La Grèce, enclave d’une Aventure migratoire

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Temps de revirement politique en Grèce. Les espoirs sont vifs pour que le pays reprenne une politique humaniste envers les milliers de migrants et de réfugiés qui survivent en transit sur son territoire, rempart vers l’Europe de l’Ouest. Ecrit et réalisé par Grégory Lassalle sous la forme d’un documentaire et d’un livre, L’Aventure conte ce calvaire dans lequel trois migrants ivoiriens luttent une année, dans la Grèce d’avant Syriza. Un travail de terrain au long cours où toujours, transparait le souci d’un regard juste. Rencontre à Paris avec Loss et Moussa, deux acteurs du projet.

L’Europe entière a les yeux rivés sur une de ses lisières, la Grèce. Celle de Syriza, parti de gauche radicale qui a succédé le 25 janvier au gouvernement conservateur d’Antónis Samarás. Celle où 5 migrants se sont suicidés ces dernières semaines, enfermés depuis 25 mois dans un des centres de rétention grecques où la loi (1) semble s’évaporer. Le drame accélérant l’urgence d’une prise de parole, les vice-ministres Yannis Panoussis et Tassia Christodoulopoulou promettent d’ici 100 jours la fermeture d’Amygdaleza, centre du nord d’Athènes où un des hommes s’était donné la mort. Dans l’attente, 30 personnes y sont libérées au compte-gouttes, chaque jour.
Loss et Moussa sont passés par cet enfer, leur aventure filmée et transcrite par Grégory Lassalle. Pensant choisir une voie plus facile pour rejoindre la France ou l’Allemagne à travers la Turquie et la Grèce, ils sont restés une année entière captifs à Athènes. Condamnés, comme d’autres milliers de migrants et de demandeurs d’asile à rester dans le premier pays de l’Espace Schengen où ils ont foulé le pied, selon le règlement Dublin II de la législation de l’UE, posant pour principe qu’un seul État membre est responsable de l’examen d’une demande d’asile.
« Une place au soleil »
Une soirée pluvieuse à Clichy-sous-Bois, Loss nous présente l’appartement où il vit, de son petit nom « la cachette », dans les hauteurs d’une cité. Avec Moussa, toujours en bleu de travail, il se rappelle l’attente et la galère à Athènes, puis ce long hiver 2012 à travers les Balkans. Entre leur Côte d’Ivoire et la France : neuf pays traversés, trois années écoulées, 2 700 euros dépensés pour le transport. L’espoir de changements politiques, en Grèce, pour les migrants ? Loss n’y croit pas une seconde : « Rien ne pourra jamais bouger. Toute la société grecque est raciste », tempête-t-il. Entre leurs longues journées de mécanos et les soirées dans « la cachette » de Clichy, l’ont-ils trouvé cette fameuse « place au soleil » dont la pensée les apaisait en Grèce ? Si non au soleil, Loss entrevoit cette place où « avoir une vie normale, ne pas s’adosser à la famille pour avoir de l’argent, être indépendant ».
Trois ans plus tôt, il rencontrait Grégory Lassalle à Athènes. C’était une nuit près du centre d’immigration, dans cette rue sombre et sale où les demandeurs d’asile dessinent une file en attendant qu’on leur délivre la « carte rose », sésame de séjour temporaire. Cette rue, lieu de trafics baptisée « Al Capone », Grégory Lassalle l’a placée au cœur de son film et de son livre L’Aventure. Autour d’elle, son récit conte les stratégies de Loss, Moussa et Madess, pour sortir de l’impasse grecque entre répressions policières, bricolages de survie, traffics, fuites avortées par l’avion ou par la terre. Le sujet peut paraitre tragiquement banal, les images de barques échouées, autant d’aventures déchirées aux portes de l’Europe rythmant les pages des médias, inspirant débats, documentaires, fictions. Pourtant, moins connu que les routes maritimes, ce chemin gréco-turc et ce rempart héllénique évoque un paradoxe de la construction européenne sur lequel mérite-t-on de s’attarder : « (…) la charge et le coût du contrôle de ses frontières reposent sur les pays des marges de l’Union. Or ce sont aussi ceux qui connaissent le plus de difficultés… » écrit le réalisateur (2). Sas vers l’Europe, la Grèce est en effet responsable de l’examen des demandes d’asile des réfugiés qui y transitent, suivant le règlement Dublin II. En plein marasme économique, le pays n’a pas les moyens de renvoyer les migrants hors de ses frontières et la politique de l’ancien gouvernement d’Antónis Samarás s’est alors résumée à la rétention et la répression systématique des migrants. Un chiffre rappelle à quel point l’Union Européenne n’a pas infléchit cette politique en sens inverse : sur son budget 2013-2014, 260 millions d’euros ont été alloués à des enjeux sécuritaires et 2 % seulement à l’asile (3). Aussi, lorsque la ministre de l’immigration Tassia Christodoulopoulou promet un nouveau système de centres d’accueil ouverts, le doute plane sur les moyens et la latitude dont elle disposera pour engager ce tournant. Il faudrait aussi déconstruire des pratiques répressives et une impunité profondément ancrées chez la police grecque, se soucie Eva Ottavy, membre de la Cimade. Elle se souvient qu’en 2012, à travers une vaste chasse à l’homme appelée Xenios Zeus, 85 000 personnes ont été arrêtées par la police grecque, dont 7 % seulement étaient en situation irrégulière.
« Faire pour les autres, sans les autres, c’est faire contre les autres ».
Pour témoigner de cette réalité, Grégory Lassalle a choisi des luttes de quotidiens, des chemins migratoires imbriqués dans des amitiés. Evitant ce regard distancié sur des personnages qui seraient les « objets » d’une narration, il est resté deux années à leurs côtés, commençant seulement à filmer une fois la confiance instaurée et le sens trouvé pour chacun. « Les migrants sont des personnes brusquées, que ce soit par les forces de l’ordre, les passeurs mais aussi parfois par d’autres migrants, par les populations européennes où ils transitent ou par les journalistes (…) Dans ce genre de projets il faut trouver le bon positionnement en tant que personne et la bonne distance en tant que documentariste » explique ce journaliste qui a fait des histoires au long cours, avec un triptyque article /livre/film, sa signature. Au-delà de l’amitié qu’il a tissée avec Loss, Moussa et Madess, qui permet au film de ne pas être un regard « volé », le journaliste assume une démarche collaborative, intégrant les hommes à tout le dispositif du documentaire. Constatant la minutiarisation des caméras, à travers les téléphones portables que les migrants utilisent en permanence, il a parfois donné aux hommes des caméras de poche leur permettant de filmer secrètement des détentions arbitraires, des violences racistes, ou encore des moments où il ne pouvait simplement pas être présent, tels que les face à face avec la douane à l’aéroport ou la fuite dans les Balkans. « Je pense qu’on pourrait aller encore plus loin dans l’utilisation de ce dispositif (…) Imaginer par exemple un site internet qui accueillerait des vidéos de migrants » projette Grégory, invité en décembre dernier aux rencontres Passeurs d’Images sur le thème du « migrant connecté ».
Cette aventure est belle et bien contée à l’ère numérique. Téléphones portables, skype, facebook sont autant de boussoles maniées par les migrants pour avancer sur la route, prendre contact avec des passeurs, s’assurer des risques, mais aussi garder le contact avec les proches, leur demander de l’argent et projeter une image de soi, l’aventurier en réussite plus qu’en échec pour satisfaire les attente si vives de la famille au pays. A l’inverse, lorsqu’elle est maniée pour dénoncer une réalité, à travers le récit du film, ou avec les pockets-cam, cette image brute n’est pas prise aux sérieux. Avec ce projet, Loss voulait dénoncer ses souffrances en Grèce, convaincre son frère jumeau de ne pas tenter le diable comme lui, et Moussa souhaitait envoyer le film en Côte d’Ivoire, comme un souvenir. Or, « tout le monde en Côte d’Ivoire a cru que c’était un montage, personne ne nous a cru », avouent-ils. Pendant que Loss s’efforce à raisonner son frère, Moussa pense beaucoup au bled, lui qui depuis son début d’Aventure ne rêvait pas d’eldorado, mais d’une vie « de vas-et-viens entre la France et la Côte d’Ivoire. Le travail ici ne m’intéresse pas, je voudrais faire du commerce ». Pourtant, voilà trois ans qu’il n’a pas revu son pays. La fluidité des frontières est encore à rêver. « Pour un homme d’affaire ou un touriste européen, le trajet Abidjan-Paris coûte 500 euros et au plus une demi-journée sans escales. Un Ivoirien, pauvre, mettra plus de deux ans et pourra coûter plus de 10 000 euros. La difficulté à passer des frontières provoque inexorablement la sédentarisation des migrants une fois arrivés » résume en écho Grégory Lassalle.
Parmi les axes du parti Syriza figurait une remise en question du règlement Dublin II. Mais depuis que le parti est aux mains du gouvernement, l’idée n’a pas été mise sur la table. Il serait de mauvais goût des Etats-membres d’avoir à se prononcer sur une telle abrogation. L’angoisse d’un afflux de migrants à l’Ouest est trop vive, comme le rappelle un scandale récent qui n’est pas pour adoucir les relations entre la Grèce et l’Allemagne sur le sujet. En décembre, la précédente coalition de Samará avait proposé à des migrants, en échange de titre de séjours officiels en Grèce, qu’ils fournissent aux autorités grecques des informations sur les filières, passeurs, réseaux mafieux qui leur avaient permis d’arriver jusqu’en Europe.

(1)Depuis mars 2008, à l’exception de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, tous les États membres de l’Union européenne sont liés par la «  directive retour  ». Ce texte fixe la durée maximale de rétention à 18 mois. Mais en Grèce, au printemps 2014, le Conseil d’État avait décidé de prolonger indéfiniment l’enfermement de ceux qui résisteraient à leur expulsion. Sources : Cimade et l’Humanité : « De l’Europe forteresse à l’Europe carcérale », ÉMILIEN URBACH, 10 OCTOBRE, 2014.
(2)Un rempart contre les migrants, Le Monde Diplomatique, février 2013
(3) Source : La Cimade.
A Lire : L’Aventure, aux Editions Non Lieu.

Événements et projections:
Le 12 mars, médiathèque Federico Fellini, à Montpellier (34)
Le 13 mars, à Bédarieux (34)
Le 7 avril, émission lors de la matinale de Beur FM
Le 8 avril, présentation du livre au CICP avec la librairie Quilombo, Paris 11e
Le 25 avril, projection à St Jean du Gard, (30)
Le 12 mai, projection à Castelnaudary (11)
Le 15 mai, projection au 104, Paris 19e///Article N° : 12837

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Les images de l'article
Commandant Loss © Grégory Lassalle
Grand départ © Grégory Lassalle
Moussa arrive à Paris © Grégory Lassalle





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