Le 15 novembre 2018, le documentariste algérien Malek Bensmail donnait une leçon de cinéma au festival des cinémas d’Afrique du pays d’Apt, animée par Olivier Barlet.
Pourquoi le choix du documentaire ?
En fait, comme tout jeune cinéaste algérien, j’avais un désir de fiction. Mais après une petite formation très théorique à Paris, j’ai eu l’occasion de passer une année en Russie au sein des studios Lenfilm qui se trouvaient à Leningrad, aujourd’hui Saint-Petersbourg. Ce fut une révélation. On devait passer par toutes les étapes de la fiction, de l’écriture à la mise en scène. Donc j’étais en lien avec Alexeï Guerman et Alexandre Sokurov. C’était la période Gorbatchev. On a beaucoup parlé de l’actualité, du monde qui changeait, et aussi de l’Algérie. Ils se demandaient pourquoi il n’y avait pas de documentaire qui les informent sur l’Algérie. Sokourov trouvait étonnant que dans un pays qui avait té révolutionnaire, il n’y ait pas eu d’école documentaire. 1988, c’était l’époque des premières révoltes de la jeunesse algérienne contre le régime, réprimées par l’armée (500 morts). Puis petit à petit le multipartisme, les partis islamistes et la décennie dite ”noire”. Moi je fais mes premières armes à ce moment-là…
Ce que tu as documenté dans Algérie(s) ?
Oui, par la suite. Mon premier cri fut un film expérimental qui s’appelle Territoire(s), sur ce que j’appelle la violence archaïque en Algérie, une violence très basique et très physique, voire psychologique par la suite, une violence postmoderne, et le regard de l’Occident sur cette violence et comment l’Occident regarde toujours les violences, en Syrie et ailleurs. C’est un film d’une demi-heure, très expérimental, un film de montage, de confrontation entre la violence archaïque (avec les groupes du GIA avec tout ce qui s’est passé chez nous), et la violente postmoderne “médiatique” internationale, le délire hystérique sur nos violences car ils ne savaient simplement pas les nommer. J’ai pris comme base de travail à la fois ce que je connaissais de ma société mais aussi ce que je commençais à lire, que je n’avais pas eu encore comme appui ; un certain nombre de philosophes, mais aussi relire le Coran, relire les proverbes algériens, faire une sorte de plongeon dans la société où j’avais émigré pour ma formation. Je m’étais aussi appuyé sur Paul Virilio, qui a fait un travail énorme sur question de la vitesse et de l’accident : de la vitesse des jeux-vidéos d’une grande violence, où l’on tire sur les gens, à l’accident boursier du capitalisme. A cette époque, nous étions dans une montée de violence archaïque, qui n’existait nulle part ailleurs, bien avant le 11 septembre. Territoire(s) a tourné en festivals ; quelques chaînes l’ont acheté, notamment la BBC, pour des programmes un peu expérimentaux ; et beaucoup de musées en ont acheté une copie. C’est là que j’ai décidé de ne pas rester enfermé dans le cinéma expérimental ni non plus d’explorer la fiction, mais de me concentrer sur le documentaire de création, ou bien le documentaire tout simplement. Après ce premier film portant le nom de territoire, j’avais besoin de questionner palier par palier des thématiques importantes de ma société. Il y a cependant à peu près tout dans ce premier film d’une demi-heure : la violence, la question de la langue puisqu’on nous a imposé l’arabe, la question de Dieu, la question de l’école… dans une sorte de patchwork d’images. Parfois, je revois ce film comme appui d’inspiration pour mes futurs films.
Et tu as voulu très vite questionner le politique.
Effectivement, car on rentrait dans un moment très dur. En 1999, j’ai par exemple fait Boudiaf, un espoir assassiné : en 92, notre président est tué en direct à la télévision algérienne. Ce fut pour moi une façon d’approcher la mécanique du pouvoir, mais aussi d’apprendre à mettre en place ce qu’on appelle une mise en perspective historique : “qui est ce personnage, pourquoi l’a-t-on ramené ?”. Puis, au fur et à mesure, j’ai choisi des thèmes un peu différents. Sans doute parce que j’ai besoin de construire ma maison, une maison mémorielle. Lorsque j’étais enfant, il y avait beaucoup de mensonges au sein de notre société, de notre enseignement, peut être dans ma famille, peut-être dans la rue. On a protégé, énormément, notre idéologie, le FLN, etc. Tout était chiffre 1 : on a 1 Dieu, 1 parti, 1 peuple, 1 langue, alors qu’on est le monde arabe inventeur du 0 à 9. Je voulais connaître les autres chiffres et donc travailler la question linguistique, notre rapport à notre propre regard, se regarder dans le miroir, filmer la folie dans un hôpital psychiatrique, filmer le pouvoir dans les arcanes du pouvoir, l’école, la presse, etc. C’est-à-dire documenter mon pays de manière plus approfondie à chaque film mais en prenant toujours le prisme d’une thématique forte dans laquelle on peut se regarder.
