La mascotte Y-a-bon à l’affiche

Invention coloniale, propagande militaire et récupération publicitaire

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 » Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France.  »
Léopold Sédar Senghor, Hosties noires, Seuil, 1948.

Après l’humiliation de 1870 contre la Prusse, la France se tourne vers ses colonies, promesses de revanche. Beaucoup voient déjà dans l’expansion coloniale une source de puissance économique et stratégique à ne pas négliger. Cependant le gouvernement conservateur de Thiers, plus préoccupé par la politique intérieure que par l’expansion outre-mer, se montre plutôt frileux.
Après les élections de 1880, et l’arrivée au pouvoir des Républicains, le vent tourne. Sous l’impulsion de W.H. Waddington aux Affaires étrangères, et du vice-amiral Jauréguiberry à la Marine, les conquêtes coloniales sont encouragées et tout particulièrement celles qui concernent l’Afrique noire. Il est temps de pénétrer les terres et d’étendre les colonies vers l’intérieur. Des explorateurs remontent le fleuve Sénégal, établissent des repérages dans la vallée du Congo, signent des traités commerciaux avec des chefs indigènes. Ils rivalisent ici avec l’Angleterre, là avec la Belgique et étendent peu à peu la sphère d’influence française. Leurs exploits font dans la presse l’objet de chroniques qui enflamment jour après jour l’imagination des métropolitains. (1)
L’idéologie coloniale se dote d’un parti, fonde des comités et l’Exposition universelle de 1889 fait un vrai triomphe aux colonies. Affiches, gravures, photos se multiplient. (2) L’Illustration, le Petit journal, les cartes postales tendent au grand public des images de la jungle africaine et de ses indigènes. (3) A l’instar du célèbre Schweinfurth, des artistes ethnographes, tels Léo Frobénius ou Herbert Ward, rapportent de leurs voyages de nombreux objets insolites qu’ils exposent et donnent des primitifs des représentations naturalistes qui étonnent l’Europe entière. (4)
On voit, au tournant du siècle, fleurir une littérature coloniale abondante, (5) nourrie aux sources de Livingstone ou de Burton, qui exalte l’entreprise civilisatrice de la France et la puissance grandissante d’un empire qui n’en finit pas de s’étendre. L’exotisme des Antilles cède la place aux horizons d’Afrique, et, hormis l’image du petit groom en livrée, l’on ne pense plus guère l’homme noir que comme l’indigène de ces contrées sauvages.
Adolphe Belot ouvre la voie en 1878 avec la Vénus noire, où il propulse dans une aventure africaine au fin fond de la brousse les héros de ses romans feuilletons, puis ce sera bientôt Pierre Loti avec Le Roman d’un Spahi en 1881 ; Zola lui-même donnera dans ce nouveau genre de littérature romanesque avec Fécondité en 1899. En ce XIXe siècle finissant, l’Afrique apparaît comme un horizon aux ressources insondables dont les sensations inédites peuvent régénérer le vieux continent. (6)
 » Terres obscures  » et  » peuplades primitives  » hantent une création littéraire en mal de renouveau. Et cette exaltation toute nouvelle de l’exotisme africain ne manque pas de gagner le théâtre dont l’influence sur l’opinion publique est encore sans pareille. Le monde du spectacle s’empresse de relayer la littérature et la presse, et se fait l’écho populaire de l’expansion coloniale en magnifiant la conquête dans des pièces militaires qui reconstituent les grandes victoires de l’armée française, comme Cinq mois au Soudan. en 1891, puis Au Dahomey en 1892.
Jusqu’alors, l’Afrique n’avait jamais vraiment fait partie de l’univers dramatique, et ne représentait guère au théâtre que les souvenirs de voyage de quelque explorateur ridicule chez Eugène Labiche, Emile Augier ou Dumas fils. Dans les dernières décennies du XIXe siècle, on passe à un délire frénétique pour ces contrées chaudes, grouillant d’indigènes fascinants. On offre de grands tableaux sauvages de l’Afrique sur les scènes des théâtres et des music-halls. (7)
