La leçon de cinéma de Newton Aduaka

Festival de Cannes, mai 2007
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Dans le cadre des rencontres proposées par le Pavillon des cinémas du Sud au festival de Cannes, Newton Aduaka, jeune cinéaste du Nigeria ayant obtenu l’Étalon d’Or au Fespaco 2007 avec son film Ezra, a été invité à tenir une leçon de cinéma qui fut animée par Jean-Pierre Garcia, directeur du festival d’Amiens. Une masterclass est l’occasion pour un réalisateur de parler de sa démarche de cinéma, laquelle ne peut être détachée de sa démarche de vie. On en trouvera ici l’exacte transcription.

Vous êtes né au Biafra en 1966. Parlez-nous de votre enfance.
Je suis une personne plutôt privée mais je vais faire de mon mieux. Je suis né en 1966 dans le pays qui est devenu Biafra par sécession, après l’indépendance du Nigeria en 1960. Ce n’était pas une véritable indépendance. Le Biafra dura à peine trois ans. J’ai vécu les quatre premières années de guerre, jusqu’en 1970, quand la guerre a été perdue. Les Biafrais avaient tant perdu. Un million d’entre eux sont morts. C’était presque un génocide. Ma famille s’est déplacée à Lagos, où nous avons tenté de prendre un nouveau départ. Ce n’était pas facile : le gouvernement fédéral avait un slogan : « Pas de vainqueurs, pas de vaincus ». C’était faux. En tant que jeune garçon, vivre dans cette atmosphère était difficile. La peur, l’angoisse et l’insécurité faisaient partie de mon quotidien.
C’est à Lagos que vous avez vu vos premiers films ?
Oui. Le premier film que j’ai vu était un film de Bollywood, en 1974. Il m’a beaucoup marqué. Le cinéma nigérian était en train de reprendre, mais de nombreux films indiens étaient amenés par les marchands libanais. Par la suite, j’ai vu King Kong et Star Wars. C’était le début du cinéma moderne. Les grands blockbusters hollywoodiens dominaient le marché. C’est depuis ce petit cinéma à Lagos que j’ai assisté à cette transition vers le ‘nouveau cinéma’.
Vous êtes ensuite allé à Londres pour étudier.
Oui, sept ans plus tard, à l’âge de dix-huit ans. Je n’y suis pas allé pour étudier le cinéma. Je m’intéressais à la musique. Au fur et à mesure, vous comprendrez comment elle s’intègre à mon travail. À treize ans, j’ai découvert la musique, qui est devenue une passion. Nous avions un groupe et avons même enregistré un album. Mais je suivais une formation pour devenir ingénieur électronicien. Mon père voulait que je sois physicien : c’est pour cela que je me prénomme Newton !
Comment en êtes-vous venu à étudier le cinéma ?
Un de mes amis était passionné par le cinéma. Nous sommes arrivés à Londres en même temps. Je l’ai accompagné à un entretien dans une école de cinéma et, soudain, tout était limpide. L’ingénierie me plaisait mais je ne voulais pas d’un travail de bureau. J’aspirais à être un savant fou, à inventer des choses. J’ai rapidement déchanté avec l’ingénierie, puis j’ai trouvé le chemin vers la créativité dans le cinéma. De plus, cette créativité était encouragée : nous avions la possibilité d’utiliser notre imaginaire.
Vous êtes ensuite entré dans cette école.
Oui, et j’y suis resté trois ans. Cela a transformé ma vie. Je renaissais. J’ai attrapé le virus du cinéma ; c’est devenu une obsession. Je voulais tout savoir et je me suis rendu compte que j’étais avec des gens dont le rêve de devenir cinéaste remontait à l’enfance. Ils avaient une très bonne connaissance du cinéma ; j’ai compris que j’avais énormément de retard à rattraper. L’école était internationale ; les gens venaient du monde entier. Cela m’a permis de m’ouvrir à tous les genres de cinéma.
Avant de tourner On the Edge, vous avez travaillé comme preneur de son sur Quartier Mozart de Jean-Pierre Bekolo.
Oui. Je suis tombé amoureux du son. À l’école de cinéma, j’avais écrit et dirigé trois courts métrages. Quand j’ai quitté l’école, je me suis rendu compte que je n’aurai plus ce luxe. Cela avait été une expérience formidable car les locaux étaient comme un grand atelier. Après les études, il faut se débrouiller seul et être très patient. C’était un contact brutal avec la réalité. Les écoles de cinéma devraient aider leurs étudiants à faire la transition de l’école vers la vie professionnelle. À cette période, je me suis concentré sur l’écriture. Le son m’intéressait car je viens d’un milieu où la musique tient un rôle très important. J’ai travaillé sur plusieurs documentaires en tant qu’ingénieur du son, en attendant de débuter en tant que réalisateur. J’ai travaillé pour Migrant Media, une petite boîte de production à Londres intéressée par le cas des immigrés. J’y ai appris à voir le cinéma comme un outil servant à donner une voix aux minorités. Un an et demi après la fin de mes études, j’ai reçu un coup de fil de Jean-Pierre Bekolo, que j’ai rejoint à Paris. J’avais lu le scénario : c’était un défi, mais c’est ce qui me fait avancer. J’ai l’impression de faire quelque chose de nouveau, de frais. Le tournage s’est déroulé au Cameroun, dans de grandes villes qui requièrent beaucoup d’imagination pour la prise de son. Comment obtenir un son net dans de grandes villes ? La musique et le bruit fusaient. Jean-Pierre Bekolo m’a fait entièrement confiance, ce qui m’a beaucoup aidé.
Vous avez alors décidé de tourner On the Edge.
J’ai quitté l’école en 1990 et nous avons tourné Quartier Mozart en 1991. Les deux années suivantes, j’ai à moitié fini deux courts métrages. Je me concentrais sur l’écriture. J’avais peur ; c’était devenu une excuse pour ne pas faire face à la réalité. Cela a duré six ans. Puis je me suis rendu compte que si je croyais en moi, j’arriverai à trouver les moyens de faire mon film. C’était une période très intéressante car c’était le début du mouvement de cinéastes indépendants aux États-Unis, avec le Sundance par exemple. Mais j’ai vu des gens talentueux comme John Akomfrah ou Isaac Julien qui ne sortaient pas de films. Au Royaume-Uni, il n’y avait pas d’intérêt pour tout ça. Ce cinéma anglais ne s’intéressait pas au point de vue des cinéastes noirs, à ceux qui sont engagés politiquement. Certains cinéastes comme Spike Lee, qui se distinguait du mouvement indépendant, sont devenus des modèles pour moi. Il ne faisait pas partie de l’histoire officielle du cinéma. En 1995, je suis retourné au Nigeria pour Noël. De retour au Royaume-Uni, j’ai compris qu’il fallait que je me prenne en main. Je ferai mon court-métrage, immédiatement suivi d’un long-métrage. J’ai fondé ma boîte de production, Granite Filmworks, mon vrai point de départ.
On the Edge comporte au générique :  » a scream by Newton Aduaka » (un cri de Newton Aduaka) à la place de: « A film by Newton Aduaka » (un film de Newton Aduaka). De quel point de vue vous placez-vous en tant que réalisateur ?
De celui d’un cinéaste africain vivant dans la diaspora. C’est ma réalité. Rage et On the Edge ont été faits au Royaume-Uni, du point de vue d’un pays ex-colonisé ! Je suis un Noir qui voit des Noirs, qui porte la colère intérieure de la communauté, toujours vive. Elle reflète notre société. On la trouve dans beaucoup d’autres pays, parmi les minorités. La source de cette violence est la frustration. J’ai donc centré mon travail sur la façon de gérer cette violence intérieure que ressentent les Arabes et les Noirs. Nous ne sommes pas reconnus, ce qui génère de la frustration. Au Royaume-Uni, le taux de suicide le plus élevé est parmi les hommes noirs. Cela vaut aussi pour les Etats-Unis : ce n’est pas un hasard. En Amérique, les prisons sont pleines de jeunes Noirs. On refuse aux jeunes la liberté d’expression, alors qu’elle est nécessaire à tous les êtres humains. Je parle par expérience : j’ai été coincé pendant six ans après mes études, dans l’incapacité de m’exprimer, alors je connais cette violence. J’ai essayé de la transformer. Elle peut être destructrice. Cela provient du système éducatif : si les professeurs croient en vous, tout est gagné. Sinon, vous vous sentez dénigré et frustré.
Vous m’avez dit : « Si je ne fais pas attention, le cinéma va me briser le cœur à chaque fois que je ferai un film ».
Et il le fera. Je suis un incorrigible perfectionniste. J’ai toujours besoin de deux semaines supplémentaires. Pourtant, je sais que je ne les aurai jamais. De plus, j’aborde mes sujets d’un point de vue analytique mais, le cinéma étant un médium d’émotions, il chamboule tous les projets initiaux. Par exemple, travailler sur des personnages tourmentés réveille en soi des choses difficiles à gérer, de nouvelles facettes.
On the Edge comporte déjà tous les éléments constitutifs de votre œuvre : la mémoire de l’Afrique et les traumatismes familiaux.
La mémoire est très complexe et trompeuse. Elle change de couleur, de lumière. Un événement peut être vu sous un angle négatif à une période de notre vie, puis positif à une autre période. La mémoire du chez-soi est importante : dans le film, la jeune fille dit qu’elle voudrait retourner au Nigeria, qu’elle sait qu’elle y serait heureuse. Pourtant, en 1997, le Nigeria traversait encore une période difficile. Il y a une ironie délibérée dans cette scène. Même quand on sait que chez soi, il y a beaucoup de souffrance, on ne peut s’empêcher de vouloir y retourner car c’est quand même notre chez-nous. C’est un peu du romantisme. La mémoire est ma source de créativité.
Dans On the Edge, le passé est en couleurs et le présent en noir et blanc.
Oui, je voulais faire passer un message en ce qui concerne le « bon vieux temps ». Je voulais montrer le présent dans toute sa brutalité, avec un noir et blanc très fort et cru, dans un style presque documentaire. Le passé est plutôt romancé. Il apparaît en couleurs mais celles-ci sont pleines de violence. On the Edge aborde le sujet de la religion. Mes deux grand-pères étaient prêcheurs. J’en suis venu à haïr la religion. J’ai compris son but, en particulier dans les pays africains. L’histoire de l’esclavage et du colonialisme sont reliées au christianisme. Luther a découvert à Rome que le pape vivait dans la richesse et le peuple dans la misère. Il est rentré en Allemagne et a dit : « Nous allons fonder notre propre religion et nous la maîtriserons car nous en connaissons le but ». C’était une autre manière de contrôler, de différencier le bien du mal. Le film parle du mal engendré par ce genre de malveillance.
Entre votre utilisation subtile de la caméra mobile et vos plans fixes très proches de vos personnages, comment abordez-vous l’image ?
On the Edge est le modèle pour tout ce que je ferai par la suite. J’essaie sans cesse de me perfectionner. Ma caméra suit l’état émotionnel des personnages, leur mouvement. Quand elle y perçoit une clarté ou une certaine sensibilité, elle s’arrête. Nous nous empêchons tous de faire face à la réalité à travers le mouvement. Mais un jour, il faut savoir s’arrêter et se regarder en face. De plus, je travaille sans story-boards. Je n’ai pas de liste de prises. J’ignore le nombre de plans que je mettrai dans une scène. Mes assistants et moi discutons uniquement du nombre de scènes que nous allons travailler en une journée. Le reste du travail se fait avec les acteurs.
Vous travaillez particulièrement la direction d’acteurs, un travail extrêmement méticuleux et sérieux. Comment les préparez-vous ?
Les acteurs sont au centre de tout. Je suis fortement influencé par le néoréalisme italien. Le cinéma commençait enfin à s’intéresser au peuple, à la société et à ce qui importait aux masses. Pour Ezra et Rage, nous avons répété pendant deux ou trois semaines. Funeral, au contraire, est entièrement improvisé – nous n’avons répété que deux jours ! Pour On the Edge, une semaine. Pendant les répétitions, nous décortiquons le scénario, nous nous mettons à nu et cherchons la vérité. Il me faut filmer la vérité. Je travaille avec des acteurs très sensibles. Si un acteur ne sait pas s’ouvrir, on ne peut rien tirer de son interprétation. Mais cela marche à double sens : le réalisateur doit s’ouvrir lui aussi. Après, nous transférons ce que nous avons fait en répétition sur le plateau. Le tournage ne tourne pas autour d’éléments techniques, tels que trouver le bon éclairage. Par exemple, je trouve que les films noirs sont trop rigides. Hitchcock travaillait énormément l’aspect technique. Je fais tout à fait l’opposé.
Qu’en pensent les acteurs d’Ezra ?
