La figure de l’immigré en 1968, si distante, si actuelle

Print Friendly, PDF & Email

Des rencontres du cinéma documentaire autour de « Mai 68 / des luttes ouvrières » les 29 et 30 mai 2008 à l’Espace 1789 de Saint-Ouen et les 31 mai et 1er juin à l’Écran de St Denis permettent de découvrir des films inédits de 2008 à la lumière de ceux de 68, du cinéaste Jean-Pierre Thorn et du collectif Cinélutte auquel il appartenait. Une programmation est consacrée à la figure de l’immigré, objet de ce texte.

Cinélutte : le corps cadré
Alors que plus de 9 millions de travailleurs avaient arrêté le travail, l’usine Simca de Poissy n’a pas été en grève en 68. L’Ordre règne à Simcaville (Jean-François Comte et Catherine Moulin, 1968, 30′) permet de le comprendre : toute activité syndicale autre que celle d’un syndicat indépendant maison y est proscrite et durement combattue. Après des témoignages sur violence de la répression exercée, la mise en condition quotidienne y est analysée à la faveur du témoignage de travailleurs notamment maghrébins. Les moyens de pression sont décrits par le menu. Les immigrés ont dû verser une « rançon » pour avoir le poste, ce qui les force à tout accepter pour le conserver (100 000 F, alors qu’ils sont payés 3,47 F de l’heure). Une incursion dans leur espace privé témoigne de la précarité de leurs conditions de vie. En boucle, le slogan « vous êtes tous concernés » clôt le film qu’il avait ouvert.
Un vécu qui colle à la peau. La Glu (Edouard Hayem, 1969, 19′) le fait proprement sentir, sans aucun commentaire pédagogique, sans dialogue, suivant un homme tant dans son travail à l’usine qui reprend chaque matin que dans la boue de son bidonville désenchanté de Nanterre. Ses errances à Pigalle, le décalage des séances d’alphabétisation, les tentatives de détente au bistrot… tout conduit à une dénonciation sans appel du vécu immigré. La pauvreté à l’œuvre ici n’a rien à voir avec le simple manque d’argent : elle est le poids de l’exploitation et la perte de la dignité.
Produit pour la CFDT, La Grève des ouvriers de Margoline (Cinélutte, 1973, 40′) commence par montrer la répression policière des opposants à un meeting raciste du mouvement d’extrême droite Ordre nouveau du 21 juin 1973, une façon de poser le rapport de force avant de détailler la circulaire Marcellin-Fontanet de 1972 « qui oblige d’entrer en France avec un contrat de l’Office national de l’immigration liant dès le départ pour un an à un patron, une région, une profession, avec possibilité de non-renouvellement selon les besoins du patronat ». Mais en 1972, 40 % des immigrés n’ont pas ce contrat de travail. La question des papiers domine les témoignages des immigrés interrogés, alors même que la circulaire interdit toute possibilité de régularisation mais que, indiquent les encarts, la police laisse passer à la frontière tout en sachant que les papiers seront refusés. À la merci des patrons spécialistes de l’embauche des sans-papiers, ou bien logés de façon misérable quand ils ont un contrat, le patron étant tenu d’assurer un logement, les récits en arabe et en français sont implacables. La circulaire instaure un guichet unique pour les cartes de travail et les cartes de séjour : la préfecture de police. Une grève pour faire appliquer le droit du travail sera victorieuse. Portant l’affaire devant la préfecture, la lutte des ouvriers immigrés conduit à une modification provisoire de la circulaire en 1973 pour autoriser la régularisation de ceux de Margoline.
Revenant sur cette circulaire, Jusqu’au bout (Cinélutte, 1975, 39′) associe commentaire militant et construction démonstrative pour montrer que la lutte est possible. Le film débute par des interviews sans interprète de recrutement en Tunisie pour évoquer ensuite la condition des travailleurs et montrer, à travers la victoire d’une grève de la faim menée par un groupe de sans papiers, qu’il est possible de faire plier le pouvoir.
