« La France ne peut pas être seule au monde »

Entretien de Claire Diao avec Benjamin Stora

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Le 10 octobre 2007, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration de Paris a ouvert ses portes sur fonds de polémique. Le 15 décembre 2014, la Cité devenue Musée de l’histoire de l’immigration, est finalement inaugurée par le président François Hollande. L’historien Benjamin Stora, président du Conseil d’orientation depuis le 1er août 2014, nous raconte l’histoire de ce musée et plus largement, celle de la France et de son trauma post-colonial.

En 2007, au moment du projet d’ouverture de la Cité de l’immigration, une grosse polémique a éclaté entre différents historiens français. Pourquoi ?
Benjamin Stora : Les choses se sont beaucoup apaisées. La polémique avait démarré il y a sept ans, sur le lieu d’abord, par rapport à la liaison entre migration et question coloniale. Il y avait ainsi une grande hésitation de certains historiens à lier ces deux aspects qui n’étaient pas évidents, parce que cela rappelait de mauvais souvenirs, l’exposition coloniale de 1931… Mais cette polémique n’avait pas tellement pris car les gens s’étaient aperçus que le lieu ne se limitait pas à l’exposition coloniale. Il a très longtemps été le Musée des arts africains et océaniens, plus tard inauguré par André Malraux – les gens ne le savent pas mais toutes les grandes collections qui se trouvaient ici sont aujourd’hui au Musée du Quai Branly. C’est vrai que le lieu était attaché à l’Histoire coloniale mais la question centrale était de savoir ce qu’on allait en faire. La polémique a ensuite rebondi sur une question beaucoup plus grave, celle du Ministère de l’identité nationale parce que le Ministère devait gérer la Cité de l’immigration. Comme cela était lié à la question de l’identité nationale telle qu’elle était développée à l’époque par le Ministère de l’Intérieur, on se retrouvait à lier immigration et questions sécuritaires et d’identité. Ce n’était plus le lieu. De là, beaucoup d’historiens se sont mis en retrait, ont démissionné, sont partis…
Qu’en est-il aujourd’hui ?
B.S :C’était il y a sept ans, en 2007-2008. Maintenant, ce n’est plus le cas. Au contraire, il y a une volonté des historiens qui travaillent sur les migrations de vouloir faire fonctionner ce lieu. Mais au moment où ils reviennent pour le faire fonctionner, ils s’aperçoivent qu’il n’y a plus d’argent. Nous sommes dans une autre thématique. La thématique d’origine était une espèce de défiance idéologique alors qu’aujourd’hui il y a une volonté de réinvestir un lieu en déshérence. Il n’a pas été inauguré par l’État, quel que soit le président Jacques Chirac ou Nicolas Sarkozy. Il n’a pas de moyens pour fonctionner : beaucoup de déficits, des problèmes d’argent, pas de possibilités de réaliser des expositions, des colloques… Pour les historiens qui reviennent, toute la question est : comment se réapproprier ce lieu et le rendre politiquement visible dans une situation où la question de l’immigration est centrale dans la vie politique française d’aujourd’hui. Pratiquement tous les historiens que j’ai pu contacter ont été d’accord pour être membres du conseil d’orientation : Patrick Weil, Philippe Joutard, Catherine Withol de Wenden… L’institution repose aussi sur des personnalités. Mon passé militant et mes travaux de recherche sur les questions coloniales, l’Algérie, l’immigration, font qu’il y a davantage de confiance. Je ne suis pas simplement un universitaire, tous mes engagements extérieurs font que je connais le milieu associatif des années 1970-1980, avec Sans Frontières, Baraka, La Marche pour l’Égalité… Ma nomination a donc joué sur le fait que certains soient revenus. Mais le problème, c’est qu’il n’y a pas d’argent.
Que souhaitez-vous impulser dans ce musée en tant qu’historien ?
B.S. : Ce qu’il faudrait, c’est faire réapparaître toute une série de migrations anciennes. Bien sûr, mon tropisme me porterait vers les migrations post-coloniales, mais j’essaie précisément de ne pas rester uniquement dans ce cadre-là, comme en organisant des expositions sur ceux qui ont combattu en 1914-18 et les migrations européennes au sens large. Et puis, en tant qu’historien, il faut partir du présent pour tirer sur le fil et remonter l’Histoire. Pourquoi les gens partent ? Quand on pose cette question de migration, on ne peut pas exclusivement la poser en terme de « ils sont arrivés, ils sont là, que veulent-ils ? ». Le « pourquoi ils partent » nous renvoie à la question de l’exil, de l’arrachement, et des problèmes des pays de départ. Il nous faut réfléchir sur l’interaction entre ces pays de départ et ces pays d’accueil. Dans l’exposition Frontières qui aura lieu à partir de mars 2015, nous essayons de réfléchir à la circulation de l’entre-deux, entre ceux qui partent et ceux qui arrivent. Ce n’est pas simple à faire. En France, malheureusement, nous sommes dans la construction de stéréotypes négatifs, uniquement sur l’installation, sans voir que celui qui part ne le fait jamais de gaieté de cœur. Donner le point de vue du migrant est compliqué. Ce n’est pas une causalité unique, il y a toute une multiplicité de causes qu’il faut redonner et peut-être essayer, à partir de là, d’atténuer les peurs, les préjugés, les fantasmes… C’est un travail énorme.
Qu’est-ce qui vous, Benjamin Stora, vous a mené à étudier l’Histoire et en particulier l’Histoire de la France et de l’Algérie ?
B.S. : C’est une vieille histoire (sourire). J’ai commencé dans les années 1970, il y a quarante ans. Au point de départ, mes préoccupations de travaux sur l’Histoire étaient en rapport avec mes engagements politiques. J’étais un étudiant militant d’extrême-gauche. J’ai raconté ces engagements dans le livre La dernière génération d’octobre (1) et dans un autre livre, Les guerres sans fin (2), qui raconte mon parcours intellectuel. À l’époque, c’est la notion de révolution qui m’intéressait : la notion de rupture, la sortie du système colonial… Dans les années 1970, cela m’intéressait beaucoup plus que les questions d’identité et d’origine. Comment sortir d’une situation pour aller vers une autre ? Les révolutions algériennes, africaines m’intéressaient à ce titre. Et puis, il y avait une sorte d’excitation solitaire du chercheur car personne ne travaillait sur ces sujets-là en France. J’avais l’impression de découvrir des continents occultés… Après, les choses se sont complexifiées. D’autres aspects m’ont intéressé comme le nationalisme, puis, dans