« La Côte d’Ivoire m’habite »

Entretien d'Olivier Barlet avec Isabelle Boni-Claverie

Marseille, juillet 2003
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Isabelle Boni-Claverie tourne à Marseille Pour la nuit, qu’elle voulait d’abord tourner à Abidjan. Alors que le cinéma ivoirien tourne au ralenti, regard d’une jeune cinéaste et romancière ivoirienne sur la création et sur son rapport à son pays.

Vous avez dû déplacer le tournage de votre dernier film d’Abidjan à Marseille. Pourquoi ?
J’avais prévu de tourner ce moyen-métrage à Abidjan mais les événements de septembre 2002 ont rendu difficile de réaliser un film qui se passe presque exclusivement la nuit, en extérieurs dans la ville. Le couvre-feu rendait cela caduque. Je voulais trouver une alternative : je ne pouvais rester là à attendre de savoir si la paix reviendrait ou non. Ce n’était pas un choix commode : j’ai adapté le scénario pour tourner en France. De plus, en gardant cette histoire dans ce contexte, cela aurait moins de sens.
En deux mots, l’histoire pour que nous puissions situer les choses ?
Le film s’appelle Pour la nuit. C’est une rencontre, une nuit, entre une jeune femme qui va enterrer sa mère et un jeune homme qui, lui, enterre sa vie de garçon car il se marie le lendemain : deux vies qui se croisent dans le temps d’une nuit, un moment d’éternité suspendue.
Qu’est-ce qui rendait cette histoire moins actuelle en Côte d’Ivoire ?
C’est une histoire assez intimiste face à la situation d’urgence ivoirienne. Cette dernière aurait pu rendre le film intéressant en mettant du danger dans le parcours de ces deux personnes, mais il me paraissait difficile de tourner cette histoire à Abidjan sans rapatrier certaines des questions qui bouleversent la Côte d’Ivoire en ce moment. Or ce n’était pas non plus forcément le propos du film. Je ne voulais pas qu’il prenne une charge symbolique qui l’écrase.
Il aurait été trop ancré dans l’histoire immédiate ?
Cette actualité risquait de se greffer artificiellement au film ou de n’être qu’une ambiance de fond. C’était inutile. Il faut une vraie mise en perspective de ce qui vient de se passer.
Si on voulait creuser le rapport entre l’intimité et le politique, un film intimiste est-il possible dans l’actualité ?
J’étais en Côte d’Ivoire lors du premier coup d’État : j’ai bien pensé qu’il y avait là matière à roman ou à scénario. C’est quelque chose qui mûrit.
La création ne peut pas jouer l’immédiateté par rapport à ce qui se passe dans la rue ?
Ce n’est pas forcément mon approche. Nous nous sommes posés la question à la fin 2002, avec le photographe Ananias Leki Dago, de savoir s’il fallait être à Abidjan pour témoigner. Même s’il est important de prendre position ou de ressentir comment les gens vivent les événements, j’ai plus tendance à vouloir en tirer des éléments pour les inclure dans une inspiration.
Ressentez-vous une perte de repères et la nécessité d’un recul ?
Nous récoltons en Côte d’Ivoire le fruit de politiques menées depuis plusieurs années. L’engagement des artistes sur la réalité immédiate de leur pays est nécessaire mais c’est quelque chose à bien gérer. Pour ma part, je n’ai pas encore trouvé le moyen d’ancrer ce discours.
Vous définissez-vous comme Ivoirienne ?
Mon appartenance est double, même si cela ne fait pas plaisir à tout le monde. Mes grands-parents étaient le premier couple mixte officiel de Côte d’Ivoire : mon grand-père était ivoirien et ma grand-mère française. Par respect pour l’un et pour l’autre, j’ai toujours précisé que je suis issue de ces deux cultures.
Quels moyens avez-vous de sentir les choses malgré la distance ?
En discutant avec les gens, en allant sur place, en lisant la presse ivoirienne. C’est un aller-retour permanent entre les deux pays. Je ne pense pas que l’engagement soit lié à une proximité géographique. Il est plus facile pour certains d’émettre des idées depuis l’extérieur, dans des conditions plus favorables à l’expression d’une parole libre. En ce qui me concerne, c’est l’écriture qui fait distance. J’ai besoin de m’approprier les choses pour les retraduire de façon personnelle, à hauteur d’individu.
C’est ça qui vous poussait à situer votre film en Côte d’Ivoire ?
Non, j’avais envie de tourner à Abidjan : je ne l’avais jamais fait et c’est vraiment une ville de cinéma. Il y a une ambiance la nuit que j’avais envie de montrer.
Quel est votre regard sur la Côte d’Ivoire aujourd’hui ?
C’est un pays déchiré : la blessure est extrême. Il faudra beaucoup de temps pour que le pays se ressoude. Les clivages se sont exacerbés : il y a eu trop de morts et d’appels à la haine. Les gens n’oublieront pas comme ça.
Peut-on faire un lien direct avec ce qui se passe ailleurs en Afrique ?
La Côte d’Ivoire est un pays d’immigration, où se mélangent énormément d’Africains d’origines diverses. La dimension actuelle du conflit vient du fait que plusieurs pays se retrouvent impliqués à travers leurs ressortissants. La vraie bataille, c’est celle du partage des richesses. On a l’impression que les politiques jouent avec le feu. Ils allument la mèche eux-mêmes. Puis ils s’étonnent de l’ampleur de l’incendie. Les élections de 2005 seront révélatrices pour l’avenir.
Pour le Rwanda, on a reproché aux artistes de ne pas réagir vite. En dehors du zouglou, on n’a pas l’impression que les artistes réagissent vite en Côte d’Ivoire non plus ?
Je n’ai pas d’explication à cet état de fait mais il est réel. C’est pourquoi je me suis posé la question d’y aller et de faire quelque chose. Mais cela appartient à chacun. L’émergence de la société civile en Côte d’Ivoire est récente et encore timide. Il me semble que les hommes de lettres de la génération de l’indépendance avaient un rapport plus direct à la politique. Nous le sommes moins en termes de prise de position publique. Certains sont partis car ils ne se sentaient plus en sécurité ou n’avaient plus la possibilité de travailler : il y a eu un exode des gens de culture.
Sur quoi avez-vous envie de travailler en ce moment ?
J’ai envie d’écrire par rapport à la Côte d’Ivoire. C’est un pays où je ressens des choses très fortes, qui m’habitent. Livrer mon ressenti.
Une écriture romanesque dans la suite de La Grande dévoreuse ou bien au cinéma ?
Je ne sais pas. La Grande dévoreuse était un roman de jeunesse, écrit quand j’avais 17 ans. La critique d’Africultures me reprochait le fait de ne pas l’avoir retravaillé avant sa publication en Côte d’Ivoire. Pour moi, ce n’était pas le but. Il a été écrit au tout début du multipartisme et de la possibilité pour une contestation de s’exprimer. Le roman correspondait à la révolte d’une jeunesse qu’on n’avait pas entendue. Il avait été publié en France. Je voulais qu’il sorte en Côte d’Ivoire. Les tergiversations d’un éditeur frileux ont retardé sa publication. Il n’est paru que dix ans après, grâce aux NEI. Maintenant, j’ai envie d’écrire un roman d’adulte ! C’est un long processus.
Vous aviez une activité journalistique.
Oui, pendant sept ans, dans Planète Jeune, Revue noire, et une rubrique personnelle dans Afrique magazine. J’ai beaucoup apprécié ces expériences, mais j’ai ressenti le besoin à un moment de recentrer mes activités.
Cela vous semble contradictoire d’être artiste et d’écrire sur les créations ?
Non, pas du tout. On connaît suffisamment d’écrivains qui ont mené une activité de critique. Les artistes sont bien placés pour écrire sur la création.
Vous disiez que la Côte d’Ivoire vous habite, ce qui rappelle Tchicaya U Tam’si qui le disait pour le Congo. Quel contenu y mettez-vous ?
C’est le pays de mon enfance et en même temps c’est un pays que j’ai découvert, qui ne s’est pas donné naturellement à moi. J’en suis partie très peu de temps après ma naissance. Je n’y ai réellement vécu qu’à partir de l’âge de 8 ans. Il y a eu nécessité d’un apprivoisement mutuel. Ça crée des rapports forts.
