La BD centrafricaine sous perfusion

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Soutenue par des bailleurs de fonds institutionnels, la BD centrafricaine, malgré l’émergence de nouveaux auteurs comme Didier Kassai, reste encore trop souvent cantonnée à des messages à vocation éducative ou sensibilisatrice.

Dans les années 60, à l’aube de l’indépendance, ont paru les premières BD en noir et blanc ayant pour titre, Les aventures de Tamako.
Bien plus tard, en 1983, avec le soutien de l’Archidiocèse de Bangui et édité par le centre Jean XXIII, fut lancée une revue entièrement BD de 16 pages Tatara (1), dessinée par Come Mbringa sur des scénarios de Eloi Ngalou et Olivier Bakouta-Batakpa, tous trois enseignants.
Le personnage principal Tekoué (2) est un intellectuel ivrogne, paresseux, malhonnête mais sympathique. Témoin de la société centrafricaine, il en incarne tous les vices. C’est l’anti-modèle, celui qu’il faut éviter d’imiter. C’est pourquoi la conclusion de chaque histoire l’oblige à tirer les leçons de ses mésaventures, ce qui laisse toujours un espoir de changement.
Comme l’explique Olivier Bakouta-Batakpa « Avec Tatara, nous voulons montrer aux Centrafricains ce qu’ils sont, leur faire voir leur réalité quotidienne. Notre souci est donc d’aborder les fléaux sociaux avec objectivité afin d’inviter le lecteur à tirer lui-même les leçons de chaque mésaventure de Tekoué. (3) »
Des revues au service de messages sociaux
Le sujet des premiers numéros illustre parfaitement cette volonté moralisatrice (4) puisque sont abordés des thèmes comme l’alcoolisme (Tatara numéro 1), l’exode rural (numéro 2), la corruption (numéro 3), l’oisiveté (numéro 7) ou le népotisme (numéro 8). Parallèlement aux critiques sociales, Tatara publiait des séries réservées à la santé publique en traitant de la tuberculose, le diabète, la diarrhée, toujours par le biais de la BD.
Vendu à 200 Fcfa (5), Tatara connut un grand succès pendant une décennie au point même de susciter une réédition en 1996 à Dakar par l’ENDA-Siggi de l’une des histoires intitulée Les neveux d’abord. Phénomène rarissime en Afrique qui s’explique par la qualité narrative des bandes dessinées. Tatara sera interdite au bout de 12 numéros par les autorités du pays qui se sentaient visées par certaines critiques (6).
Ce journal fut relayé en 1985 par Balao jeunesse (Bonjour jeunesse), trimestriel, contenant également des jeux et des dossiers thématiques, lancé par les éditions Edifamadi (7), avec le soutien du Centre Culturel français de Bangui. Les pages BD étaient créées par Clothaire Mbao Ben Seba (scénariste et rédacteur en chef), Roger Kouli (directeur de publication) et Josué Daïkou (dessinateur), mort électrocuté en juin 2005 par un câble de haute tension tombé sur sa maison. Ce dernier avait également collaboré au journal tchadien pour la jeunesse Sahibi et illustré un ouvrage pour la jeunesse au Sénégal : les trois voyageurs. Cette fructueuse collaboration avait donné naissance aux personnages de Kossi, de l’inspecteur Mandelot et Max et Solo.
Entièrement gratuit grâce à des subventions, libre de contenus à ses débuts, Balao fut très vite utilisé par des bailleurs de fonds étrangers ou des institutions comme moyen de transmission de valeurs éducatives et de sensibilisation à des messages de santé publique. Le fonds routier, organisme dépendant du Ministère centrafricain des transports, en particulier, y eut recours très régulièrement : deux numéros de 1994 sur le code de la route et l’alcool au volant (intitulé De la bière à la bière) et de 1998 sur les véhicules privés servant de transports en commun (intitulé Gbaloukouma). Un dernier numéro, intitulé Jaune, rouge, vert, stop : spécial rentrée scolaire, dessiné par Didier Kassaï, paru en 2006, a également été financé par le ministère des Travaux public.
La popularité de ce journal, à l’époque de sa parution régulière, fut énorme pour un pays d’Afrique et les tirages très importants : entre 8000 et 10 000 exemplaires par numéro. Ce succès explique le lancement d’autres journaux comme Dounia, le journal des jeunes, écris par des jeunes de Notre Dame d’Afrique et publiés avec le concours de l’Archevêché de Bangui mais également de Mbayo qui ressemblait à s’y méprendre à Balao : même dessinateur, même scénariste, même présentation, même mise en page et même souci de didactisme. Le numéro 0, par exemple, sensibilisait les citoyens à la nécessité de voter aux élections en suivant les aventures de Gbasso, Tutu et Aïda.
Mais ces revues n’eurent pas le même succès que Balao et Tatara.
Le succès de Balao atteint des sommets lors de l’édition du Guide Balao pour la Centrafrique en 1991 et, surtout lors du grand concours organisé en 1988 par ce journal en partenariat avec l’atelier BD du CCF et portant sur le thème « Comment aimeriez vous vivre en l’an 2000 ?« . Ce concours donna lieu à l’un des premiers albums locaux, dans lequel on retrouve les premiers pas d’auteurs qui se manifesteront par la suite : Régis Noé, Joel Assana, Guy Clotaire Mbilo, Dieudinné Ngamakota, Dum Singa, Jephte & Josias Bondravode, Modeste Nzapassara, Joël Wangbia…
Quelques années plus tard, en 1990, paraissent deux BD : L’homme du parc auto édité avec beaucoup de courage par l’auteur Ernest Weangai et La chaîne et l’anneau – financé par Le Centre Culturel Français de Bangui. Celui-ci fut le premier album mixte composé par un scénariste européen, Philippe Garbal et un dessinateur centrafricain, Bernardin Nambana. Ces albums, édités en moyenne à 1000 exemplaires, n’ont cependant jamais atteint les tirages de Balao et Tatara.
Des auteurs émergents
Le début des années 90 verra l’émergence de Guy Eli Maye qui participera au projet BBKB en 1990, (Bangui – Bordeaux – Kinshasa – Brazzaville), bateau itinérant avec à son bord des ateliers de théâtre, de peinture et de BD. L’atelier BD était également composé du malgache Jano et des Congolais Baruti et Kisito. Eli Maye sera, trois ans plus tard, à l’origine de Wan-to, une aventure de Bafio, BD née d’un des ateliers de la semaine culturelle, organisée à Bossangoa, dont il fut l’animateur.
Editée par le Centre Culturel français de Bangui, cette BD, en noir et blanc, racontait sous une forme réaliste et détaillée, l’histoire d’un jeune garçon, Bafio, qui assistait aux différentes étapes des préparatifs de la semaine culturelle de Bossangoa.
Puis ce fut un peu le vide jusqu’en 1998, où la Bd centrafricaine connut un second souffle avec la participation au 1er salon africain de la Bd de Libreville du scénariste de Balao et Bayho, Clotaire M’Bao Ben Seba et de Didier Kassaï, à l’époque caricaturiste au journal Le perroquet (8).
À partir de l’année 2000, sortiront de nouvelles Bd en couleurs ou en noir et blanc, toujours à vocation éducative sur des thèmes variés destinés à sensibiliser les populations à la protection de l’environnement avec l’album Eco – pionniers de Mbomou (9), au virus du SIDA, avec la revue trimestrielle Wandara (10) (qui a démarré en 2003) ou l’album SIDA, un danger imminent (11), à la protection du parc national de N’délé avec Kossi et Mbala au PDRN (12), au désarmement des ex-combattants avec Une nouvelle vie (13) tirée à 10 000 exemplaires, ou à la vulgarisation de la science dans Les scientifiques au service de la population, dessinée par Jean Noël Ndiba.
Par la suite, le projet bilatéral de coopération éducative franco – centrafricain EDUCA 2000 a piloté en 2005 la réalisation d’une bande dessinée Aventures en Centrafrique de Didier Kassaï et Olivier Bombasaro (responsable de la partie Ecoles primaires du dit projet), qui sert de support pédagogique à l’apprentissage de la langue française dans les écoles centrafricaines.
En parallèle, le projet finance la réalisation par les mêmes auteurs de 10 albums pour enfants relatant les aventures de Gipépé le Pygmée. Huit étaient déjà sortis en 2006.
Puis, en 2003, un collectif de bédéistes de Bangui lançait le magazine bimestriel de bande dessinée Sanza BD, qui tirait à 500 exemplaires et sortit 7 numéros de 2003 à 2005 avant de disparaître faute de mobilisation des auteurs (14).
Enfin, 2006 sera l’année de la consécration pour la BD centrafricaine, à travers Didier Kassaï, doublement récompensé par le 1er prix du concours « Vue d’Afrique » organisé dans le cadre du festival d’Angoulême ainsi que par le prix Africa comics de l’Association Africa e méditerraneo.
Le bilan peut sembler somme toute satisfaisant pour un pays ignoré par la plupart des spécialistes mondiaux de la bande dessinée.
Malheureusement, la réalité est plus contrastée, la situation de la bande dessinée en Centrafrique constitue un condensé des difficultés auxquelles est confronté le 9ème art sur l’ensemble du continent.
