« La création contemporaine est un processus expérimental »

Entretien de Savrina Parevadee Chinien avec Patrick Chamoiseau (4e volet). À travers l'évocation de certains de ses romans, l'auteur revient sur l'acte d'écrire et sur la gestation de son écriture.

(premier, second et troisième volets publiés les 31/01, 07/02 et 14/02/2008).
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Dans presque tous vos romans il y a un personnage narrateur ou ethnographe ou conteur ou marqueur de paroles ou « amarreur » qui apparaît. Ce personnage est souvent incertain de son écriture bien qu’il ait une certaine obsession de l’Écriture. Pourquoi l’acte de narrer ou d’écrire est-il si présent dans vos œuvres ?
Parce que je pense que la création contemporaine est un processus. C’est d’abord un processus de connaissance, d’exploration existentielle, un processus expérimental. On prend des situations, par exemple celle de l’esclavage ou bien celle de la créolisation d’une manière générale et puis on plonge dans cette situation existentielle pour essayer d’en percevoir les modalités, déterrer les ombres et des lumières. C’est un processus de connaissance de l’humain mais ce phénomène est de plus en plus conscient de lui-même, c’est-à-dire qu’on ne peut plus rentrer dans la perspective d’une illusion de la création qui proviendrait de la Muse.
C’est un processus d’élaboration où la conscience joue une part de plus en plus importante et c’est bien que la dimension réfléchie puisse opérer, c’est-à-dire que l’acte littéraire, qui est le processus de connaissance d’un espace existentiel, doit lui-même se regarder en train d’explorer cet espace existentiel. Ça me paraît absolument fondamental de penser la situation d’écriture que je suis en train de mettre en œuvre pour connaître une situation. C’est pour moi la base de l’art contemporain : on n’est plus dans l’illusion, la création d’une illusion mais les effets de l’illusion sont aussi les effets de réel qui eux-mêmes sont habités par l’illusion…. Mes romans sont aussi des réflexions sur la littérature, sur l’acte d’écrire.
Souvent un déni de l’écriture ressort de vos œuvres. Un exemple saillant provient de Solibo Magnifique où le narrateur portant le même nom que vous, est catalogué dans la liste des témoins de la police comme étant « … marqueur de paroles, en vérité sans profession ». Pourquoi ce déni de l’écriture ?
C’est un peu un jeu. C’est vrai que dans les sociétés antillaises, un écrivain… on ne voit pas trop à quoi ça sert. Chacun avait des fonctionnalités, c’étaient des métiers… le conteur avait sa place, la parole était identifiée. L’arrivée du poète ou de l’écrivain était une nouveauté, qui paraissait complètement inutile. D’ailleurs dans le discours politique dominant, la réalité est celle de l’économique, de l’entreprise, du chômage… les fantasmes intellectuels sont sans intérêt. Dans une société orale, la dimension scripturale de l’écrit était secondaire. Le problème c’est que nous sommes dans une situation de relativisation.
Les sociétés antillaises ne sont pas des sociétés purement orales, ce sont des sociétés où le conteur fonctionnait à la parole, savait que l’écriture existait. Et comme beaucoup de conteurs avaient la Bible, l’écrit avait aussi son prestige. Ce sont des sociétés composites : écrit / oral, mais les deux sont restés assez dissociés. Le Marqueur de paroles est celui qui essaie de penser la réunification des deux sans se dire que l’un est supérieur à l’autre. L’expression que nous devons trouver, le langage que nous devons exprimer doivent être riche de ces deux modalités, comme il est riche pour moi du créole et du français. Si j’avais d’autres langues à ma disposition – moi je n’ai que ça – j’aurais peut-être utilisé d’autres langues. C’est un peu cela le principe.
Solibo Magnifique est empreint d’humour, de burlesque malgré la mort de Solibo. C’est un véritable tour de force où le lecteur part en de grands éclats de rires mais où il se rend aussi compte qu’un monde qui disparaît : Solibo, le Conteur fabriquant de râpes à manioc. On ressent la nostalgie mais paradoxalement l’humour est aussi débordant. Comment avez-vous vécu ce moment d’écriture ?
Ah, avec beaucoup de plaisir ! Je suis un grand lecteur de Rabelais, c’est mon roman le plus rabelaisien. Je suis aussi grand lecteur de Saint Antonio… ce qui m’a aidé à relativiser la langue française. Cette joie, ce rire, c’est aussi une arme du conteur créole. Chez le conteur créole, l’humour, la dérision totale étaient très présents… ils permettaient de tourner en dérision tous les systèmes de valeur dans la société esclavagiste et coloniale. C’était aussi une manière de combattre. Je pense avoir consacré quelques pages au rire dans Biblique des derniers gestes. En termes corrosifs, de déconstruction, de mise à distance, il n’y a pas plus puissant « guerrier ». Beaucoup de gens, dans la perception qu’ils ont de notre littérature, ont l’impression que nous faisons un inventaire nostalgique des choses, que nous sommes dans le regret. Ce n’est pas du tout ça ! Beaucoup de gens m’invitent à « venir voir leur grand-mère pour raconter sa vie… ». Ils ont l’impression que je suis un peu le gardien du passé.
Ce que je sais, c’est qu’il y a le petit contexte, le contexte d’une culture qui est en train de se perdre, des réalités qui n’ont pas été valorisées, des merveilles humaines, des merveilles de savoir faire qui ne sont plus adaptées au monde contemporain et qui vont s’épuiser. Il faut essayer d’entrer le plus loin possible dans cette richesse-là, d’en exalter la beauté, d’en exalter la poétique, pour que nous essayions d’avancer, riche de cette densité-là, en essayant de ne pas la perdre pas. Si on la perd, on devient complètement… ectoplasmique. Mais cela n’a pas à voir avec la nostalgie.
La meilleure preuve, c’est que Solibo Magnifique meurt et que la parole meurt avec lui. Et celui qui prend le relais, il se rend compte qu’il ne peut pas tout ramener. Il n’y a pas de glorification du conteur. On constate simplement un phénomène. On essaie d’en récupérer un maximum et on continue avec ce qu’on a pu récupérer. D’une certaine manière, Solibo Magnifique c’est un peu la métaphore de tout ce que je suis en train de faire à l’échelle d’une œuvre qui est à la fois une exploration d’un contexte particulier et d’urgence dans un petit contexte, et en même temps, de dynamisme vers la compréhension d’un plus grand contexte.
Y a-t-il une histoire particulière à chacun de vos romans ?
Il y a une thématique, il y a des thèmes et des motifs. Il y a toujours un thème central. Dans Solibo, le thème c’est le rapport oral / écrit.
Et sur la trilogie de l’enfance ?
Là, le thème c’est la naissance d’un écrivain, comment on devient écrivain, quelles sont les forces antagonistes ou solidaires qui font que sensiblement une petite conscience va se réfugier dans l’écriture. C’est presque une biographie littéraire mais là c’est la naissance d’un écrivain. Comment un écrivain apparaît dans un petit pays avec plein de problèmes, etc. Les structures narratives ne sont plus linéaires… elles ne sont plus organisées dans l’esthétique contemporaine beaucoup plus proche de l’éclatement et de la mobilisation de la totalité. Pour trouver l’unité profonde, il faut une thématique profonde. Le thème de L’Esclave, vieil homme c’est l’identité, l’identité nouvelle, l’identité relationnelle.
Le manifeste Éloge de la Créolité élabore une certaine charpente théorique pour la littérature créole. Comment se passe alors la création de vos œuvres ? Pensez-vous d’abord autour de cette charpente théorique ou votre imaginaire prend-il le dessus ?
Ah non, la théorie de la créolité, c’est vraiment quelque chose d’autre ! C’est l’arrière-fond mental. Lorsque j’écris, je ne suis pas en théorie, je n’essaie pas d’illustrer une théorie. C’est vrai que je vais toujours questionner la littérature, ce qui est la littérature, ce qui est l’écriture, etc. Mais le champ théorique, n’est vraiment pas mobilisé. Il est en arrière-fond, il est nourri… mais c’est plus une thématique existentielle qui est retrouvée et qui finalement donne le sens profond. Dans le livre que je suis en train d’écrire, le thème profond est l’identité relationnelle qui est un peu amorcée avec L’Esclave, Vieil homme et le Molosse. Dans Biblique des derniers gestes, même si cela paraît partir dans tous les sens, le thème c’est l’amour : tout le processus amoureux, toutes les facettes de l’amour, les différentes formes d’amour sont explorés.
La structure de Texaco a un très fort symbolisme biblique, les différentes parties ayant pour titre : « Annonciation, Le Sermon et Résurrection ». Cela tient-il au fait que le peuple martiniquais est très religieux et que les habitants de Texaco attendaient en quelque sorte un miracle ?
O
ui, ce qui m’avait frappé lorsque je suis allé à Texaco et que j’ai commencé à interroger les gens c’est lorsqu’ils m’ont parlé de l’urbaniste venu transformer le quartier. La dame qui s’appelle Mme Cicot employait texto le terme de « Christ », « quand Christ est arrivé » : c’est-à-dire c’est l’envoyé de Dieu qui nous a sauvés. Et ce terme m’a paru tellement incroyable que je l’ai utilisé et ça a donné la coloration générale des chapitres. Je pense que nous sommes dans une période de fondation., Nous sommes en train d’explorer une situation existentielle qui s’étend à la totalité du monde, l’individu devant se construire lui-même.
Et cela demande une autre fondation. J’aime bien la référence au grand texte fondateur. Ils étaient des textes fondateurs de communauté alors que là nous avons affaire à des textes fondateurs d’individuation, solitaires et solidaires. Il y a toujours un petit côté fondateur dans ce que j’écris. D’ailleurs après Biblique des derniers gestes viendra peut-être un autre livre qui s’appellera Odyssée, La Nouvelle Odyssée, une histoire d’odyssée contemporaine.

///Article N° : 7396

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