les années 2000, la question des origines. Je ne me suis pas intéressé à l’Algérie parce que j’y suis né – contrairement à ce que l’on pourrait croire – mais parce que derrière la question algérienne se trouvaient énormément de questions d’Histoire, de théorie et d’idéologie qui me passionnaient : la colonie de peuplement, la position d’un système colonial, les phénomènes d’acculturation, Frantz Fanon, les phénomènes de dépossession foncières et culturelles et, en France, de l’approbation ou non de l’Histoire coloniale. Derrière l’affaire algérienne, se soulevaient énormément de questions qui me passionnaient. Ce n’étaient pas forcément des questions en prise avec l’identité. Ces questions sont nouvelles et datent d’une dizaine, quinzaine d’années. Je suis obligé d’en tenir compte parce que l’écriture de l’Histoire se fait essentiellement en fonction des demandes de la société. Or, les demandes se font beaucoup plus en fonction de l’identité que de la révolution. Ce qui me renvoie à moi-même, mon parcours, l’exil, la famille, les ruptures, les engagements…
En tant que professeur, avez-vous la sensation que beaucoup de jeunes s’intéressent et étudient l’histoire ?
B.S. : Oui. J’ai été enseignant dans beaucoup d’université : à Paris 8, Paris 13 et l’Institut National des langues et cultures orientales (INALCO). Ce sont des facultés périphériques où les questions se posaient réellement. Dans ces lieux-là, il y a une demande d’Histoire très forte sur le pays de départ, sur l’origine, et pas tellement sur la migration. Les interrogations portent sur « pourquoi les gens sont partis ? Qui sont nos pères, nos grands-pères ? D’où venons-nous ? Dans quelle généalogie nous inscrivons-nous ? De quelle Histoire sommes-nous issus ? » L’immigration se pose après coup. Ces jeunes ne se vivent pas comme des enfants de migrants, c’est plus compliqué – enfin, c’est ce que je ressens de façon subjective. Ils se ressentent davantage comme des descendants appartenant à une Histoire différente de la société française tout en étant français. Et cette complexité-là les intéresse davantage que leur parcours migratoire.
Comment analysez-vous aujourd’hui la montée du nationalisme avec l’arrivée d’enfants de migrants aux plus hautes fonctions de l’État ?
B.S. : J’appellerai cela du néo-nationalisme qui reviendrait à la terre, au sang, aux morts… C’est une dynamique barrésienne de la fin du XIXe, début du XXe siècle, qui vise à faire de celui qui est différent un étranger éternel in-intégrable, inassimilable… Dans le fond, nous sommes dans un retour de ce que l’on a déjà connu il y a longtemps. En France, nous avons du mal à nous penser comme une Nation dans un mouvement de circulation et de mondialisation, donc de migration. Nous réfléchissons en termes de noyau fixe. Je crois que cette question de néo-nationalisme qui s’exprime aujourd’hui est une forme d’archaïsme par rapport à la nouvelle société émergente. C’est une sorte de défense, de repli, de baroud d’honneur… Mais attention, cela peut durer longtemps, vingt ans, trente ans… Un historien raisonne toujours sur la durée. Nous sommes entrés dans un cycle d’archaïsme défensif face à une nouvelle société émergente dans une situation où la France doit prendre conscience qu’elle est dans une mondialisation culturelle et ne peut pas être seule au monde ni influencer seule le monde, c’est fini. Elle doit s’approprier la culture de la circulation et de la mobilité parce qu’elle ne la connaît pas. Quand on travaille sur ces questions coloniales, que voit-on fondamentalement ? Que les coloniaux français métropolitains étaient peu nombreux dans les colonies. C’est-à-dire que ce n’était pas une colonisation de masse, contrairement à ce qu’on pourrait croire. La colonisation la plus importante, on le sait, était l’Algérie d’où, à la fin, un million d’Européens sont partis. Mais qui était ce million d’Européens ? Aux trois-quarts, des Italiens, des Espagnols, des Maltais… mais très peu de métropolitains. Dans l’Histoire coloniale, la migration Nord-Sud était assez faible, donc le processus de mobilité interne dans la société française était faible. Les Français n’ont pas l’habitude de cette mobilité. C’est aussi cela qu’il faut comprendre dans la question du rejet et de la peur permanente de l’autre. Quand vous êtes dans une société qui a la culture de la mobilité, vous n’avez pas le même type de rapport aux cultures. Cette sorte de néonationalisme s’appuie sur une espèce de culture de l’entre soi. On connaît très peu l’autre, si ce n’est par le tourisme, une semaine quelque part…
En même temps, l’appel d’air a lieu. Dans les différents gouvernements de Nicolas Sarkozy et François Hollande plusieurs élus étaient « issus de l’immigration ».
B.S. : Bien sûr ! Il n’est pas possible de ne pas tenir compte de la nouvelle société, elle est et vient de partout ! Il y a des couvercles qui se lèvent, qui se soulèvent, qui s’entre-lèvent (rires), et c’est normal. Quand des millions de gens ne sont pas dans une histoire identique à ceux qu’on appelle français « classiques », il est normal que ces millions de personnes qui sont nées ailleurs, ont d’autres histoires et transmissions, transportent avec eux d’autres façons d’être, de vivre… Nous sommes dans un mouvement de bascule paradoxal. D’un côté la montée puissante du Front National – 4000 voix au Sénat, c’est un tournant… (soupir) un maillage de la société fort et des gens qui votent en connaissance de cause… – c’est du jamais vu. C’est très fort et en même temps, je le vis comme une réaction presque désespérée par rapport à une société qui bascule sur autre chose. Il suffit de prendre le métro, d’aller dans la rue, à la faculté, de voir la vie réelle ! L’émergence d’une nouvelle élite culturelle, en prise avec la mondialisation culturelle, qui parle plusieurs langues, circule, voyage beaucoup, vit à l’étranger puis revient en France… La jeunesse d’aujourd’hui, entre 20 et 30 ans, c’est ça. Elle ne dit pas : « Je vais faire toute ma vie en France ». Elle dit : « Tiens, je vais aller en Australie, en Amérique Latine ou ailleurs ». C’est nouveau. Cela n’a jamais existé dans la culture française. Il y avait une sorte de fixité au niveau de la carrière, des études, du social, qui est beaucoup moins vraie aujourd’hui. Les élites politiques qui sont dans une matrice culturelle de frontières fermées, d’élites se reproduisant entre elles, de grandes familles françaises transmettant toujours les mêmes histoires à leurs enfants, sont en crise et en profond renouvellement.