L’enclavement des bédéistes centrafricains est patent. En dehors de leurs frontières, seul Didier Kassaï a connu un certain succès avec les deux prix déjà mentionnés, mais également avec plusieurs participations à quelques productions internationales. En 2000, il participe au projet collectif français A l’ombre du baobab, qui donnera lieu à une exposition au Festival International d’Angoulême en 2001 (15). Par la suite, il collaborera aux ouvrages collectifs italiens, Africa comics 2003 et camerounais, Shegue.
En 2006, le premier titre de la série Gipépé le pygmée a été réédité en Cote d’Ivoire par les classiques ivoiriens suivi d’un album Les exclus, scénarisé par Clotaire Ben Seba et édité par la maison d’édition canadienne TNT.
Un secteur ignoré des éditeurs
En dehors, de son cas, le travail des bédéistes de RCA18 reste totalement méconnu à l’étranger (16), alors que plusieurs Africains comme le Gabonais Pahé (17), les Congolais Masioni (18) et Paluku (19) commencent à se faire éditer en Europe.
Manque d’ambition, de talent ou d’information ? Les raisons sont diverses. Toujours est-il que, vu l’étroitesse du marché local, cet état de fait nuit évidemment au développement d’une discipline pour laquelle pénétrer le marché franco-belge constitue une nécessité et une référence.
Pourtant, des contacts avec des bédéistes européens ont existé, en particulier à l’occasion de stages financés par la coopération française.
Dans les années 80, un atelier Bd fut organisé au CCF de Bangui avec Philippe Robert qui rééditera l’expérience en 2003 avec un atelier intitulé Les grands quelqu’uns. Les planches ont été exposées à l’Alliance française mais la publication initialement prévue n’a pas suivi.
En 2001, furent organisés un atelier avec Beb-Deum et une exposition « Ils rêvent l’Afrique, ils rêvent le monde« . Cet atelier déboucha sur une réalisation concrète : un superbe ouvrage individuel du… formateur (20) !!!
En 2004, un stage fut organisé avec Christian Peultier (Mirabelle chez Glénat) afin de soutenir la sortie de Sanza BD mais il se transforma, faute de délais suffisant, en atelier de dessin de presse.
Comme sur le reste du continent, le marché de la Bd n’existe pas en RCA. La raison principale est le prix des bandes dessinées – entre 500 et 8000 Fcfa – trop élevé pour le pouvoir d’achat des centrafricains.
La majeure partie des BD éditées au cours des années écoulées l’a été grâce à des financements extérieurs. En dehors de l’action et des subventions de la Coopération française et du Centre Culturel français de Bangui, plusieurs autres organismes utilisent la bande dessinée comme supports pédagogiques : le PNUD (Wandara BD et Nouvelle vie), le Fonds canadien d’Initiative locale (Eco-pionnier de Mbomou), l’Union européenne (Kossi et Mbala parle PDRN), le FNUAP (Sida, danger imminent), etc…
Les auteurs de Bande dessinée, logiquement soumis aux desiderata des bailleurs de fonds, obligés de travailler dans l’urgence, peinent à trouver leur style. Il en résulte que la BD n’est perçue que comme un simple média d’accès aux populations locales et non comme un art à part entière.
Toujours donnée, rarement vendue (y compris Balao et Tatara), la bande dessinée centrafricaine est totalement sous perfusion et ne constitue en aucune façon une industrie culturelle (21).
De fait, aucun bédéiste ne vit de son travail et peu ont une activité liée à leur passion. Bassa Mardoché est fonctionnaire d’Etat, Jean Noël Ndiba travaille pour une société biblique, Bondravodé est devenu prêtre catholique, Serge Mbaïkassi est pasteur au Bénin, Frédéric Kassaï est contrôleur de péage. D’autres sont sérigraphes, peintres, caricaturistes…
L’une des solutions tiendrait au recours à la presse locale qui permettrait de donner une première vie à la bande dessinée et d’installer dans l’imaginaire collectif des séries et des personnages. À charge pour des éditeurs privés, les grands absents de ce milieu, d’en profiter par la suite en éditant des produits adaptés aux bourses des citoyens locaux et moins copiés sur l’Europe.
Car, peu chère à produire et rapide à réaliser, la bande dessinée semble un média de communication et de loisir formaté pour des pays comme la Centrafrique. Réussir ce pari serait un excellent signe envoyé à l’ensemble de l’opinion publique pour laquelle ce pays est trop souvent synonyme d’instabilité et de coups d’Etat.

1. Ce qui signifie Miroir en sango, langue nationale de la RCA.
2. Le gourmand ou mangetout en sango.
3. Tatara : un miroir. Olivier Bakouta-Batakpa in Vivant univers, N°367, Bande dessinée et tiers-monde. Janvier-février 1987. pp. 34-35.
4. Le sous-titre de la revue était évocateur : Le journal de la lutte contre les mauvaises mœurs de la société.
5. A une époque, où 50 Fcfa valaient 1 FF.
6. Certains thèmes traités dans Tatara relevaient en effet carrément de la politique : La fille du ciné bar (N°5), par exemple, est un hommage à un jeune lycéen et à sa mère, assassinés par les forces de l’ordre centrafricaines, à la fin du règne de Bokassa. Philippe Robert revient plus longuement sur l’histoire de Tatara dans l’article : La bande dessinée, Notre librairie, N°97, pp. 107-108.
7. Edition diffusion des manuels didactiques, qui est une maison d’édition et une imprimerie imprimant et diffusant des manuels scolaires pour le Ministère de l’Education Nationale.
8. A l’époque, Didier Kassaï avait déjà dessiné avec son frère Frédéric, L’histoire de William Haas, album qui devait être publié aux Etats Unis par la mission baptiste et qui restera inédit.
9. Scénario et dessins de Jean Noël Ndiba..
10. Scénario et dessins de Jean Noël Ndiba, Jean Noël Mokope et Didier Kassaï..
11. Scénario et dessins de Régis Noé.
12. Scénario et dessins de Guy Eli Maye.
13. Scénario et dessins de Olivier Bombasaro et Didier Kassaï
14. Les membres de ce collectif étaient Guy Eli Maye, Ernest Weangaï, Régis Noé, Mardoché Mbassa, Wilfried Sanze, Didier Kassaï, Joel Assana, Gabin Picassa Vobodé, Josias Bondravodé, Socrate Bangala et Béatrice Mossongo.
15. Sa participation concernait l’exposition mais non l’album qui l’avait précédé.
16. Par exemple, en dehors de Didier Kassaï (qui signe D’Kass), aucun bédéiste centrafricain n’est présent dans les différents albums de Africa e méditerraneo : matite africana, africa comics 2002, africa comics 2003 qui font pourtant un état des lieux complet de la bande dessinée africaine.
17. La vie de Pahé, T.1 Bitam de Pahé, Ed. Paquet, 2006.
18. Rwanda 1994 de Masioni, Grenier et Ralph, Albin Michel, 2005.
19. Missy de Hallain Paluku, Svart et Benoit Rivière, La boîte à bulles, 2006. Coup de cœur de la Fnac en novembre 2006.
20. PK-12 voyages en Centrafrique, Beb-Deum, Ed. du Rouergue, 2003.
21. Pour un complément d’information sur cet épineux problème qui touche l’ensemble des pays d’Afrique, voir l’article de Sébastien Langevin sur ce sujet : Il faut que l’Afrique construise son marché, Africultures, février 2006.
Rose Hill, Île Maurice, Avec l’amicale et très active collaboration de Didier Kassaï.///Article N° : 6882

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2 commentaires

  1. Jean Louis Saint Dizier le

    Je me nomme Jean Louis Saint-Dizier. En 1885, avec Bernard Baquer et sous l’autorité de Monsieur Pierre Sammy, nous avons créé à Bangui le journal Balao. J’au recruté Clotaire Mbao à partir du numéroc4 du journal (départ de Bernard Baquer). Je ne connais absolument pas Roger Kouli. J’ai rejoint le Tchad en 1989 ou j’ai créé le journal Sahibi.
    Le rôle de monsieur Sammy a été fondamental.
    Vous pouvez vérifier mes propos auprès de Clotaire Mbao ou de Didier KassaÏ

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