La culture visuelle de Curaçao

Entretien de Beti Ellerson Poulenc avec Felix De Rooy

Traduit de l'anglais par Marie-Emmanuelle Chassaing
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Ce texte est la transcription d’une interview filmée en 1997 par Beti Ellerson Poulenc. Il nous a semblé important de le publier en mémoire pour le regard original qu’apporte Felix de Rooy sur les différents sujets abordés.

Je m’appelle Felix de Rooy. Je suis réalisateur. Je viens de Curaçao dans les Antilles néerlandaises. Mes parents sont originaires du Surinam et je me considère comme un pur produit colonial, parce que j’ai du sang africain, indo-américain et européen dans les veines.
J’utilise différentes techniques pour m’exprimer en tant qu’artiste. J’ai commencé ma carrière comme peintre et artiste graphique. Ensuite je suis allé vers le théâtre, je continue d’ailleurs aussi dans cette voie. Et puis du théâtre je suis allé vers le cinéma. Sur l’île de Curaçao, j’ai commencé à travailler avec une caméra super 8, puis avec du16 mm, ensuite je me suis inscrit au département cinéma de l’université de New York où j’ai décroché le diplôme de réalisateur. Depuis je travaille comme réalisateur, mais ce n’est pas ma seule activité.
J’ai tourné mon premier long-métrage à New York. Désirée raconte l’histoire d’une femme de l’East New York qui tue son bébé en le brûlant dans un four parce qu’elle croit qu’il est possédé par le diable. C’est une sorte d’analyse psychologique de sa vie : qu’est-il arrivé à cette femme, Médée des temps modernes, qu’est-ce qui l’a poussé à commettre ce meurtre ? J’ai essayé d’expliquer que ce n’était pas vraiment une criminelle, qu’en tuant son enfant, elle voulait interrompre le cycle de la misère dans lequel elle avait grandi et auquel, pensait-elle, son enfant ne pouvait échapper. Le film est basé sur un fait réel qui s’est produit, me semble-t-il, la nuit du Nouvel An 1981/82. C’est un tout petit article dans le journal qui m’en a donné l’idée. J’en ai fait mon film d’étude.
Ensuite je suis parti en Europe et grâce à des subventions hollandaises, j’ai enfin pu faire ce pour quoi j’étais allé étudier le cinéma à New York, c’est-à-dire réaliser des films qui parlent de la culture de mon île, que personne ne connaît. Et j’ai fait mon premier long métrage, le premier de l’histoire des Antilles en Papiamento, cette sorte de langue créole qui est un mélange de portugais, d’espagnol et de guinéen. J’ai combiné différents mythes du temps de l’esclavage pour arriver à l’histoire d’une prêtresse, dans un tout petit village, qui se fait engrosser par le diable – comme un parallèle encore avec l’histoire de New York – et qui doit le combattre pour survivre.
Ce film, Almacita, soul of desolato, a reçu le prix Paul Robeson, d’un montant d’un million de francs CFA. Une heure après avoir reçu cet argent cash, je me le suis fait dérober à Ouagadougou. Mais j’ai pris ça de façon assez philosophique. Je trouvais que l’Afrique avait été tellement généreuse avec moi, elle m’avait offert un hôtel, de la nourriture et en plus tout cet argent, finalement c’était peut-être exagéré, alors que l’Afrique ait récupéré l’argent, je l’acceptais parce que ça me paraissait juste.
Cinq ans après – parce qu’il est très difficile d’obtenir de l’argent pour des long-métrages, des films 35 mm, d’une île nommée Cura… quoi ? Où ils parlent le Papia… Quoi ? – cinq ans après donc, j’ai fait Ava and Gabriel, une histoire d’amour qui se passe en 1948, juste après la seconde guerre mondiale, à Curaçao. C’est l’histoire d’un peintre qui arrive de Hollande et dont tout le monde pense qu’il est hollandais, à cause de son nom. Or il s’avère qu’il s’agit d’un peintre noir du Surinam qui est là pour faire une peinture murale dans l’église de la Vierge Marie et qui tombe amoureux d’une jeune fille du coin. Il peint une Madone noire et cela fait émerger tout le racisme et l’homophobie qui règnent sur l’île.
Ce film a été très controversé en Hollande, parce qu’il est très critique envers l’attitude hollandaise face à ceux qui ne sont pas hollandais blancs. En effet, à cette époque, le Surinam et les Antilles néerlandaises faisaient partie du Royaume de Hollande. Le film a reçu l’équivalent hollandais de l’Oscar, le « Veau d’or », mais la presse m’a éreinté pour l’image négative que je donnais des Hollandais blancs de l’île. Ça m’a porté préjudice quand j’ai recherché des financements pour faire des films en Hollande. Mais Dieu merci, en compensation, Ava and Gabriel a reçu plusieurs prix internationaux, entre autres le Prix du Jury à La Havane, le Prix du Jury en Martinique, le Prix du Jury à Amiens. Donc il ne devait pas être aussi mauvais que les critiques hollandaises l’ont dit.