Mariam Ndiaye : Je suis entièrement d’accord. J’ai rencontré Newton à Cannes il y a trois ans. Nous n’avons parlé que dix minutes et, de retour à Paris, il m’a appelé pour me dire qu’il pensait à moi pour un projet. Il ne m’avait jamais vu jouer ; je le trouvais fou de me confier un personnage aussi profond sans me connaître. Il m’a dit qu’il me faisait confiance. Nous avons eu trois semaines de répétition. Newton voulait nous faire comprendre comment les personnages arrivaient à tel état d’émotion, ce qui s’était passé pour eux dans leur histoire. Il nous prenait à part pour nous demander comment nous nous sentions. Il nous laissait une entière liberté. Cela nous a mis en confiance et chacun a trouvé son propre chemin pour aller au plus près de son personnage. Nous avons été guidés de manière personnelle.
Emile Abossolo : Le bonheur de travailler avec Newton est qu’on partage la manière de concevoir le métier d’acteur. Newton parlait de colonisation mentale : on vit dans le cauchemar des autres. On nous dit comment être et ce qu’il faut faire. Ce n’est pas une question de blanc ou de noir mais c’est un système. Cela commence par les professeurs et les parents. On dit aux acteurs qu’on ne sait jamais quand ils sont vrais. On attribue le jeu d’acteur au mensonge. Pour moi, un acteur est avant tout quelqu’un qui a sa propre manière de rêver le monde, et qui se dépouille de ce qu’on lui a dit pour chercher sa vérité. Newton ne demande pas à ses acteurs de tricher. C’est la moindre des choses pour le spectateur qui s’est déplacé et a payé sa place. On ne doit pas lui donner des clichés. Certains réalisateurs reprochent à leurs acteurs de ne pas jouer assez ‘africain’ ou assez ‘noir’. Un acteur ne subit pas, il agit. Il traduit un point de vue et non une unique vérité. Il est tout sauf un politicien ou un manipulateur. Funeral était un vrai bonheur car nous étions en confiance. Nous n’avions pas peur de nous tromper ou d’être jugés. Dans leurs interviews, beaucoup de grands acteurs tels que Robert De Niro ou Samuel L.Jackson ont dit qu’ils étaient extrêmement malheureux quand ils devaient subir la dictature d’un réalisateur. Quand j’étais plus jeune, à l’école, je demandais : « Pourquoi dit-on f(x) et pas v(x) ? » et le professeur me répondait : « C’est comme ça ». Ce n’est pas une réponse satisfaisante.
Newton Aduaka : Nous avons cherché à créer un espace où nous trouver et où trouver la vérité.
La bande-son de vos films est particulièrement travaillée. Il y a une véritable fusion entre la musique et le son. Dans Ezra, la violence passe davantage par la bande-son que par la musique.
Le son apporte une nouvelle dimension aux images. Rage était plein de hip-hop. Chaque morceau est choisi avec soin et exprime quelque chose. Il contraste avec l’image ou la met en valeur. J’utilise la musique de façon abstraite, pour créer des sensations. Ezra est à 95% des sons graves : le son devient un espace où les images prennent vie. Il touche le spectateur. J’ai tendance à contraster la violence avec de la musique ou des sons qui reflètent la tristesse de la situation. Je ne rajoute jamais une musique violente par-dessus les images car je déteste la violence. Toutefois, je ne peux pas l’ignorer car elle fait partie de notre monde. La bande-son donne le point de vue du réalisateur.
La construction d’Ezra accompagne l’évolution intime de vos personnages. Comment la travaillez-vous ?
Une fois de plus, les personnages en sont le moteur. La structure du scénario n’est jamais entièrement gardée au cours du tournage. Les scénarios sont très réfléchis et analysés méticuleusement. Mais quand on arrive sur le plateau de tournage, on interprète le scénario. Il n’est qu’un guide pour les répétitions car nous découvrons de nouvelles choses au fur et à mesure. Il arrive que nous changions l’angle sous lequel on tourne une scène. J’essaie d’apporter de nouvelles choses au scénario, des vraies émotions. Pour le montage, on retourne à l’analyse rigoureuse. Si le scénario ne fonctionne pas, nous pouvons inventer de nouvelles scènes pendant le tournage. Le personnage de Terminator et la mort du jeune garçon ont été créés au cours du tournage. Il manquait quelque chose avant de les inventer.

///Article N° : 6711

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