Documenter la maison Algérie signifiait donc pour toi faire de l’archive, non dans un sens passéiste, mais au contraire générateur d’avenir. Donc de l’archive contemporaine, une mémoire dressée à partir du présent vers le futur. On perçoit ces enjeux dans tous tes films.
Oui, c’est probablement pour remplir un manque. Il y a eu un tel manque de rapport au réel… Le documentaire n’a jamais vraiment existé en Algérie, en dehors des films de propagandes sur la révolution agraire sous Boumediene, ou de films sur la langue… Un message à faire passer auprès de la population. Mais le vrai documentaire dans le sens du documentaire ouvert sur la société, avec des thématiques sociologiques, sociétales, politiques et autres, ça n’existait pas. J’avais ainsi sans le vouloir cette envie de combler ce manque, pour moi, pour le public, et pour que mes enfants puissent connaître en profondeur toutes les strates de ce pays, sa temporalité. En les voyant, on comprendra ce qu’il s’est passé en 90, en 92, en 94, en 96… Je marque des temporalités régulières pour qu’il n’y ait plus de trous. L’amnésie a été générale autour de la véritable histoire de la guerre d’Algérie. Et par la suite dans les années 80/90, même chose. Et quand on est rentré dans la décennie sanglante c’est devenu une guerre sans images aussi. J’étais peut-être l’un des rares qui continuaient à tenter de faire des films sur cette période-là.
Les films sur la révolution étaient de toute façon des fictions.
Les films sur la révolution étaient des fictions. Il y avait un ou deux documentaires, mais globalement c’était des films comme Le Vent des Aurès, de grandes fresques qui nous enfermaient souvent dans le mythe du héros. Je m’intéressais aux antihéros, à la population, aux anonymes !
Territoire(s) et Algérie(s) on en commun d’avoir un “s” entre parenthèses. C’est pour entrer en rupture avec une entité avec un grand “A”, mettre en avant la diversité ? On est là proche de la démarche de jeunes cinéastes comme Karim Moussaoui qui, dans En attendant les hirondelles, se balade dans une Algérie plurielle.
Oui, le “s” j’y tenais beaucoup et j’y tiens toujours. Même pour Contre-pouvoirs, c’est un pluriel important car il y a des voix différentes. On est resté dans un socle unique pendant 50/60 ans et ça continue, alors qu’il y a une diversité humaine, de cultures, de langues, de points de vue, énorme en Algérie. L’Algérie fait cinq fois le territoire français. Pourtant, on filme toujours les mêmes espaces, les mêmes personnes. On ne filme pas par exemple les gens de couleur noire alors que la moitié de la population algérienne est noire dès qu’on descend dans le Sud algérien. Dans l’iconographie algérienne, il n’y a pas de Noirs. Je voulais partir de cette image unique, de cette télévision unique, de ce cinéma unique, de ce régime unique, pour aller vers une population diversifiée, profondément humaine et ouverte, qui se pose des questions. Je n’ai pas d’ennemis, pour moi un Islamiste n’est pas un ennemi. Il faut essayer de le saisir et de comprendre sa mécanique. Pourquoi il arrive à ce point d’orgue ? Parce que probablement qu’en amont il y a matière à délire dans laquelle on lui a servi sur un plateau ce qui l’a fait bifurquer vers l’islamisme.
Dans le texte d’accompagnement de Contre-pouvoirs figure une phrase de Kamel Daoud : “le contre-pouvoir est lieu de désobéissance, pas lieu de contrepoids comme dans les démocraties, il est résistance à l’uniforme et donc à l’uniformisation”. On est vraiment dans cette idée-là.
Totalement. Même pour Contre-pouvoirs, il ne s’agissait pas de faire LE portrait d’El Watan, même s’il s’avère être une immersion au sein d’El Watan. Mais c’était l’ensemble de ces petits contre-pouvoirs que sont ces journalistes qui ont tous des points de vue totalement différents, mais qui travaillent pour le même journal. Et je pense qu’il y a peut-être une réussite de démocratie au sein de ce journal qui n’est pas au sein de notre société.
Ce qui est d’ailleurs assez troublant. A la vue de leurs débats, où se demande comment ils arrivent à écrire ensemble !
Et finalement, ils arrivent à écrire ensemble, et chacun a son espace. Mais il y a de vrais débats, il y a une vraie écoute entre eux.
Ce qui frappe, là comme dans d’autres films, c’est la vitalité des débats, une sorte de laboratoire de recherche, où rien n’est figé. En somme l’espoir et la vision d’une Algérie future ?
On parle souvent d’espoir, il en faut, bien sûr, mais je ne me préoccupe plus de cet espoir-là. Ce que je pense c’est qu’il y a une vraie vie. Les personnes que je filme ont une vie très active, même si il y a une sorte de déprime générale en Algérie, on sait pourquoi. Mais il y a quand même une société qui bouge, qui vit et qui a des difficultés bien sûr. Elle sait qu’il n’y a pas grand espoir mais ces gens qui font les journaux, ces médecins qui travaillent dans les hôpitaux psychiatriques, ces instituteurs qui, pour certains, font un travail extraordinaire comme je le filme dans La Chine est encore loin, continuent à faire leur job dans une Algérie très dure au quotidien. Mais ils continuent car il n’y a pas le choix et que c’est le choix de la vie.
Tu tournes toujours en équipe légère, un dispositif qui permet d’une part d’être dans des budgets possibles et peut-être aussi d’avoir une vision et un rapport avec les personnes que tu filmes ? La question de la juste distance semble être centrale dans ton cinéma.
Pour répondre à ta question, je complète sur le documentaire. Je crois qu’il ne faut pas juste en faire un élément d’observation et de captation. Il faut qu’il soit citoyen, et donc être un baromètre de démocratie pour savoir jusqu’où je peux rentrer, jusqu’où je peux aller. Et ça permet aux institutions qui n’ont jamais fait rentrer une caméra d’ouvrir petit à petit leur porte. Il est important que les gens du pouvoir, les patrons d’administration, sachent qu’il est possible de filmer leur travail sans que ce soit contre eux. Cela peut les accompagner et donc être aussi intéressant pour eux. Il faut leur expliquer. La caméra est considérée par les administrations ou les officiels comme dangereuse, car elle est censée ramener des preuves. Mais il faut expliquer autrement les choses. Et n’avoir que peu de techniciens autour de moi. C’est en général moi qui suis à la caméra, sauf pour de gros films d’entretiens comme La Bataille d’Alger, un film dans l’Histoire. J’ai toujours un ingénieur son et un chef opérateur mais globalement, c’est moi qui suis au cadre. J’ai parfois un assistant mais qui reste toujours en dehors du lieu où je tourne, pour ne pas dépasser deux ou trois personnes dans le lieu, et cela pour créer un lien fort, et expliquer. Surtout dans notre société, le documentaire est un espace où l’on doit être très pédagogue et expliquer : il faut que la personne filmée puisse dire si elle ne veut plus participer au film. On ne fait pas signer des accords comme on fait en Occident. A partir du moment où la personne dit oui, il faut aussi lui montrer les rushs. Même si elle n’apprécie pas certaines choses, en lui expliquant elle peut vouloir poursuivre. Mais il m’est arrivé que la personne dise qu’elle ne veut plus être dans le film. C’est alors une démarche qui la met face à elle-même. Il ne faut pas qu’elle se sente trahie dans sa propre acceptation.
Appliques-tu aussi des critères fixes dans ta façon de filmer ?
Non. Filmer un malade mental n’est pas la même chose que filmer un enfant et n’est pas la même chose que filmer un homme de pouvoir. On a des places totalement différentes. Encore une fois la démarche est avant tout d’expliquer, même pour un malade mental. Pour Aliénations, j’avais accès à plusieurs salles de soins, où certains malades n’étaient pas conscients que je filmais. Je suis allé voir les médecins en disant : “ils n’ont aucune conscience que je suis en train de filmer, c’est pas bon, trouvons plutôt des patients qui nous ressemblent, qui peuvent à un moment me jeter avec la caméra et qui ont la capacité de dire qu’ils ne veulent plus être filmés ».
On dit souvent que “le réel résiste”.
Voilà. Il faut absolument que le réel vienne perturber totalement mes intentions de départ. Et que d’autres personnages émergent alors que je n’y avais pas pensé. C’est ça qui moi me plait parce que c’est encore beaucoup plus fort que la fiction où tout est quasiment écrit. Sauf ceux qui travaillent comme Kiarostami à partir d’une base de 3-4 pages et qui scénarisent au fur et à mesure. Mais globalement, en documentaire, on a le sujet en tête, les grandes lignes, les intentions, avec la possibilité que tout ça soit perturbé. Quand on arrive au montage, il faut que les rushs nous posent question. “Pourquoi j’ai mis la caméra là ? Qu’est-ce qui a fait que je me suis positionné là ?” Un obstacle sur le plateau ? Une femme dont je savais qu’elle était dérangée par la caméra. On se repose énormément de questions qui font que, à chaque étape, on doit faire évoluer le film, et questionner l’étape d’avant. C’est crucial pour arriver à une sorte d’épure la plus modeste possible, en tout cas arriver à quelque chose de plus juste dans ce que l’on a observé.