S’ils donnent la parole aux immigrés et montrent leurs conditions de vie, ces films le font toujours dans le cadre de témoignages recueillis par interviews marquées par les difficultés d’expression, les hésitations, l’auto-censure. Immanquablement, la lutte victorieuse viendra améliorer les choses même si d’autres combats sont à gagner. La victoire passe par des figures en général absentes physiquement à l’écran mais omniprésentes dans le discours du film, les militants d’extrême-gauche qui soutiennent les luttes. Transplanté personnage le temps d’un film, l’immigré sert une cause avant de regagner l’anonymat de sa condition. L’image ne le saisit que dans ce rôle : parole cadrée dans un corps codé. Ce que l’on retient de son témoignage est l’objet de la lutte, non ce que dirait son « je » intime. Il n’est là que pour signifier un slogan : « travailleurs français et immigrés, tous unis », répété sur les affiches et les graffitis, repris en chœur dans les manifestations.
Corps sans pancarte
Cette émergence de la figure de l’immigré dans l’espace public de 68 et les années qui ont suivi correspond ainsi au cadre strict d’une lutte dont les intéressés n’ont déterminé ni les termes ni les modalités. Bien sûr, il y avait de quoi lutter pour abolir la discrimination des droits et des conditions de vie plus humaines, mais le corps de l’immigré que nous livre ce cinéma militant n’est pas un corps de chair libre de sa propre expression : il est le code d’une lutte décidée et menée par des organisations.
Souvent impressionné par la caméra et la situation d’interview, s’exprimant dans un français incertain, l’immigré est plus un objet qu’un sujet : l’objet d’un intérêt bien spécifique, celui de sa lutte potentielle ou réelle contre l’exploitation dont il est victime et ses conditions de vie. C’est ce potentiel qui le définit aux yeux des militants qui s’intéressent à lui : exploité, il se doit de réagir. « L’exploitation et l’oppression qui frappent les immigrés ne peuvent pas ne pas entraîner leur résistance (d’abord sourde et non-dite) qui, elle-même, embraye sur la révolte. Laquelle, immédiatement fécondée par un peu de bonne parole, ne peut pas ne pas s’inventer ses formes d’organisation et d’action. Lesquelles mènent à court ou à long terme à l’alliance, au coude à coude, entre travailleurs immigrés et ouvriers français » – écrivait Serge Daney en dans les Cahiers du Cinéma n°265 en mars-avril 1976. Et il conclut : « Ce scénario a régenté et flatté l’imaginaire gauchiste, l’immigré y devenant peu à peu le « bon » autre. »
C’est, sans doute plus naturellement que consciemment, contre ce cadrage cinématographique et ce fichage d’intention que les cinéastes immigrés africains réagissent en restaurant le « je » dans leurs propres films. Ces Rencontres donnent à voir un film rare : Nationalité : immigré du Mauritanien Sidney Sokhona. Il est lui-même l’acteur de son vécu d’immigré tel qu’il l’a expérimenté. Logé dans un foyer sordide rue Riquet dans le 19ème arrondissement de Paris, il mène la grève des loyers qui finira par déboucher sur une victoire, l’enjeu n’étant pas seulement d’être relogés mais d’être relogés ensemble pour préserver la fraternité ambiante, et notamment l’aide aux sans-travail ou aux malades. Cela ne veut pas dire pour autant que le combat soit gagné, le nouveau foyer tout neuf étant régi par un règlement drastique réduisant la liberté du groupe.
La rue Riquet, Sokhona y a passé six ans. Venu en France grâce aux caisses de solidarité où les travailleurs soninkés cotisent pour payer le transport à d’autres, il est entré comme « vacancier ». « Je suis entré en France dans un état de grande inconscience ! confiait-il à Catherine Ruelle (Cinémaction n°8, Cinémas de l’immigration, été 1979, p.112) Mais ensuite quand on entre sans transition dans la vie, la réalité, le travail, on est confronté à la loi de l’offre et de la demande et dans les usines, on découvre aussi une tradition de lutte ». La grève du foyer de la rue Richet, où Sokhona est resté durant six ans, sera déclenchée par les mauvaises conditions de vie (deux robinets et deux WC pour 300 locataires, fenêtres cassées, courant coupé, etc. le tout pour un loyer prohibitif !) mais aussi par les cinq morts du foyer d’Aubervilliers : trois Sénégalais et deux Mauritaniens avaient fait du feu parce que leur foyer n’était pas chauffé et étaient morts asphyxiés : « Nous avons fait grève, non pas parce que nous pensions que c’était notre droit de faire grève mais parce que nous avions peur de mourir ». Sokhona sera meneur car il était un des rares locataires à parler français. Deux ans de grève avec des journées « portes ouvertes », des interventions sur les marchés et des débats avec d’autres foyers. La police intervient, coupe l’eau tandis que l’extrême-gauche soutient les grévistes… C’est de cette grève que le film est issu mais aussi du fait que Sokhona fréquente la faculté de Vincennes où toutes les luttes trouvaient une répercussion : « Tout cela m’a poussé de plus en plus à participer, à réfléchir, à filmer ».