Lorsque j’ai fait Almacita, soul of desolato, le gouvernement antillais, comme les critiques hollandaises, étaient très contents parce que c’était relativement neutre. C’était presque de la mythologie ethnographique, un film dont le sujet n’était pas vraiment les confrontations raciales et culturelles. Mais Ava and Gabriel traitait non seulement des problèmes de race, mais aussi de sexe et d’homophobie à l’intérieur de la communauté antillaise, de la communauté noire. A Curaçao, ça ne leur a vraiment pas plu parce que pour eux c’était comme si j’exposais leur linge sale. Aux Antilles, les homosexuels qui s’affichent sont marginalisés parce qu’ils ne correspondent pas à l’image très macho que l’homme antillais veut donner. Et donc l’aspect gay du film a été très souvent laissé de côté. La plupart des gens se sont focalisés sur l’histoire d’amour hétérosexuelle entre le peintre et son modèle en occultant l’histoire d’amour homosexuelle qui est aussi dans le film. Pendant le tournage du film aux Antilles, j’ai également été censuré sur cette composante de l’histoire. J’ai donc dû modifier certaines scènes, sinon je n’aurais pas pu tourner les extérieurs sur l’île.
Marival, qui est le carnaval des Maricous, est un documentaire en trois parties. Maricou, c’est le terme grossier utilisé pour les homosexuels, comme « pédé ». Le film parle des travestis et des transsexuels de Curaçao qui ont fui leur île pour venir vivre dans une relative tolérance en Hollande, où ils peuvent explorer et vivre leur moi féminin. Mais je n’ai eu aucune aide des institutions gouvernementales antillaises ni des institutions culturelles en Hollande parce qu’ils trouvaient que je me préoccupais trop de l’aspect marginal et criminel de ces gens-là.
Marival est vraiment un film sur la minorité des minorités. La culture antillaise et les Antillais en Hollande sont déjà marginalisés mais dans la société antillaise, les « pédés » et particulièrement les hommes qui s’identifient très fortement à la psychologie féminine sont les plus marginaux, minorité parmi les minorités.
Je connais des réalisateurs et réalisatrices noirs homosexuels d’un peu partout dans le monde parce qu’on se rencontre dans les festivals et qu’on est très solidaires les uns des autres. Alors j’espère que ce réseau me permettra de montrer le film ailleurs qu’en Hollande, mais on verra ce que réserve l’avenir. Pour moi c’est vraiment important parce que j’ai réalisé qu’il y avait aussi beaucoup d’homophobie et de déni dans la communauté noire. Marival est un documentaire sur le montage d’une pièce dans laquelle ces transsexuels et ces travestis expriment leurs critiques de la société antillaise par le biais d’un défilé travesti, où ils déchargent toute leur colère et la pression qu’ils subissent, particulièrement de la part de la communauté antillaise.
Après la représentation, des gays et des lesbiennes de la communauté antillaise sont venus me voir et m’ont reproché de les stéréotyper en ne montrant que les excès de la communauté gay. Mais je leur ai fait remarquer que quand la libération gay avait commencé, avec le Stonewall (1) à New York, c’était les travestis et les transsexuels qui avaient démarré la révolte parce qu’ils n’avaient rien à perdre. Alors que la plupart des gays pouvant passer pour « normaux » dans la communauté antillaise n’osaient pas s’assumer et s’exprimer. Donc pour faire encore un parallèle avec ce qui s’est passé à New York, j’avais besoin du courage et de la force des transsexuels et des travestis qui avaient transgressé ce tabou. Pour moi, ce sont eux les véritables héros. Ils sont bien plus forts que les gays ordinaires qui sont protégés par leur apparence masculine et n’ont pas besoin de se mouiller.
Aux Caraïbes bien sûr c’est tout à fait différent. Les Caraïbes ne sont pas une entité culturelle, il y a les Caraïbes françaises, les Caraïbes anglaises, les Caraïbes espagnoles et les Caraïbes hollandaises. Et les Caraïbes hollandaises représentent déjà une minorité à l’intérieur de l’ensemble des Caraïbes. Avant Ava and Gabriel et Almacita, on n’avait aucune idée de la culture des Caraïbes hollandaises. Donc je pense sincèrement qu’il est très important d’intégrer la conscience caribéenne par le biais de réalisations qui mettent en lumière cette culture caribéenne. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai choisi de ne pas rester aux Etats-Unis. Je me suis dit qu’ils n’avaient pas besoin d’un réalisateur noir américain ou noir hollandais de plus, parce qu’il y avait déjà beaucoup de films qui venaient de ces pays. Mais les Antilles néerlandaises n’avaient jamais eu droit à la parole, je suis donc très heureux que mes films aient au moins contribué à nous intégrer à l’univers du cinéma. Et j’espère continuer à oeuvrer dans ce sens.

(1) Les émeutes de Stonewall célébrées sous le nom de Christopher Street Day (CSD) furent une série de conflits violents entre d’une part les homosexuels et les transgenres, et d’autre part les forces de police de New York. La première nuit d’émeutes eut lieu le 28 juin 1969, après une descente de huit policiers dans le « Stonewall Inn », un bar gay situé sur Christopher Street, au cœur du Greenwich Village. Stonewall est souvent considéré comme le tournant du mouvement de demande d’égalité des droits homosexuels. (NDLT)Traduit de l’anglais par Marie Emmanuelle Chassaing///Article N° : 5885

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