La caricature à Maurice, 170 ans d’histoire

Print Friendly, PDF & Email

Panorama de la caricature mauricienne dont la longue histoire, née d’une époque très importante de l’histoire nationale, remonte au début du 19ème siècle.

Les caricaturistes mauriciens ont une réputation bien établie dans le monde francophone. Deven T. voit souvent ses dessins repris dans Le Courrier international, Pov et Abdool Kalla remportent régulièrement des concours internationaux…. Leurs talents s’appuient sur la très solide presse mauricienne, spécifiquement les trois quotidiens qui tirent à une moyenne de 25 000 exemplaires en semaine, et jusqu’à 65 000 durant le week-end. Le dessin de presse mauricien ne fait que suivre l’ensemble du continent africain qui, depuis la libéralisation de la presse au début des années 90, sort des dessinateurs et caricaturistes de talent (Thembo Kash en RDC, Hector Sonon au Bénin, Adji Moussa au Tchad…) et où certains titres de la presse satirique s’en sortent plutôt bien : Gbich en Côte d’Ivoire, Ngah à Madagascar, Le Journal du jeudi au Burkina Faso…
La naissance de la caricature mauricienne est liée à … l’abolition de l’esclavage !
En 1834, face aux menaces du pouvoir central britannique, les colons (d’origine française) envoient Adrien d’Epinay, un des leurs, à Londres afin de plaider leurs causes et sensibiliser la couronne britannique au risque de ruiner la situation économique de l’île avec des « mesures aussi inconséquentes » (1). Adrien D’Epinay n’aura pas gain de cause et l’esclavage sera bel et bien aboli cette année-là. Afin de calmer les revendications des colons, le gouvernement britannique accorde à l’île une série de libertés revendiquées par les colons. Parmi celles-ci, figure la liberté de la presse.
De retour à Maurice, Adrien D’Epinay fonde Le Cernéen (2), qui représentera pour longtemps les intérêts de l’oligarchie sucrière. D’autres journaux suivront, pour la plupart d’une durée éphémère, dont Le Mauricien qui va fêter cette année son 150ème anniversaire.
De cette époque datent les premiers dessins de presse et les premières caricatures. Celles-ci n’apparaissent pas dans les journaux dits sérieux ou d’information générale mais dans des revues littéraires qui fourmillaient à cette époque.
La toute première caricature référencée remonte à l’année 1841, dans le journal Le Bengali (3). Ces dessins étaient signés du britannique Georges Nasn (l’orthographie est incertaine), probablement un citoyen anglais décédé le 19 juillet 1852, à l’âge de 48 ans. En parallèle, d’autres journaux pratiquant le dessin de presse comme Le Créole (4) ou L’Arlequin (5) seront lancés par le même éditeur, J. Dureau qui peut être considéré comme le véritable père fondateur de ce mouvement.
Le style est encore débutant. Ici, point d’exagération des traits ou de déformation des corps, les scènes font référence à des situations de circonstance venant de se dérouler dans l’univers du théâtre de Port Louis et quasi incompréhensible pour le lecteur d’aujourd’hui. Dans quelques cas, les corps sont prolongés par des têtes d’animaux (singes, aigles, renards) quand ils font référence à des autorités politiques ou judiciaires… Une seule exception, remarquable, mérite d’être signalée, avec un extrait du journal La Fantaisie (en 1843, un seul numéro retrouvé) : un dessin étonnant et très moderne par la stylisation de ses traits considérablement simplifiés par rapport à ce qui se fait à l’époque et représentant un homme barbu et chapeauté tenant une grande plume d’oie, devant un exemplaire du journal local The Standard placardé au mur – « Le davier ou la plume, cela m’est égal !!!« .
La caricature politique commencera avec Prosper d’Epinay (1836-1914) – fils d’Adrien d’Epinay. Il deviendra par la suite un célèbre sculpteur, adulé en France pour ses bustes de souverains ou ses représentations de l’idéal féminin et de la mythologie romaine. S’il est surtout connu à Maurice pour sa représentation de Paul et Virginie exposée au Blue Penny Museum, il a aussi dessiné ou sculpté des caricatures et des charges vers l’âge de vingt-cinq ans, à l’occasion d’un séjour à Maurice (1861/63) qu’il avait quittée depuis 1851. Signées Nemo, ses caricatures les plus célèbres sont, selon le Dictionnaire de biographie mauricienne, des parodies de la cour suprême avec dans l’assistance tous les personnages influents du moment, Jugement anticipé à la cour du roi Pétaud (1863) ainsi que L’arrivée de la comète et La Place d’Armes. Il vendait ses dessins à l’unité et réalisait aussi des petits bustes satiriques à la commande, avant de se consacrer par la suite à la sculpture dite sérieuse à partir de 1863. Ce fut cependant une sculpture à charge qui le fit découvrir en France : L’entente cordiale où l’on voit Napoléon III bras dessus bras dessous avec Palmerston, mais s’étudiant néanmoins du coin de l’œil.
De 1840 à 1910, la presse mauricienne est foisonnante, avec près de 90 revues et journaux parus durant cette période (6), dont environ une trentaine de journaux satiriques (7). Leur durée de vie n’excédait la plupart du temps pas six mois (8). Ces journaux fourmillent de caricatures et imposent un courant majeur d’expression qui évolue aussi dans ses thèmes, styles et représentations.
Les frères Evenor et William Crook (qui signaient Ego) ont également considérablement marqué cette période en lançant la revue Tohu-bohu en 1849 (9), puis Le Roquet (10). En 1876, Evenor Crook lança, sans son frère, la revue La Galerie artistique.
Toutes ces revues ont disparu. Seuls subsistent quelques albums de caricatures, que ces dessinateurs ont probablement été les premiers à lancer dans le commerce, pour témoigner de leur talent. Tel l’album Crook édité en 1854, dont il ne reste aucune trace, mais aussi l’album Ego (1878), – accessible à la bibliothèque de Curepipe (première bibliothèque historique et patrimoniale de Maurice). Longtemps attribué par erreur à Prosper d’Epinay, il regroupe 54 magnifiques caricatures. On a également relevé quelques extraits datés en 1868 d’un autre probable album aujourd’hui disparu.
Ces précurseurs ont vraisemblablement été les premiers à introduire la couleur dans le genre par le biais de la chromolithographie. Les dessins sont magnifiques et les thématiques nettement moins locales qu’auparavant. L’actualité internationale fait son apparition.
D’autres caricaturistes œuvrent dans la presse locale, mais ceux-ci publiaient tous sous des pseudonymes qui restent de véritables énigmes, d’autant qu’un même auteur pouvait en prendre plusieurs. Aussi est-il, à quelques exceptions près, difficile de les identifier, même en fonction du trait et du style, certains pouvant aussi reprendre volontairement le style d’un autre. On sait que des illustrateurs comme Iris Boucherat caricaturait sous le nom de KoKass, que le sculpteur Fernand Magot avait pris le pseudonyme de Kaspat. Mais qui étaient Triboulet, A. Bill, Zig Zag, Ptit Bob, Ghill et d’autres signatures qui apparaissent dans la presse de cette époque ?
À la fin du 19ème siècle, apparaît celui qui est resté dans la mémoire collective comme le symbole de la caricature mauricienne de l’époque : Gabriel Gillet (1872 – 1951). De mars 1894 à mai 1895, il est le très jeune rédacteur en chef du quotidien Le Câble où il commence à dessiner ses portraits chargés (11). À partir de juin 1897, il participe durant un an à la série hebdomadaire L’Album, supplément illustré du Petit Journal. En mai 1898, il crée et dirige La Charge, « journal satirique et artistique paraissant le mardi et le vendredi à midi » qui ne connaîtra que six mois d’existence.
De 1898 à 1910, il propose aussi des lithographies en couleur, caricaturant des personnages de l’époque, imprimées et vendues dans le commerce. D’abord, la série de douze dessins intitulée Têtes coloniales puis de 1903 à 1905, sept portraits charges intitulés Nos hommes ainsi qu’une centaine de sujets isolés. Parallèlement à son activité de caricaturiste, il fit carrière dans le portrait et la peinture et fut décorateur et conservateur du théâtre de Port Louis. Gabriel Gillet, qui signait essentiellement Lancet, fait franchir un nouveau pas au dessin de presse. Il n’est pas uniquement un caricaturiste, mais un véritable pamphlétaire qui participe au débat politique et se fait beaucoup d’ennemis parmi ses cibles favorites. Malheureusement, sa période la plus prolifique et féconde ne dépasse pas les émeutes de 1911 après lesquelles il est traduit en justice pour « incitation à la rébellion ». Il échappera de justesse à la prison et interrompra sa carrière de satiriste.
Cette histoire sonne le glas d’une certaine époque. L’opinion publique en vient à contester la liberté d’expression dont elle estime qu’elle encourage les divisions particulièrement fortes à cette période. L’article sur la diffamation dans le code pénal est amendé et les sanctions prévues s’alourdissent.
De fait, à partir de 1911, les caricatures disparaissent des journaux et la presse satirique se fait rare. De plus, les deux guerres mondiales entraînent une pénurie de papier et moins de journaux. Certains sont obligés de fusionner pour survivre, comme ce fut le cas dans les années 40. Les seules caricatures visibles sont celles de Paul Berton qui vendait en porte à porte des dessins humoristiques parfois d’un goût douteux (à la limite du racisme).
Le dessin humoristique, des strips de Roger Merven entre autres, réapparaît dans la presse mauricienne dans les années 1950, après quarante ans d’absence. Mais, ces dessins portent plus sur des faits de sociétés que sur la politique, avec une très nette influence du magazine satirique britannique Punch. La caricature de presse réapparaît réellement dans les années 70. La principale signature, régulière et influente, est celle de Rog (alias Roger Merven). Elle se politise à la même époque avec les organes de partis, les affiches et les pamphlets syndicaux. Dans les années 1980, Yvan Martial, rédacteur en chef, rejoint Rog dans les colonnes de L’Express, principal quotidien du pays. Puis, Abdool Kalla, au milieu des années 80, Deven Teeroovengadum (L’Express) et Eric Koo Sin Lin (L’Expresso), au début des années 90, Stéphane Benoît (Le Mauricien) et le malgache Pov (L’Express dimanche) reprennent le flambeau.
L’évolution de la caricature mauricienne n’est pas uniquement due à la liberté de la presse et à la longue tradition démocratique du pays. D’autres causes expliquent ce phénomène. La présence d’une minorité dominante de colons d’origine française a longtemps entraîné dans l’ensemble de la population, une réelle fascination pour la France qui, par certains côtés, perdure encore. Influencé sur le plan artistique ou littéraire, il n’était pas illogique que le mouvement des caricatures et revues satiriques florissant à l’époque de Louis Philippe (1830 – 1848) et durant tout le 19ème siècle, soit imité sur l’ancienne Île de France par les dessinateurs les plus doués d’une population se considérant toujours comme des Français « occupés par la perfide Albion » (12). A une élite volontiers frondeuse, indisciplinée et francophile, l’influence de l’équipe du charivari – Honoré Daumier, Caran D’Ache et surtout André Gill (dont l’influence est très nette sur le style des frères Crook), qui a popularisé le portrait chargé – permet de montrer une certaine résistance au pouvoir politique et, dans une société provinciale fermée, de se moquer les uns des autres.
Logiquement, la disparition des caricaturistes mauriciens au début du 20ème siècle correspond à un affaiblissement de cet art en France entre 1918 et 1940. Si les ennuis judiciaires du maître à penser du genre, Gabriel Gillet, peuvent expliquer son arrêt, l’absence de modèle « métropolitain » est une raison supplémentaire de son absence de reprise avant les années 50, où la caricature refleurit en Europe.
Enfin, une autre explication à cette tradition de la satire en image tient à des raisons techniques. L’imprimerie est arrivée sur l’ancienne Île de France en 1768 et ne constituait pas un phénomène nouveau. De même, des techniques nouvelles comme la lithographie (13) et la photographie (14) sont arrivées à Maurice quelques mois après leur création en France, ce qui a permis localement la reproduction d’images dans des conditions correctes.
Aujourd’hui le phénomène est toujours le même mais évolue sur un mode autonome. Le langage utilisé est le créole, les dessins sont quasi-systématiquement en couleurs (à la différence de la France où ils sont souvent en noir et blanc) et les allusions humoristiques restent incompréhensibles pour un non-résident. Imitation, disparition puis renaissance sur des bases plus autonomes, l’histoire de la caricature mauricienne témoigne d’une ardente et sympathique vitalité….