Il tourne sans budget, avec le peu d’argent qu’il touche dans son travail : « il m’est arrivé de devoir attendre trois mois avant de pouvoir tourner une scène, ou de faire développer une scène déjà tournée. » Chacun participera sans être rémunéré et Jean Rouch prêtera pendant deux mois une salle de montage et de mixage. Le film aborde l’immigration de l’intérieur mais aussi le mur qui sépare les immigrés de la grande majorité des Français. « Je tenais aussi à montrer que pour obtenir de justes satisfactions à des revendications non moins justes, l’entente et l’union, la prise de conscience et la lutte opiniâtre sont les seuls moyens et peuvent s’avérer payantes. » Mais ce faisant, « je me suis interdit d’utiliser des slogans qui ne veulent plus rien dire ».
C’est un cinéma « sans pancarte » pour reprendre l’expression de Sembène Ousmane qui refuse le misérabilisme et l’apitoiement, ce « paternalisme humanitaire qui a contribué à diviser la classe ouvrière et les immigrés ou les immigrés eux-mêmes » dira Sokhona, mais aussi qui permet à l’immigration de « prendre conscience de sa condition mais aussi de savoir ce qu’elle veut comme condition ». « L’immigration n’a pas seulement servi à nous aliéner mais aussi à nous pousser à avoir honte de ce que nous étions auparavant », dira encore Sokhona qui réalisera un deuxième film en 1977 Safrana (le droit à la parole) en gardant son style de « fiction-documentaire » sur quatre Africains noirs ouvriers à Paris et qui s’en vont faire un voyage de formation agricole en Côte d’Or pour appliquer ce qu’ils ont appris à leur propre pays, inspiré d’une réalité vécue par un groupe revenu du Mali et dont faisait partie un des acteurs.
Corps hurlant, corps libre
Alors que les cinéastes français aborderont l’immigration par la fiction comme avec O Salto (Christian de Chalonge, 1967), les films de René Vautier Les Trois Cousins et Les Ajoncs, ou Elise ou la vraie vie (Michel Drach, 1969), voir par le documentaire comme Annie Tresgot avec Les Passagers (1971), commenté par Mohammed Chouikh et qui sera présenté à la Semaine de la Critique à Cannes, les cinéastes africains se cherchent une forme à même d’exprimer un vécu de l’intérieur. L’Algérien Ali Ghalem, qui a alors 26 ans, dénonce les conditions de vie des immigrés maghrébins dans Mektoub (1970) qui est même passé aux Dossiers de l’écran à la télévision. Le Mauritanien Med Hondo livre avec Soleil Ô (1970) une toute autre approche esthétique pour hurler sa révolte contre le trafic et l’oppression dont sont victimes les Africains de la « douce France ». D’abord passé par le théâtre et après avoir fondé une troupe africaine en réaction au fait que les Africains étaient généralement confinés dans les seconds rôles, il réalise deux courts métrages avant de pouvoir réaliser Soleil Ô, du nom d’un chant antillais qui conte la douleur des Noirs emmenés du Dahomey aux Caraïbes,qu’il écrit en 1965, six ans après son arrivée en France, « pour me libérer », dira-t-il à Guy Hennebelle (Cinémaction, p.83). « Ce qui m’a guidé, c’est la volonté de transcrire la vie intérieure du héros », dit-il encore. « Il ressent l’agression de l’ambiance à un point tel qu’il voudrait partir, foutre le camp. Il se met à courir. Son désespoir est alors sans fond. Il ne peut plus que hurler car il ne parvient pas à se faire entendre. »
En 1971, Derri Berkani réalise Poulou le magnifique qui décrit un petit monde de marginaux de l’émigration algérienne à Paris en se centrant sur trois amis vivant d’expédients. « Mes héros ne sont animés que par un sentiment de révolte individuelle », dira-t-il, les différenciant nettement de ceux d’Ali Ghalem dans Mektoub.
Par ces approches personnelles, ces cinéastes font de leur vécu la matière même du film et non le résultat d’un regard qui leur assignerait une place conforme à l’idéologie, au savoir, aux chiffres… Ce faisant, ils remettent radicalement en cause ce « je mets-en-fichisme » que dénonçait Daney, libérant l’expression des corps pour revendiquer leur liberté d’être.

///Article N° : 7613

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire