Portée par des bédésites talentueux, la BD congolaise (RDC) s’est imposée chez les éditeurs du Nord à travers quelques noms devenus incontournables. Malgré un marché intérieur peu favorisé par une situation économique difficile, elle reste très populaire au niveau local. Les liens coloniaux de la RDC avec la Belgique, terre du 9e art, ont eu d’inévitables répercussions sur l’histoire de la BD congolaise dont l’évolution est unique sur le continent.
La profusion de talents graphiques en provenance de la République démocratique du Congo était déjà visible dans les années 70 avec la revue Jeunes pour jeunes qui a énormément influencé le milieu actuel des bédéistes. Mais cette tradition est plus ancienne encore et date de l’époque coloniale, faisant de ce pays un cas à part sur le continent africain, même si en l’absence d’archives et d’études sérieuses, les traces des premières tentatives dans ce domaine restent difficiles à cerner.
Dans les années vingt et trente, la BD présente en Afrique est essentiellement destinée aux Européens et aux Africains qui savent lire et écrire. Même si on ne peut pas parler à cette époque de B.D. africaine, on en trouve des traces dans les sommaires de revues coloniales du Congo belge : L‘Avenir, créé en 1920, a publié une BD de qualité médiocre (sans titre) ; L‘Essor du Congo, créé en 1928, reprend une BD à caractère historique ; L’Écho du Katanga (1931) en publie une autre, diffusée par le Service de l’Information du Gouvernement Général. Enfin, L’Écho de Stan (Kisangani), fondé en 1939, contient également des « comics » (1).
On peut également citer Le match de Jako et Mako publié à partir de 1933 dans la revue La croix du Congo sur des textes de Louchet et des dessins du Congolais Paul Lomani. Soutenu par la congrégation des scheutistes, ce strip préconisait aux indigènes ne pas imiter les blancs, porteurs de valeurs culturelles différentes. D’autres revues du Congo belge incluent de la BD dans leurs pages. Le très urbain Cosmo-Kin (1931) avec des dessins d’un certain Narib, et Ngonga,signé par un certain SAV, journal des indigènes du Congo Belge, un média bilingue édité à Elisabethville (Lubumbashi), y introduisait de l’humour érotique teinté d’un colonialisme bon teint.
La première série continue dans le domaine apparaît au milieu des années quarante, époque à laquelle le FBI (Fonds du Bien-Être Indigène) diffuse au Congo Belge les Aventures de Mbumbulu, « historiettes conçues pour inculquer au colonisé évolué les belges vertus de l’ordre, de la propreté, du sens de l’épargne et de la brique au ventre (2). » La série a été publiée dans le bi-hebdomadaire Nos images, à partir de 1946. Le premier dessinateur, qui signait sous le pseudonyme de Masta, était un religieux, frère Marc. Trois autres dessinateurs, moins talentueux, lui succédèrent. À partir de 1954, le titre change et devient Les aventures de la famille Mbumbulu et sont commercialisées en un seul album en 1956 : Les 100 aventures de la famille Mbumbulu, après l’arrêt de la série l’année précédente.
En 1958, les Éditions Saint Paul Afrique (Kinshasa) lancent le magazine Antilope où Albert Mongita, sur des dessins de Lotuli, publia Mukwapamba. Ces deux séries constituent la première période de l’histoire de la BD d’Afrique francophone comme le rappelle l’historien Hilaire Mbiye à propos de Mukwapamba : « Elle présente une caractéristique relative à l’articulation texte – image : il y a un seul texte sous l’image, découlant du morcellement du récit, dont chaque fragment ressemble à une légende ou à une illustration. Albert Mongita écrit ses textes comme au théâtre où les dialogues sont précédés de nom du locuteur. Il s’agit, bien que quelques rares bulles apparaissent, d’une BD sans bulles, avec textes sous l’image (3).«
Dans les années 50, la bande dessinée commence à être utilisée dans les publicités et réclames des journaux et revues locales. À la même époque, en 1953, La croix du Congo lance successivement deux histoires. La première met en scène les aventures de Mbu et Mpia, des jumeaux malicieux copies conformes de Quick et Flupke, uvre de P. M’bila. La seconde crée le premier super héros africain. Sao, dessiné par Paul Merle, est beau, noir avec des traits fins, combat le vice et constitue la parfaite image du colonisé idéal. Pour la première fois, un héros africain de fiction renvoyait une image hyperbolique et phallique de la masculinité noire.
L’influence des missionnaires reste essentielle selon Mbiye : « De leur côté, les missionnaires utilisent les récits en image pour édifier, éveiller des vocations et évangéliser au même titre que le cinéma éducatif. Ces BD. décrivent l’amitié des enfants blancs et noirs, le dévouement des prêtres à la conversion des païens ou le martyre des catéchumènes ougandais
(4) ». On les retrouve, pour l’ancienne Afrique Belge, dans Tam-Tam, Grands lacs et surtout le bimestriel Vivante Afrique (5), la revue des Pères blancs missionnaires et son supplément couleur Caravane– destiné aux plus jeunes – où parurent de 1958 à 1962 des séries ayant pour décor l’Afrique, dessinées par René Follet, dessinateur du journal Spirou.
Comparés au cas congolais, les autres pays du continent semblent à la traîne. En Afrique sub-saharienne francophone, seuls deux autres pays peuvent se targuer d’avoir presque 50 ans d’histoire en matière de BD.
Dans l’Océan Indien, à Madagascar, la première Bande dessinée Malgache, apparue en 1961, fut Ny Ombalahibemaso de Rakotomamonjysoa Jean d’après un scénario du révérend père Rahajarizafy. Elle relatait la vie du grand roi Andrianampoinimerina, mais présentait des lacunes dans la documentation vestimentaire, les coiffures, etc.
Au Togo, c’est en 1960 que Pyabélo Chaold sort Le curé de Pyssaré, publié par la mission chrétienne, « une histoire très drôle qui décrivait les rapports du curé blanc avec les habitants d’une localité rurale du Nord-Est (6) ».
Si cette précocité peut expliquer la profusion des talents qui ont suivi à Madagascar, elle n’a guère donné de fruits au Togo, en dehors de quelques individualités (Anani et Mensah Accoh, Jo Palmer Akligo
).
En Afrique du nord, la situation est plus contrastée.
En Algérie, la bande dessinée voit le jour à travers la presse coloniale des années 50 qui publie quelques caricatures. Ismael Aït Djaffar, auteur des Complaintes des mendiants de la Casbah, peut être considéré comme un précurseur. Durant la période 1940 – 1945, où les colonies étaient coupées de la métropole, paraissent deux titres pour la jeunesse contenant de la BD : Tourbillon et Petit Claude dessinés par des européens réfugiés. Il faut attendre l’indépendance de 1962, pour que démarre réellement l’histoire de la Bd avec les dessinateurs de presse Chid et Haroun puis la première revue de BD, M’quidèch.
Au Maroc, dès la seconde guerre mondiale, plusieurs illustrés pour la jeunesse furent créés, comme Curs vaillants ou Ames vaillantes (de 1942 à 1945) qui furent remplacés par Ciel bleu (qui ne dura qu’une année : 1946) diffusé dans toute l’Afrique noire.
En Tunisie, la naissance officielle de la Bd date de 1965 avec la revue Irfane et son personnage attachant, Aboutortoura (7). Jusque là, seuls quelques journaux satiriques avaient été publiés pendant la période de l’entre-deux guerres : Essourou, Jouha, Essardouk. Mais comme le précise le caricaturiste Imed Ben Hamida : « Il y avait plutôt une dominante caricature et pas réellement de BD. Les journaux d’expression française de la première moitié du XXème siècle publiaient des strips américains. Seul le « petit matin » insérait dans ces colonnes des BD sans paroles en trois ou quatre cases, gags à l’appui. (8) »
Même si, dans ces trois cas, se dessinent les prémisses d’un mouvement en faveur du 9e art, on est loin d’un courant spécifiquement national car le contenu de toutes ces revues, était destiné – à travers son mode de diffusion – à une jeunesse européenne ou occidentalisée : les écoles, les séminaires et les mouvements des jeunes.
Dans les autres pays arabes du continent, la situation est un peu identique. Le journal égyptien Sabah El Khair publie, en 1953, des dessinateurs très populaires tels que Higazi et Ehab ; Dans le même temps, le magazine pour enfants Sindibad présentait des récits illustrés (Aventures de Zouzou par le dessinateur Morelli et Les voyages de Sindibad), fruit du travail de dessinateurs égyptiens comme Ettab, Labbad, Koteb, etc. La réussite de ce journal incite un autre éditeur à publier une autre revue pour les enfants, Samir, à partir de 1956 avec des BD arabes et des adaptations de Tintin et Spirou (9).
En Afrique anglophone, les premières manifestations visibles du 9e art sont à rechercher à la fin du 19ème siècle, en Égypte (10), à l’Île Maurice (11) et en République Sud-Africaine (12) où des journaux publiaient de nombreuses caricatures et dessins de presse, témoignant d’une certaine modernité avec mise en scène, dialogue, récitatif et juxtaposition d’images.
La première revue contenant de la bande dessinée date de la première guerre mondiale. Le Karonga Kronikal, magazine d’humoristique, a publié six numéros (de 1915 à 1916) qui furent édités au Malawi par le Livingstonian Mission press pour divertir des troupes britanniques de Jan Christian Smuts (13). Mais, là encore, le lectorat est essentiellement européen et ces « prémisses » ne constituent pas les réels fondements de la BD africaine.
La naissance des premiers strips destinés aux Africains remonte au milieu des années cinquante au Nigeria ; Il s’agissait de Joseph’s holiday adventure paru dans le Daily times avec le soutien intéressé de l’UAC (United Africa Company), la plus grosse société commerciale du pays qui se servait des aventures de son jeune héros, Joseph, pour redorer son blason à l’approche de l’indépendance. La BD fut également très tôt utilisée comme support publicitaire.
En août 1940, au Kenya, le journal catholique swahiliphone Rafiki yetu, se servait déjà de la BD dans les réclames, imité en cela, très peu de temps après, par le mensuel du Tanganyika, Mambo Leo. Cette tendance durera jusque dans les années 50 et 60.
La première série de strips non liée à de la publicité date de 1951, dans Mambo Leo, avec Picha za kuchekeshna (des dessins qui vous font rire), signé par des initiales, C.S.S. (probablement un Européen). Le premier dessinateur africain en langue swahili a probablement été W.S. Agutu qui a démarré en 1952 la série Mrefu dans le journal kenyan Tazama. Cette série sera suivie par plusieurs autres, en particulier Juah kalulu de Edward Gicheri Gitau (1955) et Juha Kasembe na Ulimwengu wa leo (Kasembe l’idiot et l’environnement moderne) de Peter Kasembe, que l’on peut considérer comme le premier bédéiste tanzanien (1956).
La RDC peut donc, incontestablement, être considérée comme un pays précurseur dans ce domaine (14).
Une certaine profusion de titres et de dessins de presse, fortement encadrés par la censure, à l’époque du Congo Belge, ainsi que la forte présence religieuse dans l’éducation, peuvent expliquer le recours à la BD comme moyen de transmission de certaines valeurs chrétiennes aux « masses indigènes ». De plus, la politique coloniale visant à créer des ateliers et des écoles, d’où allait naître un art nouveau de substitution, a, d’une certaine façon, contribué à tracer un sillon pour le développement à venir de la BD.
L’engouement des Européens pour l’art congolais nouveau favorisa la création d’ateliers et d’écoles d’art initiés par des administrateurs, des missionnaires ou des mécènes isolés. Six centres furent ainsi créés entre 1936 et 1940, parmi lesquels deux institutions allaient émerger : L’Ecole Saint – Luc, première école à enseigner la peinture et le dessin, créée en 1943 par le frère Marc Wallenda à Gombe Matadi, dans le Bas-Congo. Transférée en 1949 à Kinshasa, elle est devenue en 1953, la première Académie des Beaux-Arts d’Afrique Centrale où ont été formés des futurs dessinateurs de BD (alors qu’au Congo voisin, l’école de peinture de Poto Poto, née à Brazzaville, n’a pas n’a pas donné lieu à un courant productif en faveur de la BD). L’Académie d’Art Populaire Indigène (future Institut des Beaux – Arts de Lubumbashi) appelée aussi « hangar » fut créée en 1946 à Elisabethville, (actuelle Lubumbashi), par le français Pierre Romain Desfosses, qui encourageait une grande liberté d’expression hors de toute contrainte des canons d’art occidental.
Le fait que la RDC ait été colonisée par la Belgique, « terreau du 9e art », a sans doute favorisé l’essor de la BD dans ce pays. Ce « tropisme belge » est d’ailleurs net dans le style graphique des dessinateurs congolais, pour lesquels la « ligne claire » est dominante (15). On ne peut négliger l’influence de Tintin au Congo dans l’imaginaire des enfants du pays. Si elle a été négative dans la dévalorisation de l’image de soi, elle a peut-être joué un rôle dans le rapport des petits congolais avec ce média si particulier. Il est assez rare qu’un pays rentre dans l’imaginaire collectif mondial par le biais d’un album de BD
1. Ces informations proviennent de l’ouvrage de Jean Marie Van Bol, La presse quotidienne au Congo Belge (1959) où l’auteur reprend les sommaires des différents quotidiens.
2. Jacquemin, Jean Pierre, BD africaine : masques, perruques in L’année de la bande dessinée 1986 – 1987, Glénat.
3. Intervention lors de l’exposition Talatala en septembre 2007.
4. Mbiye, Hilaire, « La BD africaine : historique, éditeurs et typologie » in Pistes africaines, vol.1, N°2, 08/1990.
5. Rebaptisé par la suite, Vivant univers.
6. Luc Abaki, Afrik’Arts, N.5.
7. Cf. l’article 40 ans de bande dessinée tunisienne in http://www.nabeul.net/?nomPage=suite&newsid=2094
8. Interview de Imed Ben Hamida, Afrik’Arts, N.5.
9. Merci à Claude Moliterni pour ces précieuses informations sur l’Egypte.
10. Marsot, Ataf Lutifi Al-Sayyid, « The cartoon in Egypt », Comparative Studies in society and history, 1971, 13.
11. Cf. La caricature à Maurice, 170 ans d’histoire in //africultures.com/index.asp?menu=affiche_article&no=7443
12. Mason, Andy, « Ten years after : South african cartooning and the politics of liberation » in Cartooning in Africa, édité par John A. Lent, Hampton press, Cresskill.
13. Britannique, certes mais composé en grande partie de soldats originaires d’Afrique du sud et de Rhodésie.
14. L’auteur de cet article n’a pas pu étudier la situation en Afrique lusophone à l’époque coloniale.
15. Il s’agit d’une explication très plausible, mais là également, insuffisante. Le Rwanda et le Burundi également colonisés par la Belgique (moins longtemps, il est vrai) ne sont pas des grands pays africains de la BD.///Article N° : 8081