Donc une constante élaboration.
Oui, cette mise à distance ou cet axe ne s’élabore pas uniquement à l’écriture et au tournage, mais se fait tout au long de la fabrication du film jusque la copie zéro parce que même la colorimétrie, même l’étalonnage peuvent nous permettre de mettre à distance ou de renforcer ou d’assombrir une image donc un personnage, etc. La grammaire de la cinématographie mais aussi les techniques et les outils permettent d’accompagner les personnages du mieux possible. Si j’ai peut-être une seule réponse c’est l’idée de la proximité avec les personnages, mais en même temps leur laisser le mystère. Donc des personnages en évolution. Même pour les films d’entretien, j’essaie de monter mes documentaires quasiment comme un thriller, pour qu’il y ait toujours cette dramaturgie et l’accompagnement de personnages dans un mouvement de cinéma. Même dans un dispositif d’entretien classique, ils ont un dispositif de narration où ils évoluent d’un point A à un point B.
Dans une école de cinéma, on enseigne de rapprocher doucement le cadre lors des entretiens pour accompagner l’approfondissement. Est-ce pour toi une règle ?
Cela varie énormément. Par exemple, le tournage de Contre-pouvoirs a été plus difficile que mes autres films. Pourquoi ? Parce que je filmais les intellectuels et les journalistes. Les journalistes ont une maîtrise du rapport à l’image et une peur d’être filmés beaucoup plus forte que les gens de la rue ou d’un village. Les choses peuvent être très complexes avec ceux qui connaissent la grammaire cinématographique ou le dispositif documentaire. Oui, on peut dire qu’on y va doucement ou à l’inverse on peut être beaucoup plus frontal dès le départ, ça dépend vraiment du sujet que l’on traite. Mais il faut d’abord partir sur le respect de l’autre. Et la chose la plus importante pour moi c’est d’être une oreille écoutante. Plus qu’un regard mais une oreille écoutante parce que les Algériens ont véritablement, si on sait vraiment leur parler, un désir de témoignage. Parce qu’il y a beaucoup de non-dits et de culpabilité, beaucoup de ressentis et d’amertumes mais aussi beaucoup de joie et beaucoup d’humour, à l’algérienne ! Il faut lâcher les choses et y aller par strate, et dès qu’ils se sentent en confiance tout est possible.
La première partie d’Algérie(s) avait pour titre : “un peuple sans voix”. On pense à Deleuze : « le peuple manque ». Il est invisible à l’image car il n’a pas droit à la parole. Pourtant, la voix de l’intime est difficile à capter…
Oui, et pour réussir cela je pense que le plus important, c’est ma démarche, c’est de faire participer le personnage en lui disant “je ne fais pas un film sur toi mais avec toi, et on doit faire ce film ensemble.” Il faut aussi qu’il comprenne qu’en tant que cinéaste, on peut être en position de faiblesse et de trouble. C’est pour ça par exemple que je ne veux pas deux ou trois caméras ou des équipes importantes : il faut que la personne sente que vous-même, vous pouvez être en fragilité. Si je n’arrive pas à le suivre, il faut qu’il puisse dire : « est-ce que tu veux que je le refasse ? » Il faut qu’il comprenne à la fois qu’on fait un film ensemble pour réussir à porter un regard sur un sujet important qui est cher pour moi, mais pour lui aussi. Nous partageons un moment de vie, un moment de tournage. Et il faut aussi très vite lui montrer les rushs, pur assurer une continuité. Je pense notamment aux instituteurs dans La Chine est encore loin où le professeur d’arabe voyait qu’il est dur avec ses élèves. En voyant les rushs, il m’a dit : “j’arrête parce que tu ne me filmes pas bien”. Je lui ai expliqué que je ne filmais que la façon dont il se présente. Je ne veux pas piéger les personnages, mais que cette caméra puisse les faire évoluer. Même pour Contre-pouvoirs les journalistes ont appris à positionner leurs discours. Même si ça va pas toujours dans le sens que j’aurais souhaité, je préfère être dans un accompagnement, ensemble, plutôt que de piquer des choses qui vont probablement nuire par la suite à la vie des gens.
Le montage détermine un point de vue. Comment l’abordes-tu ? Tu travailles toujours avec le même monteur.