Peut-on parler d’un milieu du cinéma en Côte d’Ivoire ?
La situation est paradoxale. Il y a un bureau du cinéma qui fait un réel travail, qui met du matériel récent à disposition ; c’est aussi un des rares pays africains où il existe un fonds de soutien à la production. Et pourtant, très peu de films de cinéma se font. Nous avions tenté une action commune avec de jeunes réalisateurs ivoiriens comme Diaby Lanciné, Jacques Trabi ou Owell Brown. Nous avions formé une association au sein de laquelle nous mettions nos courts-métrages en commun pour des programmations : le Collectif de jeunes réalisateurs ivoiriens (CORI). Avec le concours de la RTI, nous étions en train d’organiser une semaine du court-métrage à la télévision. Tout était en train de se construire quand est arrivé le premier coup d’État en décembre 1999. Nous avons dû tout arrêter. Et comme il est difficile de faire des films, chacun a repris sa route individuelle. Des actions collectives demandent une forte volonté.
Fort peu de films voient le jour…
Le problème est que les réalisateurs qui veulent faire des films depuis l’Afrique n’ont pas toujours l’accès aux financements, ni la possibilité de travailler avec des producteurs solides, et que ceux qui sont à l’extérieur se voient souvent refuser certains guichets car on leur fait des procès un peu douteux d’authenticité.
L’émergence d’un cinéma glamour comme Le Pari de l’amour vous paraît-elle positive ?
Je trouve intéressant et important qu’il y ait des films populaires en Afrique pour amener des gens qui ne consomment pas forcément du cinéma à aller vers des salles et à devenir progressivement plus exigeants dans leurs choix. C’est ainsi qu’on peut faire naître peu à peu une industrie locale, générer des vedettes, permettre à des techniciens de travailler et de se former. Maintenant, en ce qui concerne, Le Pari de l’amour je pense que c’est un produit télé qui rate sa cible en cherchant à intégrer des festivals cinéphiliques. Le projet en lui-même est intéressant mais le résultat ne me paraît pas en adéquation avec les ambitions affichées.
Quelle a été votre démarche de cinéma jusqu’ici ?
J’ai eu la possibilité de faire Le Génie d’Abou quand j’étais à la Femis, même si par la suite, je me suis spécialisée en scénario. Je ne me souviens absolument pas comment cette histoire m’est venue : ce sont des choses qui émergent dans le subconscient. J’avais la liberté de faire ce film, je l’ai fait. On m’a souvent dit que c’était un film violent. Il s’agissait sans doute pour moi d’échapper au politiquement correct ambiant. Ensuite, il y a eu La Coiffeuse de la rue Pétion qui était un documentaire de proximité, la chronique d’un lieu, une forme d’expérimentation intuitive, avec les défauts que cela induit. Il y a deux ans, j’ai fait un documentaire pour le Centre de cultures contemporaines de Barcelone à l’occasion de leur exposition  » L’artiste et les villes africaines  » : des extraits de films urbains de réalisateurs africains intitulés L’image, le vent et Gary Cooper, en collaboration avec la Revue noire. Dans un parcours à travers une ville africaine imaginaire, la parole de Djibril Diop Mambety (dite par Eriq Ebouaney) faisait surgir la figure du cinéaste et la question de sa responsabilité. J’ai également un long-métrage en attente.
Pourriez-vous dire que vous avez un  » projet de cinéma  » ?
Je ne réfléchis pas comme ça : j’ai des histoires à raconter. Je les exprime par l’écriture ou l’image souvent. Je passe d’une forme à l’autre. Pour la nuit est l’adaptation d’une nouvelle que j’ai écrite et qui se passe à Abidjan, elle-même adaptation d’un début de roman qui aurait pu devenir un long métrage, etc. !

///Article N° : 3113

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