(1) Extrait de la pétition adressée par l’assemblée des colons à la reine d’Angleterre….

(2) Journal qui durera jusqu’en 1982 et qui fut durant très longtemps le plus vieux journal francophone au monde.

(3) Le Bengali dura du 15 juillet au 15 novembre 1841.

(4) Le Créole dura du 23 septembre 1841 au 4 mai 1843.

(5) L’Arlequin dura du 17 juin au 17 octobre 1843.

(6) Cf. Bibliography of Mauritius par Auguste Toussaint et Harold Adolphe.

(7) Selon un recensement disponible dans l’Anthologie de la littérature mauricienne de langue française de Jean Georges Prosper, Editions de l’Océan Indien, 1993.

(8) Seuls onze de ces titres satiriques sont visibles de nos jours dans les archives mauriciennes.

(9) Tohu Bohu dura du 6 octobre 1849 à l’année 1850.

(10) Le Roquet dura du 1er janvier au 15 juillet 1867.

(11) Sa notice biographique dans le Dictionnaire de Biographie mauricienne, rappelle les paroles de l’écrivain Clément Charoux à son propos : « À vingt ans, il apparaît comme le Cyrano du dessin caricatural« .

(12) Autre signe d’imitation, La Charge, journal créé par Gillet, est l’homonyme d’un journal satirique publié en France à la même époque.

(13) Il y a des imprimeries lithographiques dès le début du 19ème siècle. Elles fleurissent dans les années 1850-1860.

(14) Les premières photos de l’Île Maurice développées sur place datent de 1840.///Article N° : 9077

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire