» La laïcité ne peut pas se réduire à un lardon, à un pinard ou à un bout de tissu « 

Entretien de Anne Bocandé avec Mohamed Bajrafil

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Il est la nouvelle vedette des médias, de Canal + à Beur FM, du Parisien à Oumma, de RFI à LCI. Se posant comme homme de la réconciliation, Mohamed Bajrafil appelle à une réforme de la lecture des textes de l’islam, religion fondamentalement laïque explique-t-il. Lettré et communicant hors pair, cet imam d’Ivry-sur-Seine (94) qui est né aux Comores, vit en France depuis 16 ans. Son livre Islam de France, l’an I se révèle nécessaire pour dépoussiérer le débat sur la place des religions en France. Il renvoie chacun à ses responsabilités dans le climat de crispations identitaires actuelles.

Afriscope : Que signifie le titre de votre livre : Islam de France, l’An I avec le sous-titre « Il est temps d’entrer dans le XXIe siècle » ?
Mohamed Bajrafil : « L’an I » parce que j’estime que si nous nous réveillons, ce sera l’an I. On aura pris conscience du fait que nous sommes dans un bateau commun et que rien ne sert que nous nous opposions. Au contraire, notre bateau, appelé la France, a autant besoin des uns que des autres.

Cela fait 10 ans que l’islam est conçu comme un problème en France. Des Arabes aux musulmans, la même rhétorique de la peur de l’ennemi intérieur, du grand remplacement, etc. Vous indiquez d’ailleurs dans votre préface que d’un côté comme de l’autre certains en font un business. Pourquoi, alors, prendre cette parole publique ?
Janvier 2015 a été un tournant dans l’esprit des Français. Il suffit de regarder le nombre de personnes qui sont descendues dans la rue. Cela ne s’est pas vu depuis la Libération. Et en même temps la sinistrose ambiante exigeait de ma part, en tant que citoyen, de faire quelque chose. Ce livre se veut un appel à la réconciliation des cœurs et des esprits.

Vous défendez l’idée que l’islam est fondamentalement laïc. C’est-à-dire ?
La laïcité est pour moi quelque chose de coraniquement naturelle. La liberté est donnée à tout un chacun de croire ou de ne pas croire. De nombreux versets dans le Coran en parlent :  » Dis-leur que la vérité émane de leur Seigneur. Quiconque veut croire, qu’il croit. Quiconque ne veut pas croire, qu’il ne le croit pas ». C’est pour moi la laïcité par excellence. De la bouche de ses pères fondateurs et des articles qui la constituent, la laïcité ne s’est pas voulue comme une anti-religion mais au contraire comme le fait que l’état n’a pas de religion officielle. qu’il va mettre à la disposition des cultes ce dont ils ont besoin pour s’exercer. Il n’y a donc pas de lutte contre les religions et celles-ci n’ont pas à s’imposer dans l’espace public comme étant la référence de tout le monde. Chacun a le droit de croire et de ne pas croire. En ce sens, oui, l’islam est profondément laïc.

Votre deuxième chapitre s’intitule « Sortir de la glaciation » pour expliciter que l’islam aujourd’hui doit sortir de la fixation dans laquelle certains voudraient le maintenir et s’adapter aux espaces et au temps où il se pratique.
La glaciation, oui, tant du côté de certains musulmans qui se réclament d’un courant de pensée qui se veut puriste, que de ceux qui sont atteints de la « laïcitite »(1). Ils ne comprennent pas que les mondes vivent les uns dans les autres et non plus les uns à côté des autres. Ils ne savent pas qu’aujourd’hui je peux être votre mari, votre beau-frère et en fait ça les dérange. Il faut les combattre sur le terrain des idées. Ce qu’ils disent tient sur un post-it : des platitudes à longueur de journées comme si une société multiculturelle serait multi-conflictuelle, et responsable de la montée du Front national. Et ce n’est pas tant les bêtises qu’ils racontent qui est dangereux mais qu’elles trouvent un écho auprès d’un certain nombre de personnes. C’est au fond ce qui m’aura décidé à écrire ce livre. J’y renvoie tout le monde dos à dos.

Vous écrivez : « La djellaba n’est pas plus l’essence de l’islam que le porc n’est celle de la culture française « . Développez-vous
l’idée d’une réforme de l’islam dans la République ou de la République par rapport à l’islam ?

Ni l’une ni l’autre ; je dis aux musulmans de revenir à l’esprit originel de l’islam et à ceux qui disent défendre la république – parce que les musulmans ne la défendent pas moins – de revenir aussi aux valeurs de base de la république. La laïcité ne peut pas se réduire à un lardon, à un pinard ou à un bout de tissu. C’est choquant. De même, les Musulmans qui réduisent la charia à couper des têtes et trancher des mains, doivent avoir un grain dans la tête. Ce sont deux extrêmes qui sentent la fin de leur règne. Ils voient que leur jeu est fini, que le monde n’est plus ce qu’il a été, et qu’il ne le deviendra plus jamais mais ils s’accrochent…Voltaire disait, en substance,que nous sommes capables de faire religion pour détester l’autre mais nous ne sommes pas capables de faire religion pour l’aimer.

Vous devenez alors l’interlocuteur idéal en tant que conciliateur de ce qui n’apparaît aujourd’hui que comme un problème, à savoir l’islam dans la république.
J’aimerais bien, aussitôt la promotion de ce livre finie, me retirer. Je n’ai pas envie de parler au nom de qui que ce soit. Vous ne me verrez jamais à la tête du Conseil français du culte musulman. Je lutte justement dans le livre pour que les musulmans saisissent cette chance, qui est unique dans les religions, à savoir qu’il n’y a pas de clergé en islam. Que chacun puisse en connaissance de cause parler au nom de sa religion ou de comment il vit sa religion. Mais je ne serais jamais la personne qui parlera au nom des musulmans français. Je n’en ai pas envie. J’estime qu’il y en a qui sont plus légitimes que moi, qui sont nés ici. Peut-être que j’ai un regard qui est le mien et qui a ceci de particulier qu’il y a un certain nombre de choses qu’il n’a pas vécu, et qui me permet d’être « neutre ». Un regard neuf, qui peut-être a la chance, si on peut l’appeler ainsi, de n’avoir pas souffert de telle ou telle discrimination. Je n’ai pas un esprit de revanche à l’endroit de tel ou tel groupe. J’ai plutôt un esprit de réconciliation, c’est peut-être mon avantage.

Justement vous pointez du doigt le fait que sur le territoire même de la France, la gestion de l’islam est « à géométrie variable », notamment vis-à-vis de Mayotte et de la Réunion où par exemple les filles peuvent aller à l’école voilée. L’enjeu est de respecter la diversité des pratiques en France, ou de les aplanir avec un modèle unique ?
Le but était de pointer du doigt l’hypocrisie de nos autorités. N’est-ce pas le même territoire ? Pourquoi vit-on les choses bien là-bas et on ne les vivrait pas mieux ici ? Le but est encore une fois de montrer que quand la République est intelligente et qu’en face des gens intelligents agissent, il n’y a jamais d’achoppements. À Mayotte, il y a par exemple toujours un grand Cadi (2). Pourquoi ces spécificités alors que c’est bien le territoire français ? Certes, il y a un litige entre les Comores et la France sur le statut de Mayotte puisqu’aux yeux du droit international Mayotte est comorienne même si des acrobaties diplomatiques font dire aux dirigeants comoriens autre chose que cela. Mais revenons à la logique, pourquoi ce qui se passe à Mayotte et à Saint-Denis de la Réunion ne se passe pas à Paris ?

Donc vous êtes pour une acceptation de la diversité des pratiques et prônez une « indifférence bienveillante aux particularités » ?
Oui, exactement. Dans votre livre, vous donnez notamment l’exemple de l’Abbé Pierre qui siégeait à l’Assemblée nationale en soutane et regrettez de ne pouvoir enseigner à la fac en djellaba.

Pensez-vous que l’État puisse faire machine arrière sur le port des signes religieux dans l’espace public ?
Je dis, grosso modo, dans le livre que la laïcité n’a pas d’habits, comme elle n’a ni religion, ni culture, quand bien même on en fait aujourd’hui une religion contre les religions. C’est un génie humain destiné à faire en sorte que les différentes composantes de la société vivent harmonieusement sans jamais renoncer à leurs particularités. Je n’ai pas envie que l’on oppose le costume à la djellaba. Je dis, au reste, que la culture du jeune né ici est davantage celle du costume-cravate que celle de la djellaba. Celle-ci, il ne la porte qu’occasionnellement. Mais, elle ne fait pas de lui quelqu’un de moins français. Il n’en va pas autrement des signes dits religieux. Précisons qu’en islam il n’y a pas de tenue religieuse, à proprement parler. Tout repose sur la décence et la pudeur. À ce titre, le jean n’est pas moins musulman que la djellaba. Je militerai toute ma vie pour que la fille qui, dans une démarche de quête de sens fait le choix de porter le foulard puisse le porter. Autant que je défendrai celle qui estime qu’elle peut réaliser sa quête de sens par autre chose, sans porter le foulard. Mais c’est par l’éducation et non par la loi que nous y parviendrons. Le but ne doit pas être autre chose que laisser à la femme la liberté de choisir. Or, les anti-foulards agissent dans le même esprit que ceux dont ils disent qu’ils imposent le foulard, ils ne reconnaissent pas à la femme la possibilité de choisir. Et en cela, ce qu’ils proposent tient à ce que dit la sagesse populaire : « Déshabiller Saint-Paul pour habiller Saint-Pierre ».

Cette réforme que vous ancrez en France est-elle valable partout ?
Le fait d’être en France est indéniablement un facteur central dans une possibilité de réforme, non pas de l’islam – parce que l’islam est ce qui est révélé par Dieu – mais de la façon de lire les textes fondateurs de l’islam. C’est là-dessus que doit porter la réforme. La lecture que nos aïeux nous ont laissée à partir des réalités sociologiques, politiques, philosophiques, économiques, et environnementales qui étaient les leurs, ne peut pas, sauf à vouloir faire des anachronismes assassins, avoir cours aujourd’hui. Cette idée est intrinsèquement liée à l’islam. Puisque le prophète dit qu’à la tête de chaque siècle Dieu envoie une personne ou un groupe de personnes qui vont revivifier la religion pour la communauté.

Contre les tutelles étrangères comme interlocuteur dans la gestion de l’islam en France, vous appelez également les imams à ne pas être paternalistes.
Il faut qu’on cesse de se prendre pour ce que nous ne sommes pas. Le prophète n’a jamais été paternaliste, pourquoi, nous, qui prétendons le suivre, agirions autrement. Je suis pour qu’on présente les avis aux gens, et qu’on les laisse libres. Il faut que les religieux se mettent cela dans la tête. Quelqu’un qui ne raisonne pas comme ça est un gourou. D’ailleurs, si tous les avis rendus par les jurisconsultes musulmans depuis que la jurisprudence existe étaient connus des musulmans, je vous garantis qu’on n’aurait pas tous ces soucis actuels. Quels soucis ? Un groupe de personnes s’affiche comme porteur de la bien pensance et garant de la religion musulmane, et en vient à dire que l’islam c’est le leur. Que quiconque ne réfléchirait pas comme eux, ne serait tout simplement pas musulman, au mieux un mauvais musulman ou un vendu. Quand on demandait au prophète lequel est le meilleur des musulmans il n’a pas dit : c’est celui qui fait le plus de prières ou que sais-je encore. Non, il a dit : c’est celui dont les gens sont en paix avec la main et avec la langue. À partir de là comment faire du tort, soit physiquement soit moralement, en se prétendant musulman ? Il y a des gens qui n’ont d’islam que le nom.

L’islam ne cesse d’être documenté. Pourtant vous parlez d’ignorance dramatique de la part des non musulmans ET des musulmans. Comment l’expliquez-vous ?
C’est certainement mieux qu’avant mais on est loin du compte. Tout ce que je dis dans le livre, relève pour moi de l’évidence mais, hélas, n’est pas connu d’une bonne partie des gens. C’est là où ce que j’appelle le SMIC (Savoir Minimum Indispensable à une Conversation) a son rôle à jouer. On a des connaissances superficielles. Même dans les sciences religieuses. Auprès de mon père et deux de mes maîtres, j’ai passé 15-16 ans à faire des études de théologie matin-midi et soir. Cela apprend à être à la fois modeste- aussi longtemps que tu apprends tu es un apprenti -, et surtout à approfondir les choses. Nous sommes aujourd’hui dans une carence de connaissances bien que celles-ci soient à la portée de tous. Et au fond on est encore gouverné par les préjugés d’antan. La pire des choses c’est l’ignorance. Je ne parle pas de l’ignorance lambda, car tout le monde est ignorant de quelque chose. Mais la plus dangereuse est l’ignorance doublée ; quand on pense savoir ce qu’on ne sait pas. Et c’est ce qui se passe aujourd’hui. En comorien on dit : « on ne peut pas réveiller quelqu’un qui ne dort pas ». C’est pour ça que tout doit passer par l’enseignement. C’est un vaste chantier. Et mon livre se veut un essai au propre comme au figuré.

Une réforme de l’éducation nationale est au cœur de votre propos.
Nos cours d’histoire géo aux Comores parlaient de Paris autant que de l’Afrique et des Comores. J’ai lu Camus et Malraux. Et quand je suis arrivé ici, j’ai constaté que la littérature africaine, par exemple, était inconnue. L’histoire de France est aujourd’hui une histoire multiple que certains ne veulent pas comprendre ou feignent de ne pas comprendre. Il y a des taches noires dans cette histoire qu’il convient, par l’éducation, d’éclaircir. Vous, moi, Mamadou, Bineta et qui sais-je encore appartenons à ce pays. Et ce pays ne peut pas faire l’impasse sur l’histoire de chacun de nous. La colonisation a été un drame, la Traite négrière aussi. Notre pays y a pris part. L’enseigner permettrait de donner à tout le monde le « SMIC ». Je suis pour, par exemple pour avoir enseigné l’histoire en lycée, que nous amenions nos élèves, quand on traite de la Seconde guerre mondiale, à Auschwitz mais aussi sur l’île de Gorée au Sénégal quand on parle de la traite négrière. De cette manière on ferait de l’histoire vivante.

Vous vantez aussi les bienfaits de l’éducation aux religions.
Je contribue à une petite maison d’édition jeunesse pour présenter l’islam aux enfants, notamment dans Filatéo (3). Je trouve que c’est une très bonne démarche et j’aimerais que d’autres maisons d’édition en fassent autant, vis-à-vis du christianisme chez les musulmans.

Pensez-vous que l’enjeu même de la survie de la religion islamique est dans cette réconciliation avec la République, au risque sinon que l’islam disparaisse au même titre que l’Eglise dans une certaine mesure ?
Je ne pense pas parce que la particularité de l’islam est aussi sa résistance. C’est ce que je vous disais au sujet des franges extrémistes, elles ne comprennent pas que le torrent de l’histoire les embarquera, ça ne tient pas. Un poète égyptien disait ; « les passions sont comme un cours d’eau. Quelque forte que soit une digue elle finit un jour par céder. » Il n’en va pas différemment. Donc soit on revient à l’éclectisme qui a permis de créer des sciences dites aujourd’hui religieuses, soit nous serons mis hors-jeu tout simplement.

(1) Extrait de islam de France, l’an I. p. 97. « la pathologie de ceux qui ne voient plus que la liberté est le
fondement ultime de la laïcité, et donnent ce beau nom à leur volonté de reproduction indéfinie du même »
. « La laïcité recouvre pour une part ce que l’on nomme islamophobie, c’est-à-dire avant tout une méconnaissance de ce qu’est l’islam, voire, souvent, de ce que sont les religions en général ».
(2) Juge musulman remplissant des fonctions civiles, judiciaires et religieuses. Depuis 2010, le droit civil français « prévoit le transfert des litiges relatifs aux personnes ayant le statut civil de droit local des juridictions de cadis vers la juridiction de droit commun ».
Le livre : Islam de France, l’an I
Un essai pour qualifier l’islam de France. C’est ce que propose Mohamed Bajrafil dans Islam de France, l’an I sous-titré « Il est temps d’entrer dans le XXIe siècle ». Cette religion de milliers de personnes sur le territoire est aujourd’hui en proie à des crispations identitaires de tous bords. Des fanatiques aux islamophobes. à travers quatre chapitres, « L’islam pour les nuls », « Sortir de la glaciation », « L’islam et la République » et « Que faire », l’imam déconstruit simplement toutes les idées reçues, faisant de la laïcité une anti-religion, et de l’islam un repère de terroristes. L’argumentation est si fluide que le lecteur en sort interloqué. Tant de brouhahas médiatiques et politiques pour un problème qui n’en est fondamentalement pas un…

Bajrafil en dates :
Docteur en linguistique, chargé de cours à l’université Paris XII
1978 : Naissance à Moroni aux Comores
1998 : Se marie, et a aujourd’hui quatre enfants
1999 : Arrivée en France, tour à tour imam à Corbeil-Essonne, Vigneux-sur-Seine, Montreuil et aujourd’hui Ivry-sur-Seine.
2015 : Publie Islam de France, l’An I. Il est temps d’entrer dans le XXIe siècle. Editions Plein Jour

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© Claire Jachymiak
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