Oui, Matthieu Bretaud.
Encore sur tes derniers films ?
Oui, même sur La Bataille.
Le rapport avec un monteur c’est toujours délicat.
C’est un couple, c’est vrai. C’est sans doute bien parfois de changer. Mais Matthieu est quelqu’un qui a appris l’arabe algérien. Il avait un cahier et notait. Il a très bien saisi la mécanique des mouvements de la population algérienne, comment elle se présente. Il a une très bonne oreille et sait où il faut couper. C’est quelque chose qui devient un trésor qu’il ne faut pas perdre ! Sinon on perd énormément de temps à réexpliquer à un monteur ou alors il faudrait prendre un monteur algérien, mais il en manquait il y a quelques années. Maintenant, à la faveur de petites formations, une nouvelle génération arrive, qui est intéressante. Mais pendant la période la plus dure où tout le monde s’exilait, il était très compliqué de réunir des équipes. Le montage, c’est très important parce que c’est là où on questionne ses rushs. On met 150 heures de rushs sur la table… Je n’ai pas de plan de construction dès le départ. Bien sûr, il y a un fil : faire comprendre au spectateur que je ne connais pas l’espace où je m’introduis. Quelqu’un doit m’y introduire. La Chine est encore loin, ou même Aliénations, démarre par un long travelling avant d’entrer. Cela permet de mettre en distance le spectateur et de le faire rentrer au même titre que moi, avec le temps. On prend ensemble le temps de comprendre ce qu’il se passe à l’intérieur.
Le montage c’est aussi faire des choix…
Oui, des choix mais j’aime beaucoup le montage car on y travaille aussi ce qu’on appelle l’élasticité. J’aime bien ne pas avoir un seul dispositif de montage tout au long d’un film, mais des temps de vitesse différents, selon le thème qui est abordé et selon le personnage qui se construit. On travaille à la fois le temps et l’espace. Parfois, on tend l’élastique pour que les choses soient en respiration, qu’on prenne le temps de voir les corps, les doutes, et parfois plus serré, un élastique plus tendu qui permet d’aller sur une action plus forte qui donne à voir une dureté ou une violence précise à un moment donné. J’aime bien osciller, ça dépend beaucoup du film.
Voyons justement un extrait où la question de l’élasticité se pose, avec Des vacances malgré tout (2000) : tu accompagnes une famille que tu ne connais pas particulièrement, une famille algérienne qui vit en France et qui construit sa maison en Algérie, et y vient en vacances. Une confrontation domine entre les Algériens de France et la famille algérienne du cru. Tu n’as pas d’autorisation de tournage et te retrouves donc restreint à un lieu privé.
Effectivement, les refus des autorisations de tournage m’ont obligé à être dans un dispositif de Home Movie. Un membre de la famille était machiniste sur un de mes courts métrages, dont le père envoyait depuis 62 de l’argent à son frère pour construire une maison. On a emmené une petite caméra de vacances, je me suis fait passer pour un membre de la famille, on est parti dans leur voiture, la caméra cachée dans le micro-ondes, les perches dans les tapis ! A l’époque, c’était des cassettes et au retour les cassettes étaient cachées dans le linge sale des filles, parce qu’on savait qu’à la douane ils ne l’ouvraient pas. [Extrait]
Si j’ai choisi cet extrait, c’est aussi en raison de l’implication de cette famille dans le tournage : on voit le fils qui fait le son et je crois que tu as aussi laissé la caméra à une des filles par moments.
Pas dans cet extrait-là, c’était quand ils sont à la plage.
Du coup on a véritablement l’implication des personnes filmées dans le processus de création du film, ce qui est assez exceptionnel dans ta filmographie. Pourquoi là ?
C’est simple. A partir du moment où je savais que je ne tournais pas de manière officielle, cela renforçait le dispositif de film de vacances. Il me fallait donc le jouer à fond et intégrer totalement la famille. Donc j’ai vécu avec eux et j’ai vécu aussi leurs drames, leurs engueulades. J’avais fait faire une petite formation de son avant le partir à mon ami machiniste et c’est lui qui est devenu perchman pendant ses propres vacances. Il fallait être très rapide avec une caméra toujours à mes côtés pour être réactif. D’où des plans un peu à l’arrache. En terme de montage, ce fut dur pour Matthieu parce qu’il a fallu trouver des raccords.
Le montage est dynamique, alternant gros plans et plans de coupe, à l’intérieur même de quelque chose qui est comme tu dis filmé à l’arrache.
