Qu’est-ce que l’exotisme ? Une idée de l’Autre, une élaboration de l’étranger, être ou paysage, décor de nos désirs, nos fantasmes, nos utopies. Une image en somme. L’exotisme demande des cartes postales : ces décors où pourront se projeter nos représentations, celles du barbare, du sauvage, du primitif, toujours mélange de fascination et de rejet.
Il est sans doute vital de chercher parfois à briser le cercle si naturel et très vicieux de la représentation imaginaire pour explorer ce que pourrait être l’Autre en simplicité, sans traduction, par lui-même. Le besoin d’exotisme est tel que cela ne peut être que violent. Une violence faite au spectateur, une cruauté au sens d’Antonin Artaud, apte à déconstruire les visions figées.
Parce qu’il est dans cette recherche, La Maison de Mariata est un film dérangeant. Il pose les images à nu. Ne pas être touriste est son programme énoncé, mais pas seulement celui d’une cinéaste. Chacune à son niveau, c’est celui que se donnent deux femmes qui regardent ces images. L’une est franco-vietnamienne, l’autre comorienne. Elles ont en commun d’habiter le même quartier de Marseille, le Panier. Elles ont aussi en commun la rencontre et l’écoute. L’une, la cinéaste, s’efface pour que l’autre, le sujet, prenne la place. Une double place : l’image et le son. Elle se garde le montage, mais sans non plus en fermer la porte. Elle se garde aussi l’écriture, les respirations : les ralentis, arrêts sur images, écrans noirs.
La cinéaste dessine avec grand soin un idéogramme chinois en forme de maison, an. Sous le toit, deux doubles traits qui se croisent, la femme. Sous le chapeau de la coutume, un double mariage sera célébré. Mariata se marie aux Comores avec son compagnon, celui-là même qu’elle a un jour tiré d’affaires et qui lui plante ce même jour un poignard dans le dos : comme l’y autorise la coutume en société polygame une fois qu’il est marié, il prend aussi une jeune femme. A quelques années de distance, Mariata évoque sa douleur devant les images vidéo tournées en parfait amateur par son fils lors des fêtes et des cérémonies.
Dans Baria et le grand mariage (2001, 82′), Manu Bonmariage avait documenté le déchirement entre deux cultures d’une jeune femme comorienne de Marseille pour qui sa famille arrange le mariage aux Comores. De retour à Marseille, le mariage rêvé mais consommé sans amour ne pouvait durer. On retrouve cette différence lorsque Mariata indique que « là-bas, c’est la famille qui commande, ici c’est moi qui commande ». Mais La Maison de Mariata amplifie la vision, passant par la relation entre deux femmes « pour dire pour vivre le bonheur », encart qui s’inscrit lettre à lettre sur l’écran. Le courage reconnu par tous lors du mariage doit trouver sa durée. « Je ne l’ai pas fait pour le plaisir, franchement, Bon Dieu le voit ». Il faut en passer par le dire, mais en se débarrassant de ces projections culturelles qui brouillaient les pistes de Baria.
Appliquer le programme, ne pas être touriste, passera pour chacune des deux femmes par une radicalité. La cinéaste joue l’effacement pour refuser de traduire. Elle ne sous-titre pas le comorien. Elle accepte la part irréductible de l’altérité, celle qu’il est inutile de chercher à saisir. Mariata se défait des habits de l’appartenance coutumière pour dire sa douleur et s’ouvrir un possible. C’est paradoxalement en s’affirmant alter ego, semblable, qu’elle reprend sa liberté. Ce pas de deux se joue sur les images du fils. Elles sont parfaites pour cela car sans aucun esthétisme, brutes de décoffrage, dans le pur temps du réel. « On est là ! », s’exclame Mariata comme chacun peut le dire quand il se reconnaît à l’écran. Mais ce sont aussi des images de fils, qui choisit son sujet, sa mère bien sûr, son chant si émouvant où elle dit sa vie, ses gestes. Des images qui révèlent malgré elles.
Les images amateur ne craignent pas le regard caméra, celui qui implique en rompant le spectacle, celui qui dit la conscience d’être filmé. Elles cultivent la clarté sans multiplier les angles ou s’encombrer d’explications. Elles documentent, au sens de créer des archives. Un oncle parle longtemps, décrivant les cadeaux reçus. Sans traduction, pas d’exotisme. Seul demeure le double regard de l’altérité de nos deux femmes, toutes deux prises dans une complexité joignant la différence à la similitude, l’étrangeté d’un lieu autre, d’un autre rythme qu’il est possible de regarder sans devoir construire un discours d’illusion, où l’on pourra retourner bâtir sa maison et « ramener beaucoup de cassettes ! » Les deux femmes prennent le risque de la radicalité de l’exercice. Le spectateur est invité à se joindre à elles, à partager l’expérience le temps d’un film, pour entrer dans la maison.
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