Dans l’univers de la bande dessinée, les échanges sont disproportionnés entre l’Europe et l’Afrique. Si les auteurs africains sont de plus en plus nombreux à tenter leur chance en Occident, la très faible production d’albums édités dans le Sud n’en franchit pas les frontières.
La bibliographie des auteurs africains commence très souvent avec leur production européenne. Le public européen ne voit donc pratiquement aucune uvre créée et pensée en Afrique (1). Comme le fait remarquer le camerounais Simon Pierre Mbumbo : « En Europe, les éditeurs ne prennent pas le risque d’éditer des BD africaines qu’ils ne sont pas sûrs de pouvoir faire vendre. Ils nous proposent toujours de nous mettre dans leurs moules avec des histoires bien de chez eux (2) ».
Christophe Ngalle Edimo, représentant de l’Association L’Afrique dessinée, abonde dans le même sens : « [
] l’éditeur nous a affirmé qu’il y avait un risque commercial et que personne n’allait acheter de bande dessinée parlant de l’Afrique : « ce serait mieux si vous traitiez d’autres sujets
» Nous étions déçus car nous voulions traiter certains sujets liés à l’Afrique. (3) » Le constat est encore pire pour l’Afrique anglophone avec laquelle les échanges sont quasi inexistants.
Une seule exception, cependant, l’Afrique du Sud avec laquelle les échanges sont les plus constants et les plus équilibrés de part et d’autres en terme de traduction et d’adaptation d’uvres. Pourtant, durant très longtemps, du fait de l’apartheid et de la politique de boycott qui en résultait, la France et l’Afrique du Sud n’ont eu que très peu d’échanges économiques et culturels. Mais, depuis quelques années, les choses ont largement progressé, au fur et à mesure que l’Afrique du Sud s’affirmait comme un géant du continent, grâce aussi à la proximité géographique entre La Réunion et Johannesburg.
La première histoire sud-africaine à avoir été traduite et adaptée en France est la série des Madame et Eve, gros succès de librairie avec 30 000 ventes en moyenne dans un pays où un best-seller atteint péniblement les 7000 exemplaires (4). Publiée en strips quotidiens dans 13 journaux du pays et lue par 4 millions de lecteurs, cette série humoristique est « le miroir à peine déformant des relations entre blancs et noirs, symbolisés par une « maid » et sa patronne, bourgeoise blanche à collier de perles (5) ».
Les 12 albums originaux ont été compilés en six opus par Vent d’Ouest entre 1997 et 2000 avec un certain succès critique et public : Enfin libres ! – T.1 (1997), Votez madame et Eve – T.2 (1998), La coupe est pleine – T.3 et Remue ménage à deux – T.4 (1999), Madame et Eve en voient de toutes les couleurs – T.5 et Madame vient de mars, Eve de vénus – T.6 (2000). Plus proche de l’univers des comics anglo-saxons que de la Bd franco-belge, Madame et Eve doit également son succès au contexte politique et au regain d’intérêt né en France au début des années 90 envers la nation arc-en-ciel, porteuse d’un espoir vers une transition pacifique post-apartheid (6).
Par la suite, les auteurs sud-africains publiés en Europe étaient surtout issus du groupe Bitterkomix (7), journal de BD underground en langue afrikaans, qui a connu 14 numéros depuis ses débuts en 1992.
Fondé par Joe Dog (Anton Kannemeyer) et Conrad Botes (Konradski), formés à l’Université des Beaux Arts de Stellenbosch, ce journal prend une tournure « trash » assez marquée avec des images à caractères pornographiques à partir du numéro 4.
D’autres dessinateurs comme Joe Daly puis Karlien de Villiers (à partir du N°8 en 1998) rejoindront par la suite la revue. Les bitterkomix publieront également des monographies comme Stet (1989), Gif afrikaner sekskomix (1994) ainsi que différents best-of en anglais comme tout récemment le magnifique The Big bad bitterkomix handbook (2007) (8).
Fait rare pour un pays anglo-saxon, les auteurs du mouvement Bitterkomix ont toujours revendiqué l’influence du 9e art à la française dans leur travail. Kannemeyer déclarait en 2004 : « I grew up with Tintin ; it was very important to me. (9) », des propos quasi identiques à ceux de Karlien de Villiers : « Dans mon enfance, les seules BD que je lisais régulièrement étaient Les aventures de Tintin [
] on peut dire qu’il m’a influencé d’une certaine manière
. (10) ».
Cette influence est également présente dans leur parcours professionnel où elle est assumée et revendiquée depuis le début « We were more french influenced, to bring a point across. Moebius, etc. (11) », en particulier avec des auteurs indépendants comme le précise Karlien de Villiers : « Anton et Conrad m’ont également permis de découvrir par la suite les travaux d’auteurs qui m’ont influencé comme David B., Marjane Satrapi, Julie Doucet, [
] Jean Philippe Stassen, Baudoin (12) « .
Proximité culturelle oblige, c’est grâce à des éditeurs indépendants comme L’association ou Cornélius que les auteurs Bitterkomix ont été publiés en France. En 2000, juste après avoir été invités au festival d’Angoulême de 1999, Conrad Botes et Joe Dog participent à Comix 2000 (13), album de bandes dessinées muettes de 2000 pages, dessinées par 324 auteurs de 29 pays différents à l’occasion du passage à l’an 2000 et qui constituait une photographie non exhaustive mais très représentative de la bande dessinée indépendante internationale.Par la suite, Conrad Botes et Joe Dog seront publiés en France en 2002 dans le N° 31 de Lapin, journal édité par L’association, et Conrad Botes, tout seul, en 2006 dans le N°27 de Ferraille illustrée, édité par Les requins marteaux (14).
En 2007, deux auteurs Bitterkomix ont été publiés en France : Joe Daly (15) avec un album quasi-muet chez L’association, Scrublands, initialement paru chez l’éditeur américain Fantagraphics books et Karlien de Villiers avec Ma mère était une très belle femme aux Éditions çà et là. Première bande dessinée autobiographique d’un auteur sud-africain éditée en France, elle était tout d’abord parue en Suisse chez Arrache cur en 2006, sous le titre original Meine mutter war eine schöne frau, puis en espagnol par Glenat Espagne.
La référence à la France et au mouvement L’association, reste, là encore, très présente : « On me demande souvent si Satrapi a influencé mon travail, et la réponse est oui, incontestablement, mais seulement en partie. [
] Je crois que Persepolis m’a montré d’autres exemples d’affinités possibles entre histoire et illustrations, même si je ne sais précisément comment l’expliquer. (16), souligne Karlien de Villiers ».
En 2008, est prévue l’édition française d’un livre de Conrad Botes chez Cornélius et la traduction du The Big bad Bitterkomix handbook chez L’association.
D’autres noms apparaissent comme celui de Brice Reignier, lauréat du concours Vues d’Afrique au festival d’Angoulême 2006.
Dans les années 80-90, s’est développée à La Réunion, l’aventure du Cri du margouillat qui présentait des caractéristiques culturelles similaires au mouvement Bitterkomix. Les deux courants vont se lier humainement et artistiquement. Joe Dog, Conrad Botes, Jo Daly et Karlien de Villiers seront invités quasi systématiquement aux quatre premières éditions du festival de BD de Saint-Denis, Cyclone BD (17). Le journal Le margouillat, qui va remplacer à partir de 2000, Le cri du margouillat, éditera même une histoire de Joe Dog, Noir (dans le N°13 de décembre 2001) et des extraits de planches de Conrad Botes (N°12 de novembre 2001). Le scénariste Appollo, présente ses homologues sud-africains, dans les termes suivants (18) : « En Afrique du Sud, la BD semble rencontrer un certain succès. Alors même que le pays n’a pas de tradition en la matière, le journal Bitterkomix ouvre la voie à une création engagée et personnelle qu’on peut rapprocher de la scène underground européenne. [
] la morale, les tabous sont secoués, et la société post-apartheid découvre la modernité grâce à une revue qui cogne là où ça fait mal. Bitterkomix a suscité une réaction ambivalente puisque c’est à la fois le repoussoir d’une société encore imprégnée d’une histoire récente marquée par le conservatisme le plus violent et un racisme qui n’a vraisemblablement pas disparu, et une sorte de miroir particulièrement séduisant de ce que pourrait être la nouvelle Afrique du sud : jeune, impertinente, décomplexée, d’avant-garde. (19)« .
De la même façon, la Bd francophone est très visible en Afrique du Sud. Les trois éditions successives (2002, 2004, 2006) du Festival international de bande dessinée du Cap, Comics brew ont permis, grâce à l’appui inconditionnel de l’Ambassade de France, d’inviter plusieurs dessinateurs français et francophones : Rabaté, Stassen (France) et Kalonji (Suisse) en 2002, Huo-Chao-Si et Appollo (La Réunion) Willem (France) en 2004, Lewis Trondheim et Michel Plessix (France) ainsi que Pat Masioni (RDC) en 2006. Elles ont par ailleurs permis de montrer leurs travaux dans des expositions et dans le très beau catalogue du festival (The comics brew festival catalogue). Des auteurs français ont également été publiés dans des revues locales.
L’autre grand journal déjanté de bande dessinée sud-africain, Mamba comix (20), compte Zapiro, caricaturiste vedette du pays (21), Andy Mason (22), futur responsable du Comics brew, Rico (Madam and eve) ou N.D. Parmi ses dessinateurs, Mazin a édité une histoire de Jean Philippe Kalonji, The search, dans son premier numéro de 2003, The aliens issue (23). Bitterkomix a également publié deux histoires de Serge Huo Chao Si et Appollo traduites en afrikaans, dans leur numéro 12 : Chinese kos et 13 : Die verhaal van die neger ysterwerk (24). Le numéro 12 sera une sorte de numéro spécial France puisqu’il comptera une planche de Hobopok, autre dessinateur de Le cri du margouillat, intitulé Meet Bitterkomix, un article directement écrit en anglais du même : Comics on Reunion island (25), et une histoire de Pascal Rabaté, Welcome to Johannesburg.
Depuis quelques années, l’éditeur sud-africain Miodrag Pepic (Ed. Pepic & Kraus) réédite des albums français traduits en anglais sur le marché local : en 2004, Pepic & Kraus a édité 4 albums français : Gil Saint André (Vol. 1), Lanfeust de Troy (Vol. 1), Le 3e testament (Vol. 1) et Titeuf (Vol. 1) sans aucun soutien. Le succès fut mitigé comme il le déclarait en 2006 : « Nous sommes parvenus à vendre environ 400 exemplaires de nos premiers tomes de Titeuf, Lanfeust, Gill St André et le troisième testament, et au vu de ces chiffres, on peut considérer ces titres comme des best-sellers, malgré les pertes financières qu’ils ont générées. (26) ». Les chiffres auraient quelque peu augmenté depuis Miodrag Pepic revendiquant fin 2007 3500 ventes pour ces 4 premiers titres (27).
En 2005, Pepic a sollicité un appui de la part des institutions françaises pour éditer sept nouveaux titres : Lanfeust de troy (vol. 2), Capitain Biceps (Vol. 1), Titeuf (vol.2), Le 3e testament (Vol. 2), Universal war one (Vol. 1) et les deux premiers tomes de Zoulouland. La réaction positive (28) a permis la sortie en cette fin d’année 2007 des volumes 2 de Titeuf et de Lanfeust en attendant les autres titres qui s’étaleront en 2008 (29).
Les titres suivants de chaque série (Titeuf, Lanfeust
etc.) sont actuellement en pourparlers pour les années suivantes. Cela démontre un investissement certain de la part de l’éditeur qui a d’ors et déjà pris l’engagement de publier à ses frais les tomes 3 et 4 de Zoulouland, qui se déroule dans le pays (30).
Ces échanges entre la France et l’Afrique du Sud sont dus à la conjugaison de plusieurs facteurs : un réservoir de talents importants (31) et la présence d’éditeurs de revues et de livres dynamiques et volontaires constitue un préalable absolument nécessaire. Mais cela ne suffit pas. La présence dans la région d’un département français nanti d’une véritable culture BD a également joué un rôle important de passerelle et de transmission entre les deux pays. Enfin, l’origine européenne de la plupart des bédéistes cités leur a, sans doute aucun, permis de bénéficier de contacts avec l’Europe. Le succès sud-africain s’explique également par l’existence d’un courant graphique autonome, underground, satirique, effronté et parfois violent, en phase avec la société post-apartheid et porteur d’un réel discours alternatif ouvert sur d’autres courants extérieurs (32), du fait d’influences graphiques similaires (33). De fait, Bitterkomix, malgré un tirage finalement limité (1000 à 1500 exemplaires), a été considéré par L’association et Le margouillat comme un mouvement avec lequel ils avaient des affinités. Il en a résulté ces échanges, pour une fois équilibrés, entre un pays du Nord et du Sud.
1. A l’exception, remarquable, de l’album Magie noire de l’ivoirien Gilbert Groud, publié chez Albin Michel en 2003 qui a été dessiné en Afrique sans être pensé pour un marché européen.
2. Les créateurs africains cherchent leur voie, L’essor (Mali), N° 15972 du 18 juin 2007.
3. Interview par Paul Yange donné à grioo.com : « http://www.grioo.com/pinfo11816.html »
4. Leur site, consulté quotidiennement par 13 000 internautes, est disponible sur « http://www.madamandeve.co.za »
5. L’Afrique du sud se mire dans le miroir de « Madame et Eve », Fabienne Pompey, Le monde, 6 janvier 2003. Voir également « Madam and Eve » sur le net sur « http://www.afrik.com/article7296.html »
6. La série, née en 1992, s’était faire remarquer très tôt en France, puisque dès 1994, des articles apparaissaient dans la presse. Cf. La nouvelle société sud-africaine au crible de la BD, Libération, 11 janvier 1994.
7. La signification du titre serait « BD amer ».
8. Cet ouvrage, abondamment illustré, retrace tout l’historique de Bitterkomix ainsi que le parcours « art contemporain » des deux fondateurs.
9. Joe Dog, interviewé par John Lent, 30 octobre 2004, inédit.
10. Propos recueillis et traduits par Laurence Le Saux, Bodoï, avril 2007.
11. The outrageous art of south africa’s Bitterkomix, the comics journal N°275, avril 2006.
12. Extrait de Ma mère making of – 2, blog des Editions çà et là, »http://infoscaetla.over-blog.com/article-6881275.html »
13. Avec, en ce qui concerne Joe Dog, un pastiche saisissant de Tintin.
14. Histoire La passion du rat blanc reprise dans l’intégral Reliure Ferraille illustrée N°4
15. Joe Daly avait publié un album en Afrique du sud : The red monkey – the leaking cello case – double storey book en 2003, dont on peut voir un extrait dans Africa comics 2003.
16. Extrait de Ma mère making of – 2. Op. Cit.
17. Karlien De Villiers sera seule invitée à l’édition de 2007.
18. Appollo, La Bd dans l’Océan Indien, Le margouillat, N°13, p. 14. L’article est accompagné d’une planche de Botes et Joe Dog sur leur séjour à La Réunion : Duh boere a La Reunion.
19. A noter que bien des années après, alors qu’il vit maintenant à Luanda, Appollo continue de suivre avec sympathie et intérêt les tribulations européennes du groupe Bitterkomix. Cf. son blog « http://appollogue.blogspot.com ».
20. Cf. »http://www.mambacomix.co.za/index.html »
21. Lauréat en 2005 du prestigieux Prins Claus, Zapiro a travaillé pour le Sowetan, le Sunday times et le Mail & guardian.
22. Pour ceux qui lisent l’italien, des notices biographiques sont lisibles dans Matite africane, toujours disponible sur le site de Africa é mediterraneo.
23. Ce numéro comptait également un reportage dessiné du séjour en France de Karlien De Villiers : Paris, france
24. Cuisine chinoise et Le nègre ferraille parus précédemment dans les numéros 10 et 12 du Margouillat.
25. Article repris dans The big bad Bitterkomix, Hobopok est l’auteur de Le temps béni des colonies (1998) et le véritable « découvreur » des bitterkomix qu’il a ensuite révélé à ces camarades du Cri du margouillat.
26. Point export : Afrique du sud, Suprême dimension, N°3, avril 2006, p. 85.
27. Ces chiffres permettent de relativiser le succès de la bande dessinée française en Afrique du Sud.
28. Le Ministère des Affaires Etrangères français prend en charge une partie des cessions de droit et achète les Cdroms contenant les planches des albums. Concomitamment, l’Ambassade sur place a versé une aide à la publication.
29. Miodrag Pepic, décidément très entreprenant, a également édité deux albums originaux cette année : Kruger Park et Mustang Sally.
30. Une dépêche de l’AFP évoque les projets de Pepic : Titeuf et ses potes de Kruger Park secouent la Bd sud-africaine, Cf. « http://fr.news.yahoo.com/afp/20071227/tcu-afsud-edition-bd-prev-0b4785e_1.html »
31. Exemple assez révélateur, les sud-africains représentaient 17 bédéistes sur 31 du concours Africa comics 2002 et 13 sur 41 pour Africa comics 2003.
32. La revue Chimurenga, tout en ayant son originalité propre, subit clairement son influence ainsi que Stripshow N°1, créé par des étudiants de Joe Dog, et Lekker comics (2006) fondé par Daniel Du Plessis.
33. En particulier les alternatifs américains / canadiens : Robert Crumb, Daniel Clowes, Joe Matt, Chester Brown, Charles Burns
.. Reconnus par l’Association, le margouillat, Bitterkomix comme des maîtres du genre.Remerciement à Frédéric Jagu, Serge Huo-Chao-Si, Alain brezault et Appollo.
Cet article n’ayant pas pour objectif de retracer l’histoire de la Bd sud-africaine, je renvoie le lecteur au dernier numéro de Bo Doï (N°114 de janvier 2008) qui compte un article intitulé « Comics world tour en Afrique du sud ».///Article N° : 7207