont plus adultes je pense. Les choses qui me touchaient à 20 ans ne sont plus celles d’aujourd’hui.
Que retiens-tu de l’aventure du collectif « Qui fait la France ? » ?
On a sorti un livre, on a fait des interventions dans des écoles… mais c’était à mes yeux trop politisé. J’aimais bien l’idée de travailler ensemble. À l’époque j’avais le sentiment d’être seul dans mon côté. Il y avait les écrivains à la mode, les germanopratins et j’étais un peu à part. J’appréciais aussi le message qu’on voulait faire passer : la culture c’est pour tout le monde. Je voulais travailler sur l’accessibilité à la culture. Fin 2007, je ne pouvais plus trop m’impliquer pour des raisons familiales. L’initiative s’est délitée d’elle-même. On n’a jamais acté la fin du collectif.
Vous vouliez changer votre image auprès des médias, penses-tu que vous avez réussi ?
Je suis un peu blasé à ce sujet. Faut arrêter de croire qu’on peut être maître de son image. Il y a quelque chose de relou avec les journalistes français : une fois qu’ils pensent t’avoir cerné c’est mort. Je fais juste ce que j’ai envie de faire, je m’en fiche qu’on dise « elle écrit pour les rebeus ou untel ». Je n’écris pour personne, je n’essaye pas de surprendre ou plaire à des gens. À force de vouloir plaire à tout le monde et maîtriser ton image, tu te perds. Le tout est de ne pas être naïf.
Est-ce que poussée par les gens que tu rencontres et qui projettent des espoirs en toi tu n’es pas tentée de t’engager plus politiquement ?
Non, c’est vain de vouloir correspondre à ce que les gens attendent de toi. Les gens qui apprécient ce que tu fais, ils apprécient parce que c’est toi. Pourquoi changer ? Ce qu’on fait c’est du divertissement, on ne sauve pas des vies. Je ne suis pas une militante donc je ne vais pas me mentir. Je fais ce que je peux faire, des coups de pouce à droite à gauche pour des amis ou de la famille. La télévision, la célébrité ce n’est pas la vraie vie. T’imagine si tu mets tout ton cur là-dedans ! Tu déprimes, tu te suicides si ça ne marche pas. Kiffe kiffe demain date d’il y a dix ans. J’ai fait cinq ans sans écrire, j’ai eu ma fille
Tu parles « la vraie vie », tu tiens à raconter les histoires du quotidien. Pourquoi parler des gens ordinaires ?
La fiction est forcément un peu fantaisiste. J’aime le fait qu’avec la fiction on arrive à se rapprocher de la réalité. Mon intérêt est de se raconter soi-même en racontant les autres. Où est la performance de l’auteur ? C’est le regard qu’il porte qui est intéressant. Il peut par une certaine description, donner envie de rencontrer une personne banale. Les gens peuvent être ordinaires mais la manière dont on parle d’eux peut être extraordinaire.
Un homme, ça ne pleure pas
Faïza Guène
Fayard, 03/01/2014///Article N° : 12056