Elle écume les plateaux télé depuis un an. Intellectuelle, enseignante, chercheuse, elle travaille sur les diasporas, notamment afro-américaines. Rencontre avec Maboula Soumahoro, initiatrice du Black History Month (1) à Paris.
Maboula Soumahoro, on dit de vous que vous êtes une jeune intellectuelle engagée. Qu’en pensez-vous ?
J’ai 37 ans donc je ne pense pas être « jeune ». C’est souvent une image qui me colle, qui colle à une catégorie de populations. Je suis enseignant chercheur. Dans mes collègues il y en a des plus jeunes, des plus âgés. Intellectuelle ? Je travaille dans le monde des idées certes. Engagée ? La légitimité du diplôme fait peut-être de moi une intellectuelle mais j’étais déjà engagée avant. Quant à mes apparitions médiatiques, elles datent de la création du Black History Month (voir encadré) en France l’année dernière. Or ma vie n’a pas commencé en 2012 !
Comment expliquez-vous cet emballement médiatique ?
La machine médiatique aime bien voir de nouvelles têtes de temps en temps. Récemment c’est tombé sur moi ! C’était peut-être la bonne période pour mettre à l’antenne une fille noire en lockes qui avait l’air cool, qui venait d’une cité.
Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Je m’intéresse aux diasporas. J’ai d’abord travaillé sur les Afro-américains au XXe siècle. Puis je me suis intéressée aux diasporas des Amériques, qu’ils soient Jamaïquains, Brésiliens ou nord-Américains. Si tous ont un bout d’histoire en commun, l’esclavage, il y a énormément de différences dans l’installation sur le territoire notamment.
Comment une jeune française en vient à s’intéresser à cela ?
J’ai d’abord fait des études d’anglais. C’est ce qui m’intéressait avec un intérêt particulier pour les États-Unis. Les USA étaient le symbole du « cool » à l’époque. L’impérialisme culturel a bien fonctionné (rires). Et puis je suis une fille d’immigrés (ndrl : ses parents sont ivoiriens). Toutes les questions d’identité m’ont toujours attirée. Je m’interrogeais sur le rapport des États-Unis à l’Afrique. L’Afrique y est très mystifiée. Je ne comprenais pas. Pour moi l’Afrique était à la maison, très concrètement avec la langue notamment. J’ai commencé à me demander ce qu’était l’Afrique, ce qu’était l’origine, cette question du « retour à la maison » très présente dans le milieu diasporique. J’ai alors pris conscience qu’il n’y avait aucune autre partie du monde qui était restée aussi floue, et qui était sans cesse réifiée.
Importer le Black History Month (BHM) en France l’année dernière a mis les projecteurs sur vous et sur l’histoire afro-américaine. Que prévoyez-vous cette année ?
Nous allons faire un événement en mai. Mais on va surtout se concentrer pour faire une grosse édition en 2014. Avec Pierre-Marie Boisseau de l’association Doiinit à Rennes, cela ne nous pose aucun problème de faire une édition tous les deux ans. Et surtout nous n’avons pas envie de garder une sorte de main mise sur le BHM. J’ai entendu parler d’une initiative à Toulouse. La Brigade anti-négrophobie a fait quelque chose le 26 février 2013. Nous, nous voulons faire une rencontre ou une projection en mai, autour des commémorations des luttes contre l’esclavage et de la loi Taubira (2). Nous voulons quelque peu franciser l’histoire. Nous devons nous approprier cette histoire. J’aimerais qu’en France nous puissions ériger nos propres héros et que nous puissions regarder notre histoire sans complexe, sans penser que tout s’est passé outre atlantique.
L’accès à l’histoire afro-américaine semble plus accessible que l’histoire des Noirs en France. Pourquoi selon vous ?
Nous connaissons mal cette histoire tout simplement parce qu’elle n’est pas enseignée, pas transmise. Les populations noires ont toujours été considérées comme étant de l’extérieur, que ce soit sous l’ère de l’empire colonial ou même après. Depuis l’après-guerre, toutes les progénitures de cette histoire s’inscrivent à l’intérieur de la France et de son histoire. Or les gens ne veulent pas voir les transformations de la société.
Est-ce que c’est une question de temps ?
Si nous étions dans une société juste et égalitaire, le facteur temps ne devrait pas intervenir.
Quand on parle de la question de l’esclavage en France, on pense davantage à son abolition qu’aux luttes qui l’ont précédée. Pourquoi ?
Quand on parle de l’esclavage, on parle toujours de la loi Schlcher de 1848 qui a aboli l’esclavage. Or pour en arriver à cette loi, il y a eu des soulèvements et des résistances. C’est la même chose quand on évoque la décolonisation. On décrit toujours les indépendances sans revenir sur les luttes en amont. Sauf pour l’Algérie parce que cela a été particulièrement violent.
La fascination pour les Afro-Américains, tels que Martin Luther King, est très présente en France. Des figures comme Édouard Glissant ou Aimé Césaire restent relativement inconnus.
Aimé Césaire et Édouard Glissant sont des auteurs que j’ai connus, moi-même, aux États-Unis. J’ai eu la chance de suivre un cours de Édouard Glissant, à qui j’ai dit d’ailleurs que je ne le connaissais pas. Heureusement il l’a plutôt bien pris. Aux États-Unis j’ai découvert la richesse d’un patrimoine français caché, comme ces deux auteurs. Peu importe qu’ils soient noirs. Ils doivent être intégrés dans l’héritage républicain parce que ce qu’ils ont dit, ce qu’ils ont fait concerne tout le monde et contribue à une histoire commune.
Pensez-vous qu’en France, nous restons dans un universalisme blanc ?
Évidemment. Beaucoup ne comprennent toujours pas qu’être noir c’est être humain. L’universalisme français reste masculin, chrétien, blanc et hétérosexuel. Certes ce n’est pas ce qui est dit. Mais si, dans un pays laïque, les gens pensent l’islam comme un problème c’est qu’ils se pensent chrétiens. De même le niveau moribond des débats publics sur le mariage pour tous et l’homosexualité démontrent bien que la France se pense hétérosexuelle. Et autre exemple : je suis française. Ce n’est pas un désir mais une réalité. Pourtant on me demande toujours d’où je viens. C’est bien que la France continue de se penser comme blanche.
Quel est votre positionnement par rapport au concept développé notamment par Léonora Miano d’Afropéen ?
Le terme Afropéen permet de rendre indigène, d’européaniser la question noire en Europe. L’enjeu est alors d’arrêter de parler des Noirs en les pensant à l’extérieur du territoire, de la société, en les pensant comme des immigrés, des flux venus d’Afrique ou d’ailleurs. Tout comme le terme afro-américain, revendiquer une existence afropéenne, c’est d’abord parler d’inégalités, de mauvais traitement. Comme je le disais je suis française et pourtant on me renvoie toujours à des origines autres. Il faut donc arrêter de faire comme si la couleur de peau ne comptait pas. Ce n’est pas vrai. Nous sommes le fruit d’une histoire commune.
Une histoire qui n’est pas enseignée en France, contrairement aux États-Unis par exemple où existent les Black studies.
Il ne faut quand même pas oublier que l’existence de cette discipline aux États-Unis a été le fruit d’une lutte des professeurs qui ont campé devant les universités dans les années 1960. La professionnalisation ne s’est pas faite d’un coup de baguette magique du jour au lendemain. La question en France est de savoir qui va être capable d’encadrer des étudiants de thèse sur ce genre de thématiques. Quand j’ai proposé mon sujet de thèse on m’a taxé de communautariste, tout simplement parce que je suis noire, alors que je n’ai aucun lien avec les Afro-Américains ou les Afro-Jamaïquains
Estimez-vous que la population française soit réceptive à ce genre de thématiques ?
Les politiques n’ont pas pris conscience de l’ampleur des enjeux. Mais la population, est intéressée. Je sens une réelle ébullition, avec des associations comme la Brigade anti-négrophobie ou Stop le contrôle au faciès ou d’autres. Certaines personnes ont un réel besoin qu’on parle de ces thématiques car toutes les négations, cette non-reconnaissance de ceux qui font la France, produisent du mal-être. Ce sont des problèmes qui touchent vraiment à la santé psychique des gens. Les gens sont en quête de sens.
Maboula Soumahoro en dates :
1976 : Naissance au Kremlin-Bicêtre (Val de Marne)
1999 : Premier séjour aux États-Unis
2008 : Soutient sa thèse La couleur de Dieu ? Regards croisés sur la Nation d’islam et rastafarisme 1930-1950
Depuis 2009 : Maître de conférence à l’université de Tours, membre du Groupe de recherches anglo-américaines.
2012 : Création du Black History Month à Paris
Elle écoute :
Anything is possible. DJ Mehdi
L’exclu. Casey (in Ennemi de l’ordre. 2010)
Sans lui. AL (in Terminal 3. 2012)
Elle lit :
L’homme invisible. Pour qui chantes-tu ? Ralph Ellison (Grasset. 2002)
Orlando. Virginia Woolf (Hogarth Press. 1928)
Segou. Maryse Condé (Robert Laffont. 2 tomes. 1984/1985)
Ses modèles :
La femme politique Christiane Taubira
La chanteuse Nina Simone
L’écrivaine Maryse Condé
1. Le Black history month : aux États-Unis, depuis les années 1970, le Black history month est un mois commémoratif en l’honneur des Afro-Américains. Il est largement inspiré du Negro history week créé en 1926 par l’historien Carter G. Woodson. Maboula Soumahoro participa à la visibilité de cet événement en France en 2012.
2. La loi Taubira entrée en vigueur le 23 mai 2001 porte sur la reconnaissance des traites et des esclavages comme crime contre l’humanité.Propos recueillis par Anne Bocandé///Article N° : 11426