Pensez-vous qu’un jour un homme ou une femme de couleur sera considéré comme français sans que l’on fasse référence aux origines de ses parents ?
B.S. : Le racisme s’est fixé sur les migrations post-coloniales. Parce qu’il y a des mémoires du ressentiment, de la rumination, parce que, grosso modo, le nationalisme français a quelque part subi une défaite par la décolonisation. La décolonisation est vécue comme une défaite du nationalisme français. Il y a donc une forme de revanche à prendre sur les migrants qui sont issus de l’Histoire de la décolonisation. Je l’ai écrit il y a longtemps dans La gangrène et l’oubli, en 1991 (3). C’était il y a 25 ans, c’est vieux (sourire). Mais ça ne passe pas. Et ça passe quand même. Je vois qu’il y a maintenant beaucoup plus de jeunes issus de ces immigrations post-coloniales dans les médias, parmi les décideurs, à l’École Normale Supérieure, Polytechnique… Cela n’existait pas. La France a quand même changé. On ne peut pas dire : « C’est toujours pareil », « On souffre toujours autant » Non. Il y a eu des batailles terribles menées dans les années 1970-1980, 1990 aussi. Il y a 20 ans, on ne parlait jamais de la question de l’esclavage, cela n’existait pas en France ! Dans l’espace public, politique… Il n’y avait pas de lieux de mémoire, de colloques, de livres, de fictions, d’émissions TV, de documentaires… Et puis, fin 1990, il y a eu la journée de l’esclavage, la loi Taubira, de sorte que nous ne pouvons plus parler de la même manière. Il y a d’autres enjeux, d’autres combats plus sophistiqués et plus compliqués à mener sur le rapport entre la part qu’on garde de soi et la part que l’on donne au pays dans lequel on y vit.

(1) Stora Benjamin, La dernière génération d’octobre, éd. Stock, 2003
(2) Stora Benjamin, Les guerres sans fin, éd. Stock, 2008
(3) Stora Benjamin, La gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, éd. La Découverte, 1991
Propos recueillis par Claire Diao, octobre 2014///Article N° : 12628

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