C’est une famille extrêmement dynamique, dont la parole va dans tous les sens. Les gens s’interrompent, ou n’écoutent pas, les phrases se croisent… C’était très compliqué parce que j’étais seul à la caméra : il fallait faire la mise au point, l’automatisme ne marchait pas bien parce qu’on était toujours dans des groupes. Et l’ingé son n’était pas vraiment ingé son, il perdait des sons parfois, il fallait raccorder, c’était techniquement compliqué. Donc beaucoup de plans de coupe.
Si j’ai choisi cet extrait, c’est aussi en raison de la question des femmes, qui n’a jamais été en soi un thème de film pour toi, mais qui par contre traverse une bonne partie de tes films. Je me souviens avoir interviewé René Vautier durant « les années noires » et nous avions évoqué la terrible situation en Algérie. Il m’avait dit : « les forces révolutionnaires algériennes avaient une certaine façon de contenir la femme dans un rôle bien gardé. On a omis de montrer les dangers que cela comportait pour l’évolution du pays. Je n’ai pas su transmettre ces histoires que les femmes venaient me raconter sans doute parce que j’étais différent en étant étranger. On m’a dit que ce n’était pas le moment et je l’ai cru aussi – et je me rends compte maintenant qu’il aurait fallu et que c’est trop tard. » Rachida Krim avait d’ailleurs fait un film très fort sur ce sujet : Sous les pieds des femmes.
Oui, et c’est une très bonne réponse celle de René Vautier. On voit que ça continue. C’est très paradoxal. Le code la famille les restreint aux décisions du patriarche ou du grand-frère ; l’héritage est très compliqué. Mais en même temps, c’est grâce aux femmes que la société survit aujourd’hui. C’est grâce aux femmes qui ont été extrêmement courageuses que la guerre a été gagnée. C’est grâce aux femmes aussi que les combattants ont pu aussi aller se battre dans le maquis et être ravitaillés régulièrement. Elles n’ont pas le statut d’égalité, mais elles tiennent la société. Je filme la femme dans la situation où elle se trouve aujourd’hui. Elles font un travail exceptionnel, mais elles n’ont pas le même salaire, même médecins. Elles mènent une sorte de combat personnel intérieur beaucoup plus fort que l’on imagine.
On va passer un extrait d’Aliénations (2004) tourné en hôpital psychiatrique. [Extrait] Ici, tu ne filmes pas la folie en soi mais en quoi la société provoque la folie.
Cet extrait reste toujours d’actualité ! C’est quelque chose qui est toujours récurrent. C’est à la fois de la maladie mentale mais en même temps ce n’est pas de la maladie mentale. Ils viennent voir les médecins car c’est la seule possibilité de parler, de s’exprimer, d’avoir une oreille écoutante. Parce que dans la société personne ne les écoute. Les policiers ne les écoutent pas, la justice ne les écoute pas, les administrations ne les écoutent pas, pour avoir un logement à l’état civil c’est la même chose. Donc à un moment la seule personne qu’on va voir dans la mesure du possible, ça va être le psychiatre. Et surtout parce qu’il peut éventuellement donner des médicaments des psychotropes qui permettent de décompresser. C’est ça ou la drogue. C’est ce qu’on appelle une psychiatrie d’urgence parce que la société est sous pression. Cela parle de corruption et du rapport à l’Etat. Dans Aliénations, 90 % ou presque des délires étaient liés soit à la politique soit au religieux. L’hôpital y est comme une bouffée d’oxygène, pour décompresser un peu.
Ce qui est extraordinaire c’est que les gens te disent de filmer en disant : “montre ça à toute l’Algérie”.
Il y a une relation à la prise de parole. Je reviens à cette démocratie possible à travers la caméra où la personne peut véritablement s’exprimer et aller au bout de ce qu’elle a envie de dire. Elle n’est pas écoutée. Elle sait que la télévision manipule, que l’information est manipulée. Cela crée de grandes pathologies au sein même de la société algérienne, une misère morale et psychologique très forte.
En plus c’est un film assez personnel parce que ton père était psychiatre. C’est dans le même hôpital qu’il a exercé, non ?
Oui il a exercé dans cet hôpital et en fait il a fait construire cet hôpital. Mon père était l’un des fondateurs de la psychiatrie algérienne. Il a d’abord été en charge du service psychiatrique des urgences de Constantine et, sous Boumediene, il avait demandé à la construction d’un hôpital, avec même des thérapies comportementales, avec des salles dédiées aux fêtes, la possibilité de jouer aux échecs avec les malades, etc. Ce fut une longue bataille. Boumediene lui avait dit : “on n’a pas de malades mentaux en Algérie”. Le régime considérait que les maladies mentales étaient une invention de l’Occident.
Voici maintenant un extrait de Le Grand jeu (2005) sur la campagne d’Ali Benflis aux élections présidentielles, un cacique du régime qui en vient à s’opposer au FLN et à Bouteflika. [Extrait] Si j’ai choisi cet extrait c’est parce qu’après avoir filmé dans la voiture cet homme qui parle avec une sorte langue de bois absolue, tu arrives durant son meeting à filmer la foule sans tomber dans le film de propagande. Ce peuple est là, actif, mais pas en adhésion.
Il faut rendre hommage à Benflis car il a été le seul homme politique à ce jour à accepter une caméra. Ça a été long mais il a accepté et m’a donné toute liberté. J’avais besoin de lui pour faire le film autant qu’il avait besoin de moi pour que le film existe, pour avoir peut-être une mémoire ou tenter d’expliquer sa démarche. Donc j’ai pu filmer des choses assez incroyables. On fait 40 000 km en Algérie, des meetings un peu partout. Je me demande comment il fait pour tenir avec trois ou quatre meetings par jour ! Moi, j’étais fatigué ! J’ai pu accéder à un homme qui était vraiment seul. Le film s’appelle Le Grand jeu car la population n’existe pas dans ce dispositif démocratique. Ce n’est qu’un passage obligé pour contenter les chancelleries des grandes puissances. On sait que ce type d’opposants sont dans une solitude totale. Il savait pertinemment qu’il était manipulé.
Il était progressivement lâché aussi.
Et puis il a été progressivement lâché, surtout vers la fin. Il est très fort au départ et on le sent de plus en plus dans la solitude. C’est pour ça que je brouille l’image qui était bonne. C’est de la postproduction. Je zoome dans mes propres images, car je considère qu’il n’y a pas de respect de la population. C’est une langue de bois alors qu’on sait très bien que le régime Bouteflika va se maintenir. Tout est fabriqué. On est dans un grand jeu avec l’aval des grandes puissances, qui savent que tout est truqué mais envoient des observateurs qui valident l’élection. D’où cette volonté pour moi de presque salir cette image de ces gens parce que finalement on les salit. Finalement on ne porte pas un regard sur eux, ils sont quasiment inexistants, une sorte de population fantôme. Ce n’est qu’un spectacle.
Donc tu retravailles ton image pour affirmer un point de vue.
Absolument.
Voici maintenant un extrait de La Chine est encore loin. Le titre est issu d’un hadith du prophète qui dit “recherche le savoir et s’il le faut jusqu’en Chine”. Le savoir est celui qu’on nous enseigne à l’école et cela au village de Tifelfel dans les Aurès, le lieu de la Toussaint rouge, le premier attentat qui a déclenché les insurrections des 54. Tu rencontres des témoins de l’époque de manière à ancrer la question du mythe, et comment l’instituteur traite la question du mythe avec ses élèves. [Extrait]. Tu montres en plan de coupe des élèves qui baillent, et puis ta caméra va vers le ciel, “si on passait à autre chose ?” Finalement tu montres la vitalité de ces élèves quand ils sortent de l’école et qu’ils commencent enfin à vivre alors que là ils sont coincés dans cette histoire du témoignage et de la référence au passé dont ils ne savent absolument pas quoi faire.
Il y a aussi une autre dimension que tu n’as pas saisie peut-être, c’est la langue. Nous sommes dans une région berbère, chaoui, et on leur apprend un arabe dit classique, qu’ils ont du mal à le parler. Ils ont sans doute de petites histoires de famille autour de la révolution à raconter mais ils n’arrivent pas à les exprimer en arabe classique. A aucun moment le prof ne les autorise à les dire dans leur langue. Cette Histoire est encore une fois enfermée entre les quatre murs d’une classe de manière muséale. Un enfant dit “mosquée” au lieu de dire “prison”, parce que c’est presque la même racine. Et un autre confond les terroristes des années de plomb avec les moudjahidines ! Cette confusion générale vient du fait que rien n’est véritablement expliqué. Ils confondent aussi la date du déclenchement de la guerre et la date de l’indépendance. Et tout ça leur passe au-dessus de la tête, parce qu’on ne leur raconte pas la véritable Histoire. Je dis que c’est dangereux, car certains vont devenir des cadres, et resteront enfermés dans une idéologie absconde qui fait qu’ils ne connaissent pas les enjeux de cette guerre.
La question de la langue va être aussi la question de la langue de bois qu’on entendait précédemment. C’est un système global.
Oui, on voit Benflis faire passer des ordres en arabe classique avec une voix plus grave que celle qu’on entend dans la voiture. L’arabe classique fait peur, c’est un arabe d’autorité. Et ça, on le sent même chez le prof d’arabe, alors que si l’on discute avec lui hors école, il parle un algérien très doux, sans cette dureté. C’est lié à la construction de la nation algérienne dès 62 avec cette idée de Panarabie : “nous sommes arabes, nous sommes arabes, nous sommes arabes, notre langue est l’arabe”. Cette uniformisation totale a créé une sorte de fermeture d’esprit à tous les niveaux.
Et rien de bouge.
Oui, à l’école, ça reste figé. Quand on revoit effectivement La Chine est encore loin, ça devrait alerter. C’est un enjeu qui me semble crucial pour l’Algérie.
Regardons le dernier extrait, également tiré de La Chine est encore loin, cette fois sur une femme qui n’est pas à l’écran, que l’on entend en voix-off : la femme de ménage de l’école, qui s’appelle Rachida. [Extrait] Est-ce qu’elle ne voulait pas apparaître à l’écran ? En tout cas, tu la filmes dans la corporalité de son travail.
En fait c’est quasiment elle qui a donné la structure du film à La Chine est encore loin. On a tourné presque une année, quatre saisons. J’avais expliqué à tout le monde la démarche, au gardien, aux agents, au directeur et aux instituteurs, et même à Rachida. Elle a refusé d’être filmée dès le départ. Je lui ai demandé si je pouvais filmer au moins son travail. Cela ne lui posait pas de problèmes mais elle ne voulait pas que je filme son corps. Au fur à mesure quand on avançait dans les saisons, elle m’a laissé le dos, puis le profil, puis le trois-quarts, mais pas le visage, et toujours dans le silence. A la fin de l’année scolaire, voyant que tout le monde avait témoigné, elle m’a appelé au téléphone pour me dire qu’elle allait me raconter sa vie mais sans que je la filme. J’ai donc proposé un enregistrement sonore. Cela m’a permis de boucler chaque saison avec elle, tout au long du film. C’est donc elle qui m’a donné l’idée de ce montage final, avec son corps certes, mais aussi l’eau, la serpillière, les sceaux, avec des extraits de son témoignage. Il avait duré presque deux heures, encore plus violent que ce qu’on entend dans le film, quasiment une synthèse du rapport à la femme de la société algérienne et berbère. Si on est dans l’écoute, les gens nous proposent parfois des idées vraiment géniales !
C’est frappant de voir à quel point les gens ont la conscience du cinéma.
Oui, d’où l’importance de ne pas tomber dans la caricature. Les choses sont beaucoup plus complexes que ça. Des femmes sont beaucoup plus solides que certaines femmes des sociétés occidentales dont on pourrait penser qu’elles sont plus libres.
Questions du public
J’ai compris que chaque film, chaque thème dicte son dispositif en quelque sorte. A quelle phase décides-tu du dispositif ? A l’écriture ou dans un aller-retour entre écriture et repérage, ou bien sur le tournage ?
Entre écriture et repérage bien sûr. Je pars du principe que le sujet choisi doit influencer le dispositif filmique et la façon de raconter l’histoire. Il ne faut surtout pas se répéter dans une forme quasi habituelle qui endormirait le spectateur. Dans les films de Wiseman, la mécanique est toujours la même. C’est passionnant mais c’est du Wiseman partout. Je me mets en danger avec un nouveau sujet : comment vais-je le traiter ? Du côté du soignant ou du soigné ? Des profs ou des enfants ?
Il y a vraiment une éthique dans votre travail, ce grand respect des gens que vous filmez, si bien qu’ils vous amènent de la richesse pour votre travail et qu’en même temps vous leur apportez aussi quelque chose d’essentiel.
C’est ce que j’appelle moi ce travail collectif que j’essaie de faire avec les gens. Encore une fois, je ne fais pas des films sur les gens mais avec eux. La fiction c’est une opération lourde où on fait répéter les acteurs, on a des scènes, faut aller vite, c’est un budget, etc. Le documentaire est malléable, on peut faire ce travail extrêmement citoyen pour les gens avec qui je suis censé filmer mais aussi pour les institutions qui ont accepté que la caméra rentre. J’aime les gens que je filme, même mes ennemis. Le plus important c’est d’être dans la logique de celui qui parle et comprendre sa mécanique à lui. Plus on comprendra et plus on sera un bon écoutant. C’est le problème de la politique télévisuelle du régime. Les télévisions privées sont extrêmement violentes. Elles créent une sorte de vide politique, alors qu’on aurait pu faire des chaînes éducatives, des chaînes culturelles.
Un grand merci à Maeva Aka pour son aide à la transcription et sa traduction en anglais publiée sur Afrimages.