Joël Karekezi : l’étalon d’une génération

Entretien avec Joël Karekezi à propos de "The Mercy of the Jungle"

Print Friendly, PDF & Email

En complément de notre première entrevue lorsque le film n’était pas encore tourné, quelques questions à Joël Karekezi à propos de La Miséricorde de la jungle, qui vient de remporter l’étalon d’or, la plus haute distinction au Fespaco de Ouagadougou, ainsi que le prix spécial du jury Freedom au festival du film africain de Louxor.

Il est clair que le choix de la jungle comme lieu du tournage structure le film. Elle y joue véritablement le rôle d’un personnage qui va aider les deux personnages à s’ouvrir l’un à l’autre et à évoluer.

Oui, c’est une histoire qui se passe au Congo. Mon cousin m’avait raconté comment il s’était perdu dans la jungle : j’ai senti que c’était fascinant mais aussi un personnage. Voulant faire un film antimilitariste, je me suis dit que je pouvais l’utiliser pour faire se confronter les personnages, se découvrir jusqu’au moment où ils vont choisir entre la survie et la mort, mais aussi se questionner sur les atrocités et les crimes qui s’y déroulent. C’est à la fois psychique et physique. La jungle devait donc être un vrai personnage. Dans l’écriture, on a travaillé à la rendre présente. Egalement à l’image : j’ai discuté avec mon chef opérateur, Joachim Philippe, pour qu’elle soit à la fois magnifique et atroce, qu’elle fasse résonner.

Il est frappant que dans le montage, il y a toujours une coupure avant de tomber dans l’aventure qui nous plongerait dans le film d’action : le lion n’arrive pas, les éléphants ne sont qu’évoqués, etc. On entend les bruits de la jungle et non une musique qui emporterait.

Oui, on pouvait tomber dans beaucoup de styles : d’action à très lent. Les sons aident à sentir la jungle. Le monteur Antoine Donnet était avec nous dans la jungle à faire la régie : il en a eu l’expérience et a compris comment la faire vivre à l’écran. De mauvais choix à ce niveau auraient grandement nui au film.

La bande son est-elle ainsi issue du tournage ou bien y a-t-il des sons rajoutés ?

On a dû créer quelques petits moments mais le plus gros a été enregistré dans la jungle. Benoît de Clerck a beaucoup capté les sons pour disposer de toute la panoplie nécessaire.

Pour le jeune Faustin, le sergent Xavier est un héros.

Oui. Il veut avancer, marcher, tirer comme Xavier. C’est ainsi qu’il veut devenir quelqu’un.

Faustin dit qu’il s’est engagé dans l’armée par souci de justice. Pourquoi un tel personnage après le génocide ?

Les jeunes qui s’enrôlent dans l’armée ont des ambitions : protéger leur pays, mais aussi protéger ou venger leur famille… Faustin cherche à devenir un homme et comprendra que cela ne passe pas par la vengeance. Xavier a un long parcours guerrier derrière lui. Ce sont des personnages opposés. Faustin est fragile au départ et va mûrir mais ne devient pas l’homme qu’il voulait devenir mais un homme de paix.

Il apprend la responsabilité.

Oui, comme son ami qui va faire un sacrifice capital qui permet de construire le futur.

Le sacrifice n’est pas net, pourtant.

Le futur et le présent se confrontent en lui. Il est travaillé par l’enfer dans cette traversée de la jungle et il lui faut se décider à penser au futur de nos enfants, de l’Afrique, de l’humanité. Il lui fallait sortir du cycle de violence qui sans cesse se régénère partout.

Il parle de ce cycle en disant qu’il a peur que les enfants continuent à nous détester. En prison, il évoque les exactions de son armée, donc de l’armée rwandaise au Congo. Cela ne va pas plaire à tout le monde…

Mon questionnement dépasse la politique : il est psychique. Je voulais écrire une approche poétique qui questionne l’armée dans le monde entier. C’est un film universel qui concerne tous ceux qui connaissent la guerre. Je ne pointe pas le doigt. Il y avait toutes sortes de nationalités dans la production car ce questionnement est au-delà de la guerre entre le Rwanda et le Congo. Cette deuxième guerre au Congo avait mobilisé quatorze pays ! Il ne s’agit donc pas de pointer un seul doigt.

Le film est soutenu par l’étalon d’or du Fespaco remis par le président Kagame sur place à Ouagadougou. On a l’impression qu’il aide à pousser un plus loin la ligne rouge de ce qu’on dit et qu’on ne dit pas sur l’introspection par rapport à la violence de l’ensemble des armées de la région…

Cet étalon concerne une génération qui fait du cinéma et qui a pour cela besoin de nos Etats. Nous le faisons avec nos idées. Ce film est pacifique, comme peut l’être La Ligne rouge de Terence Malick par exemple. Nous exposons nos points de vue cinématographiquement pour faire réfléchir aussi bien nos populations que nos dirigeants.

C’est comme ça que les choses avancent ?

Oui. Et c’est bien sûr un grand honneur d’avoir le prix au Fespaco. Cela va nous aider pour poursuivre notre voie. J’espère que c’est tout une génération qui va profiter de cette visibilité.

Cela s’additionne à la nomination de Louise Mushikiwabo à la tête de l’Organisation Internationale de la Francophonie pour affirmer la présence du Rwanda sur la scène internationale.

Le Rwanda est très présent dans les festivals. Imfura de Samuel Ishimwe avait remporté l’Ours d’argent à la Berlinale en 2018. Kivu Ruhorahoza a réalisé deux longs métrages. Clémentine Dusabejambo a gagné des prix partout avec ses courts métrages, etc. C’est ma génération. En se débrouillant par nous-mêmes, on crée des formations. L’étalon d’or appuie notre travail.

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire