Koffi Kwahulé, l’Afrique et l’ailleurs : les défis idéologiques d’une dramaturgie du déracinement

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Koffi Kwahulé fait partie d’une génération d’écrivains qui revendique son déracinement. Mais un tel déracinement, contrairement à ce qu’on pourrait penser, ne signifie pas désintérêt pour l’Afrique, continent d’origine du dramaturge. Ce déracinement sous-tend plutôt une libération des formes théâtrales africaines d’une sorte de déterminisme historico-littéraire qui a longtemps conditionné et qui conditionne encore les productions dramatiques des auteurs noirs. Si l’écrivain ivoirien propose un théâtre original marqué de bout en bout par la métaphore du masque qui transfigure l’ensemble des catégories dramatiques, c’est parce que ce théâtre est un lieu-carrefour où se rencontrent divers éléments culturels (africains, européens, américains, etc.) dont l’auteur est lui-même forgé. Il s’agit donc d’un théâtre particulier, d’un autre théâtre qui appelle forcément des enjeux idéologiques nouveaux.
Cette communication permettra de montrer comment à travers une écriture toujours renouvelée, le dramaturge convoque, à sa façon, l’Afrique qu’il interroge avec force et provocation, même si ce continent apparaît dans les textes, parfois subtilement et en sourdine. Au-delà de cette présence de l’Afrique à l’intérieur des trames dramatiques « kwahuléennes », ce qui importe, c’est de voir finalement comment Kwahulé transpose sur la scène théâtrale, ses vérités d’homme à d’autres hommes, qu’ils soient Noirs, Blancs, Jaunes ou Rouges.

Le théâtre de Koffi Kwahulé, on le sait, est devenu au fil des années, un théâtre de l’exil dont les enjeux se jouent en dehors du continent noir. Ni la fable, ni l’espace-temps, ni les personnages, ni l’action ne s’inscrivent dans un environnement exclusivement africain. Cette prééminence de l’ailleurs apparaît à travers l’ensemble des pièces récentes de Koffi Kwahulé qui serviront d’appui à l’analyse : Bintou, Il nous faut l’Amérique, Jaz, P’tite-Souillure, Misterioso 119, Blue-S-Cat etc. Bintou par exemple met en scène l’univers des cités françaises et, plus largement, européennes autour d’une adolescente qui concentre à la fois les souffrances, la révolte et les rêves d’une jeunesse issue de l’immigration. La trame dramatique est donc axée sur une figure insaisissable, celle de Samiagamal (surnom de Bintou) qui défie toute forme d’autorité et crée sa planète à elle. Elle y règne comme une véritable princesse, chef incontestable d’un gang constitué de trois caïds : Manu l’Européen, Kelkhal le Maghrébin, Blackout l’Africain, prêts à satisfaire le moindre de ses désirs. Evidemment, Bintou ne peut se lire comme une pièce typiquement africaine – Encore, faut-il savoir ce qu’est une pièce typiquement africaine. Si elle répond d’un théâtre qui transcende les frontières continentales, c’est parce qu’elle met en scène toute la jeunesse d’aujourd’hui prise entre le marteau d’une société de surconsommation et l’enclume d’un monde globalisé en perte de repère, qui n’a pas su lui inculquer les valeurs cardinales de la rigueur et du travail. Et il ne reste plus à cette jeunesse que ce grand saut dans le vide de la violence que théâtralise Koffi Kwahulé. A l’image des « lycaons« , les jeunes issus de banlieues aussi bien européennes, africaines, asiatiques qu’américaines semblent avoir décidé d’assumer le saut dans ce vide en « cassant pour exister », histoire de combler un tel vide par une espèce de jouissance extatique que seules peuvent produire quelques prouesses « morbides » dont témoignent Blackout et Manu :
BLACKOUT : On avait volé une tire, Bintou et moi. On était je ne sais plus où quelque part sur la côte. On mange dans un Macdo et un type n’arrête pas de mater Bintou. Je lui dis au type de reluquer ailleurs […] Je lui dis : tu cesses de mater ma copine ou je te botte le cul ! Du coup, le mec devient agressif, il fait de grands mouvements dans tous les sens en me traitant d’enculé, de petit morveux. Soudain Bang ! J’aime pas qu’on me traite d’enculé. Bang ! Et son visage pisse le sang et il s’écroule à mes pieds et il se vide de son sang. […] Après, je sens Bintou qui me chope et m’entraîne hors du Macdo jusqu’à la voiture. Elle m’arrache le pétard et hurle : démarre ! J’étais surpris d’être aussi calme. […] Bintou n’arrêtait pas de se jeter à mon cou. […] Elle était tout excitée d’orgueil, je la sentais fière de moi. Elle caressait le neuf millimètres encore chaud en disant : Maintenant tu es devenu un homme, Okoumé, un vrai. Désormais, tu t’appelleras Blackout. (p. 20)
MANU : […] Je vais me buter un flic. D’abord me trouver un pétard comme Blackout. Et bang ! C’est ça, commencer par me buter de la poulaille, après on verra. Le top du top, ce serait un AK 47. Carrément. Là, t’arroses…(p. 21)
Une autre œuvre comme Cette vieille magie noire tient le lecteur-spectateur bien loin des quartiers bouillants d’Abidjan. L’action dramatique se déroule dans l’univers complexe du « show-biz » newyorkais où la boxe occupe une place de choix. A travers un combat devant opposer Shorty « un Noir d’un certain âge » et Todd Ketchel « un Blanc. Grand espoir blanc » (p. 6), Kwahulé passe en revue les conflits d’intérêt, de même que les trafics en tout genre qui enlèvent à ce sport sa noblesse et en font un vaste chantier où prend forme un monde mafieux définit par l’occultisme, le trucage des combats, le gain facile. A côté de cet univers particulier de la boxe aux Etats-Unis, se met en place un autre monde qui se fond au premier : celui du théâtre, plus exactement, celui du comédien. Par le truchement d’une sorte de métathéâtre, le ring qui est par excellence le symbole géographique de la boxe devient le lieu scénique où Shorty et Angie s’entraînent à jouer Faust de Goethe dont Shadow est le metteur en scène. (Même décor que précédemment. Faisceau de lumière sur le ring ; Angie s’y tient enchaînée. p. 18). Les contours de ce monde sont indiqués dans la définition même du concept de comédien. Une définition qui rompt avec l’acception classique du terme :
SHADOW : […] Je te l’ai souvent dit : un comédien, ce n’est pas un type qui joue un rôle ou qui cherche à entrer dans la peau d’un personnage. C’est à Broadway qu’on apprend de tels mensonges. Un comédien, c’est quelqu’un qui cherche à rompre un pacte avec lui-même, à violer un secret sur lui-même pour l’offrir aux autres. […] (p. 20)
Le comédien est donc appelé à transcender le personnage en recherchant au fond de lui-même ce qui relèverait du rêve, de l’invention, une sorte de magie détachée de sa réalité physique et susceptible de capter la sensibilité, l’émotion du lecteur-spectateur. Le ring ne sert pas uniquement de théâtre. Il se mue par moments en plateau de télévision pour le Reporter qui, en dehors de la présentation des différents protagonistes, s’étend longuement sur la riche carrière du champion. Cette triple fonction du lieu scénique fait dire à Sylvie Chalaye que « la mise en abyme empêche tout ancrage spatial » etque « le ring finit par nous apparaître suspendu comme une montgolfière, espace de l’envol et du voyage. » (1)
De même que Cette vieille magie noire où le lecteur-spectateur est introduit dans un environnement qui, de prime abord, semble étranger à l’Afrique, La dame du café d’en face fait partie d’une dramaturgie de l’ailleurs. Ce texte porte sur la société européenne vieillissante qu’incarne l’héroïne de la pièce, une vieille dame en mal d’autorité qui « vampirise » les membres de sa famille : son mari, sa fille, son gendre et sa petite fille. (2)
De façon générale, que ce soit dans Big shoot, Jaz, P’tite-Souillure, Misterioso 119 ou Blue-S-cat, le dramaturge inscrit les différentes trames à l’intérieur de cadres urbains spécifiques et référentiels : la cité (Jaz), une cage (Big Shoot), la maison familiale (P’tite-Souillure), la prison (Misterioso-119) et enfin l’ascenseur (Blue-S-cat). Au sein de ces lieux, se déploie toute sorte d’horreur. Dans Jaz par exemple, le récit-monologue de l’énonciateur qui porte ou non le masque de Jaz, traduit parfaitement cet endroit, réceptacle des crimes les plus odieux. Il suffit de considérer « l’immeuble dégoulinant de merde » où habite Jaz et la dégradation de la sanisette, lieu du viol évoqué de la jeune femme pour s’en convaincre. Avec un tel lieu non viable, l’agression sexuelle supposée ou réelle de Jaz, ne peut que susciter le désir de vengeance qui transparaît dans le fantasme du meurtre du violeur. Quant à la parole dans Big Shoot, elle émane d’un monde extrêmement restreint, voire liberticide. C’est une « cage de verre carré » qui sert de théâtre aux faux dialogues entre le bourreau (dénommé également Monsieur) et Stan. De là, apparaît le rapport dominant/dominé liant les deux personnages. En effet, le bourreau entend assujettir son interlocuteur supposé qu’est Stan. Mais en réalité, il se pose comme le sujet principal d’un « dialogue » à sens unique qui paraît tourner en rond et qui finalement semble enfermer Monsieur dans ses propres fantasmes. Dans ce « cocon » qu’est la « cage de verre carré« , où il se donne l’illusion d’avoir prise sur l’autre, le bourreau n’est que l’ombre de lui-même devant un Stan vide de toute substance et qui, peut-être, n’a d’existence que dans l’imagination de Monsieur. C’est pourquoi la violence qui se dégage de cet enclos ne s’inscrit pas dans un registre conflictuel ordinaire. Elle paraît se déployer loin des contours trop connus de l’action d’affrontement dialoguée. C’est plutôt une violence qui relève des pulsions de Monsieur et qui se traduit par le désir d’en découdre avec l’autre ; cet autre pouvant surgir aussi des zones brumeuses de l’inconscient. Cette violence-là, s’élabore pour elle-même. Elle n’est accompagnée d’aucune revendication politique ou sociale explicite et pourrait en définitive n’être qu’un déchaînement schizophrénique du bourreau.
Les trois dernières pièces que sont P’tite-Souillure, Misterioso-119 et Blue-S-cat constituent un questionnement de la société actuelle ; une société peu rassurante, plus encline au doute, à la peur qu’à la quiétude, aux certitudes. C’est dans un tel monde (symbolisé dans les œuvres, respectivement par « la maison familiale« , « l’ascenseur en panne« , « l’ancien couvent devenu prison pour femme« ) que Ikédia le personnage énigmatique de P’tite-Souillure accomplit le rituel du « retour en soi », de l’exhumation pour donner une nouvelle sépulture au père et pour prendre un nouveau départ. C’est également de là que la jeune femme de Blue-S-cat, en proie à ses propres angoisses et fantasmes, perd son sang-froid et risque d’assassiner l’autre homme, occupant circonstanciel de cet ascenseur tombé en panne soudain. C’est enfin ce monde qui sert de scène aux délires cathartiques des prisonnières de Misterioso-119 qui, bien que reconnues comme des délinquantes notoires, semblent n’avoir rien perdu de leur féminité, de leur sensualité.
Toutes ces œuvres se caractérisent par l’impossibilité de fixer ou de cataloguer les catégories dramatiques dans une sphère raciale donnée. Les différentes fables tiennent difficilement par un fil conducteur. Les personnages ne cessent de se construire et/ou de se reconstruire. Les indications spatio-temporelles chez Kwahulé ne sont jamais référentielles et deviennent complexes parce que le fait qu’elles ne soient pas surdéterminées au départ n’empêchent pas qu’elles demeurent des lieux d’intensité dramatique : la sanisette dans Jaz par exemple est le lieu où se déroule le viol. La prison et l’ascenseur dans Misterioso 119 et Blue-S-cat ne sont pas seulement ces zones d’enfermement au sein desquelles les personnages se retrouvent face à eux-mêmes et face aux autres. Ce sont des lieux-mémoires par lesquels le lecteur-spectateur peut essayer d’entrer dans les univers-labyrinthes des personnages, même si nous savons que c’est pour s’y égarer. On le voit bien, le théâtre de Koffi Kwahulé est en constant déplacement non seulement par une thématique éclatée mais aussi à travers des formes qui ne cessent de défier en les bousculant, les conventions de l’écriture théâtrale.
Tout porte à croire que dans la dramaturgie « kwahuléenne », il existe une sorte d »emprise de l’ailleurs » qui pourrait amener à s’interroger sur les traces, les parts africaines d’une dramaturgie qui s’édifie en terre étrangère. Mais ne nous y trompons pas. L’Afrique reste omniprésente dans les textes théâtraux de Koffi Kwahulé. En tant qu’artiste, l’écrivain ne s’est en aucun cas déconnecté de son continent d’origine. D’ailleurs des œuvres comme Fama et Histoires de soldats ou Le Masque boiteux créées respectivement en 1998 au Centre Culturel Français d’Abidjan et en 2002 dans le cadre du festival Novart au Glob’Théâtre de Bordeaux peuvent être considérées comme un retour aux sources. L’auteur fait une incursion dans l’histoire de L’Afrique. Il met en scène des héros dévitalisés comme Fama dont le statut de prince africain n’empêche pas qu’il soit emporté par les charmes de la nouvelle société qu’institue le système colonial. Dans la même veine, Goliba, le masque-tirailleur de Le Masque boiteux regagne sa terre natale après les Indépendances où il n’existe que par ce prestige d’ancien combattant. Au-delà de la mésaventure de ces personnages, Koffi Kwahulé réinvestit la thématique coloniale pour davantage faire ressortir deux des clés de son écriture à savoir le mensonge et le rêve qui en est la conséquence logique. Si le mensonge « colonial » fait connaître à ces protagonistes un parcours tragique, c’est par le rêve que ceux-ci parviennent à transcender les traumatismes qui s’ensuivent pour se maintenir en vie et devenir ainsi de vrais héros de l’illusion. Et ce couple mensonge-rêve semble être le masque par lequel Koffi Kwahulé déménage constamment l’Afrique dans des ailleurs divers où on a parfois l’impression qu’elle se dilue indéfiniment. C’est pourquoi, chez Koffi Kwahulé, s’il existe des problématiques spécifiques au continent africain et aux noirs en général, ces problématiques ne peuvent se repérer que dans le cadre global d’un système complexe de contradictions issues de la mise en réseau des continents européen, américain et africain. Une œuvre comme Cette vieille magie noire renvoie certes au milieu de la boxe newyorkaise mais semble traduire avec force sa filiation africaine à travers ce discours de Shadow :
SHADOW : […]Le jour où le classement de Todd lui permettra d’être challenger officiel, ce combat se fera. Nous ne sommes pas l’Armée du Salut. A nous, on ne nous a jamais fait de cadeau, dans quelque domaine que ce soit. Nous avons toujours été obligés de tout prouver, y compris que nous sommes des hommes, nous, les fils aînés du monde ! Alors, qu’à son tour Todd Ketchel prouve ! Qu’il prouve qu’il est assez fort, assez agile et assez intelligent sur un ring pour avoir le droit de disputer un championnat du monde.[…] (Cette vieille magie noire, p. 17)
Le sujet parlant s’érige en porte-parole d’une collectivité, profère et assume au nom des siens une parole fédératrice comme pour rappeler qu’il existe un « Nous » établi par l’histoire ; un « Nous » qui regroupe « les fils aînés du monde », ceux à qui il n’a « jamais été fait de cadeau », ceux qui ont « toujours été obligés de tout prouver », y compris qu’ils « sont des hommes ». On croirait avoir affaire à une sorte de néo-négritude puisque Shorty incarne le mythe du héros noir invincible qui peut servir de source d’identification possible pour une communauté noire dépossédée d’elle-même. Comme le scande le Reporter, « Shorty n’était pas un boxeur, c’était LE boxeur ». On peut d’emblée se rendre compte de la grandeur de Shorty à travers la présence très marquée de l’article défini « le » par les caractères d’imprimerie. Toutefois, une telle lecture ne saurait tenir et prospérer pendant longtemps. L’écrivain ivoirien brouille tout de suite les pistes en « dé-héroïsant » son personnage qui est vite rattrapé par une certaine réalité. « Shorty [écrit Sylvie Chalaye] a besoin d’être confronté à ses limites d’être humain pour retrouver la sensation d’exister. […] Sur le ring, il tue le Blanc, mais la mort du Blanc n’anéantit pas l’antagonisme que l’Histoire a instauré entre les deux races, et le boxeur blanc laisse une descendance, sa jeune épouse est enceinte, tandis que Shorty est inexorablement condamné à l’amour incestueux et stérile pour sa sœur. Finalement, pour reconquérir sa place d’être humain, il devra affronter de nouveau le mépris, celui d’être accusé de dopage. Shorty finit dans un asile et, derrière lui, c’est l’image de tout un peuple psychosé et nécessairement schizophrène qui se profile, d’un peuple qui n’a pas d’autre histoire commune que celle de la colonisation et de l’esclavage, histoire précisément de la dépossession de soi. » (3).
Et justement, toutes les pièces qu’on ne peut pas soupçonner d’africaines sont des écritures de la dépossession de soi. C’est bien à ce niveau que pourrait s’établir le lien – bien sûr pas si évident – de Jaz, Big Shoot, P’tite-Souillure, Misterioso-119, Blue-S-cat etc. avec le continent d’origine de l’auteur. Ce sont des écritures du manque et de la quête de soi par lesquelles la condition spécifique du Noir se profile toujours en toile de fond. Ce théâtre pour « traumatisés » en construction s’adresse à tous les hommes dans cet univers en perte de vitesse et tente de proposer à chacun le rêve approprié. C’est un théâtre qui joue sur le registre des intersections, des va-et-vient et qui ne s’enracine vraiment à l’intérieur d’aucun continent. Il s’invite dans tous les espaces et déplace les frontières idéologiques des dramaturgies africaines.
Dans un entretien qu’elle a accordé à Françoise Pfaff, Maryse Condé déclarait :
L’enracinement est très mauvais au fond. Il faut absolument être errant, multiple, au-dehors et au-dedans. Nomade. […] Je crois à présent qu’il est bon qu’un écrivain soit un étranger au monde, à tous les mondes dans lesquels il se trouve. C’est le regard de l’étranger qui est le regard de la découverte, de l’étonnement, de l’approfondissement. Si on est trop familier avec un lieu, si on est trop enraciné dans un lieu, on ne peut pas écrire avec vérité sur ce lieu. On mythifie. (4)
Cette conviction de l’écrivaine guadeloupéenne semble définir le mieux la perspective dans laquelle s’inscrit la dramaturgie « kwahuléenne ». Si on devait en déterminer une critériologie, le premier trait distinctif de ce théâtre, tiendrait du déracinement de son écriture. La plupart des œuvres de l’écrivain ivoirien donnent à penser qu’il s’est départi d’une vision artistique afro-centrique pour poser les jalons d’un théâtre du perpétuel voyage, un théâtre transcontinental. Ce choix, nous le savons, ne traduit nullement un désintérêt pour l’Afrique au profit d’un ailleurs plus rassurant. Il faut considérer la démarche de Koffi Kwahulé comme relevant d’un positionnement idéologique dont les enjeux apparaissent dans chacune des pièces produites ces quinze dernières années. Il s’agit de se libérer du conditionnement historique, politique et littéraire auquel est encore soumise la majorité des écrivains africains. Le faisant, le dramaturge s’engage en faveur d’une création artistique de tous les possibles à même d’aider à projeter sur le continent noir un regard nouveau. Un regard qui situe l’Afrique non pas en marge du monde mais comme partie intégrante de la société humaine. Un regard qui finalement permet de faire peau neuve, de se reconstruire d’autres mythes. C’est pourquoi, les textes de Koffi Kwahulé sont presque tous habités par la métaphore du masque. Celle-ci paraît servir de remède à ce que l’écrivain considère comme « le mal de l’évidence » dont souffriraient les peuples noirs :
[…] Je crois que l’une des faiblesses du peuple noir est d’être si évident. […] Lorsqu’on est si « reconnaissable », il arrive un moment où l’on éprouve le besoin de se « retirer » du monde pour se reconstruire, parce qu’on ne peut pas se reconstruire à vue. Les communautés facilement repérables sont en danger. D’où l’urgence de brouiller les cartes et circonscrire un espace « en dehors », un temps d’illusion pour se recréer. C’est un masque. Soudain je décide de porter un masque, de me retirer derrière un masque, un espace-temps, un leurre pour avoir le temps de naître à nouveau, hors des regards qui savent déjà. (5)
C’est dire que l’Afrique avec laquelle l’auteur rompt par le canal du théâtre est l' »Afrique des évidences », celle des stéréotypes. Cette rupture ne saurait se lire uniquement à travers l’exil de l’écrivain en Europe, notamment en France. Elle est d’abord et avant tout philosophique et psychologique, car elle appelle nécessairement une véritable introspection. Quitter l’Afrique, celle des colonies, des épopées et des désillusions pour en réinventer une autre qui prendrait rendez-vous avec l’avenir en allant à la rencontre des autres continents, tel semble être le leitmotiv chez Koffi Kwahulé. A l’imaginaire des passés douloureux et/ou glorieux, il oppose l’imaginaire du présent par lequel le créateur travaille sur des réalités telles qu’elles pourraient se présenter. Cela se traduit concrètement par des trames dramatiques en phase avec une Afrique en crise d’identité, en crise politico-économique dont l’histoire est à réinventer par endroits puisqu’elle est trouée çà et là. Koffi Kwahulé se dégage ainsi des pesanteurs d’une conception dominante et mystificatrice de l’Afrique qui a, peut-être à un moment donné, été source d’équilibre pour certains, mais qui n’aide pas à problématiser le regard que les Africains portent sur eux-mêmes, celui qu’ils peuvent projeter sur les autres et inversement l’image que les autres se font de l’Afrique. On comprend pourquoi dans les textes théâtraux de Koffi Kwahulé, l’Afrique et les Africains sont présents de la même manière que le seraient d’autres hommes, Blancs, Jaunes ou Rouges. Et l’espace-temps qui est le leur n’est pas forcément prédéterminé. Il est en constante instabilité avec des personnages qui se déconstruisent et se reconstruisent indéfiniment. Tout porte à croire que l’auteur fait une apologie de ce qu’il appelle le « déséquilibre » et que nous considérons comme étant la quête d’un autre équilibre :
[…] Etant issu de la communauté noire et en raison de l’histoire qu’implique une telle réalité, il m’est philosophiquement impossible de partir d’un savoir préétabli. Car toute mon histoire me dit qu’il n’y a rien de définitif ; tout est à reconstruire. En tant que Noir, je sais dans mon esprit et dans ma chair qu’il n’y a rien de définitif. […] Je pars de l’idée que pour que les choses tiennent, il faut qu’elles ne reposent sur rien. Je préfère ce qui se « confie » à l’improvisation, au flottement, sans assise repérable. Mon écriture est une écriture du déséquilibre. (6)
Avec Koffi Kwahulé, l’Afrique ne se met plus en spectacle en terre africaine. Elle joue et se joue ailleurs. Autant elle peut être interrogée, autant elle interroge aussi. On aurait tort de penser que Koffi Kwahulé fait partie de ces afro-pessimistes qui ont définitivement tourné le dos au continent et qui se complaisent dans un confort occidental propice à tous les discours-leçons qu’on pourrait adresser à ceux qui survivent dans cette Afrique du désordre et du chaos. Bien au contraire, par une dramaturgie du rêve qui désenvoûte l’Afrique des démons de l’enfermement, l’auteur met en travail le lecteur-spectateur invité à se prendre en main et à s’interroger sur le devenir de l’homme qu’il soit africain ou non.C’est donc une véritable dramaturgie du désenclavement qui permet d’interroger le théâtre classique dans le sens d’un dépassement. Elle devrait servir de prétexte à une remise en cause, à un nouveau départ aussi bien pour ceux qui rejettent ou qui regardent de façon très paternaliste le théâtre dit africain que pour ceux qui en font un genre statique par lequel la communauté noire pourrait se distinguer des autres. A partir du moment où l’expérience montre bien que tous les rendez-vous politiques, économiques fixés d’avance pour l’Afrique ont échoué, il faut peut-être prendre d’autres rendez-vous en tenant compte des vides, des riens que laisse l’histoire. L’une des clés du développement culturel du continent noir réside éventuellement dans la figure symbolique d’un personnage tel que Bintou. En effet, Bintou n’est pas que le prototype du jeune délinquant d’aujourd’hui. En se dressant contre ses parents qui essaient à travers l’excision – un autre masque de la pièce Bintou – de la ramener sur ce qu’ils veulent bien présenter comme le droit chemin, cette fanatique de la « danse du ventre » apparaît également comme le modèle d’une jeunesse lucide qui défie toute forme d’autorité malfaisante. En cela, Bintou pourrait être considérée comme l’héroïne d’une autre époque, une époque d’avenir qui, au-delà de cette actualité trouble, annonce des lendemains meilleurs. Ainsi que l’écrit justement Sylvie Chalaye, Bintou « est la déesse du multiculturalisme des cités, avec une soif d’absolu : elle est noire, africaine, aime Manu l’européen et danse la danse de Samiagamal l’orientale, elle est une déesse d’hybridation.« . (7) Or l’hybridation n’est possible que par la démarche qu’adopte Koffi Kwahulé et qui consiste à déplacer l’Afrique pour mieux se l’approprier. Pour sortir de la schizophrénie que provoque « le mal développement », l’écrivain ivoirien semble inviter les Africains à devenir continûment autre sans cesser d’être soi.
On pourrait conclure en citant Koffi Kwahulé qui, au-delà de la création, ne manque pas souvent de donner des pistes aidant à élucider son théâtre. A propos de sa relation avec l’Afrique et le monde, l’auteur affiche une position très claire. Il déclare :
« Souvent, lorsque les gens abordent ce que j’écris, j’ai l’impression qu’ils évacuent le fait que je suis noir. […] j’écris avec tous les traumatismes qu’implique l’expérience de ma communauté. […] Car être noir, c’est être traversé par les obsessions et les fantasmes des autres. Mais aujourd’hui cette expérience est partagée par tous et n’importe quel individu est violé comme Jaz, est fabriqué, inventé par les autres comme Ikédia. L’expérience noire me permet de voir à quel point les personnes que je croise dans la rue ont perdu leur nom, sont fragmentées, sont elles aussi, devenues hybrides, explosées. […] La société n’est qu’une fiction imposée par les plans quinquennaux et autres budgets prévisionnels…Tout est fiction, et seule importe notre capacité à la réaliser. » (8)
Dans la perspective « kwahuléenne », contrairement à ce qu’on pourrait croire, tout part de l’Afrique, des traumatismes inhérents à l’expérience particulière des Africains. Mais si l’ancrage africain est indiscutable, tout ne doit pas s’arrêter à cet ancrage. L’enjeu restant la capacité qu’on peut avoir de transcender ce socle par le masque de l’écriture pour aller à la rencontre des autres avec lesquels on partage forcément cette part d’éclatement, de fragmentation et d’hybridité propre au vécu de l’homme d’aujourd’hui. Toute la dramaturgie de Koffi Kwahulé est traversée par la problématique du déracinement qui en fonde l’originalité.

1. Sylvie Chalaye, « Le miroir inattendu des violences modernes » in Théâtre/Public n°158, Gennevilliers, Théâtre de Gennevilliers, mars-avril 2001, p. 39.
2. Voir Sylvie Chalaye, « Le miroir inattendu des violences modernes » in Théâtre/Public n°158, Gennevilliers, Théâtre de Gennevilliers, mars-avril 2001, p. 39.
3. Sylvie Chalaye, « Théâtre africain et identité contemporaine » in Théâtre/Public n°158, Gennevilliers, Théâtre de Gennevilliers, mars-avril 2001, p. 87.
4. Françoise Pfaff, Entretien avec Maryse Condé, Paris, Karthala, 1993, p. 46.
5. Cf. Sylvie Chalaye, Afrique noire et dramaturgies contemporaines : le syndrome de Frankenstein, Paris, Editions Théâtrales, 2004, p. 43.
6. Cf. Sylvie Chalaye, op. cit., p. 40.
7. Sylvie Chalaye, op. cit. p. 120
8. Voir Sylvie Chalaye, Idem, p. 44.
BIBLIOGRAPHIE
Dominique Traoré, Dramaturgies d’Afrique noire francophone, dramaturgies des identités en devenir, Paris, Editions Le Manuscrit, 2008.
Françoise Pfaff, Entretien avec Maryse Condé, Paris, Karthala, 1993
Sylvie Chalaye (sous la direction de), Théâtre/Public n°158, Gennevilliers, Théâtre de Gennevilliers, mars-avril 2001
Sylvie Chalaye, Afrique noire et dramaturgies contemporaines : le syndrome de Frankenstein, Paris, Editions Théâtrales, 2004///Article N° : 8821

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