Une invention coloniale : l’emblème du sauvage domestiqué
L’animalité et la sauvagerie que l’on prêtait à ces peuples cannibales justifiaient la conquête, mais servaient aussi de faire-valoir à l’armée française. Réduire l’intelligence du nègre à celle d’un animal et donner des peuples africains une image échevelée permettaient de minimiser aux yeux de l’opinion publique les difficultés que rencontraient en Afrique les troupes de la IIIe République, car, en réalité, elles se heurtaient à une résistance soudanaise ou dahoméenne bien organisée.
Les soldats français au théâtre représentent donc droiture et honneur, valeurs dont ces sauvages avachis n’ont même pas idée. Le Capitaine de Cinq mois au Soudan ne plie pas devant le roi Samory :
SAMORY : Assieds-toi.
LE CAPITAINE : On reste debout quand on parle au nom de la France. (Samory fait un geste de colère et les murmures de la foule augmentent.)
SAMORY : Sais-tu que tu es bien hardi de me parler de la sorte ?
LE CAPITAINE : Je ne sais qu’une chose, c’est que je parle au nom de la France, et que celui qui parle au nom de la France est plus fort que le plus puissant des rois. (3e étape)
On magnifie la conquête coloniale en créditant ses acteurs d’une détermination à toute épreuve, au point d’en faire les héros d’une vaste épopée.
Les spectacles militaires jouaient ainsi sur un manichéisme rudimentaire. L’affiche qui annonçait Au Dahomey au Théâtre de la Porte Saint-Martin montrait à côté des hordes de sauvages noirs dépoitraillés, brandissant à bout de bras leurs fusils, les colonnes françaises, parfaitement ordonnées, étincelantes dans leurs uniformes immaculés, image ordonnée et paisible de la civilisation qui avance.
L’entreprise civilisatrice de la colonisation devait trouver un emblème. Si le nègre perdu au fin fond de sa brousse apparaissait comme un sauvage terrifiant, la venue messianique de la France devrait métamorphoser ces peuples et les ouvrir à l’ordre et à la justice. Dans A l’ombre du mal de H.R. Lenormand, Maélik représente le Noir en pleine mutation, en pleine phase de bonification grâce à la présence salvatrice des Blancs :  » J’ai oublié ma ruse natale… depuis que les Blancs sont venus dans ce pays. J’aime les Blancs. J’aime leur justice.(…) Les noirs n’avaient pas de justice, avant votre arrivée.  » (Acte II, scène 4)
Malheureusement, la bonification de Maélik ne viendra pas à maturation. H.R. Lenormand, qui dénonce les perversités de la vie coloniale, met en scène un fonctionnaire malade et fou qui prend plaisir à exercer la justice à rebours pour en constater les effets sur la population indigène. Dans une affaire, Rougé s’amuse donc à condamner l’innocent Maélik. La leçon porte ses fruits, Maélik assassine à son tour une innocente. Le vin tourne au vinaigre !
Lenormand, dont les positions étaient assez anticolonialistes, dénonçait la responsabilité morale de l’Occident dans l’entreprise civilisatrice qu’il menait en Afrique, alors que ses propres valeurs étaient en perdition.
Cependant la propagande coloniale ne tenait pas à donner une impression complexe, voire ambiguë de l’action française. Il lui fallait des images plus sereines et plus claires. L’intervention française devait apparaître comme une réussite. Et pour ce faire on brandit bientôt la figure héroïque du tirailleur sénégalais comme une figure emblématique des vertus de  » la cure coloniale « . En lui, toute trace du sauvage avait quasiment disparu. La bête avait été non seulement apprivoisée, mais surtout admirablement dressée. Avant : un sauvage emplumé agité de convulsions hystériques et simiesques, après : un grand Noir au port altier arborant un magnifique uniforme tricolore et une baïonnette rutilante. (8)
Qu’on le désigne comme spahi soudanais, milicien congolais, tirailleur sénégalais ou turco, le soldat noir enrôlé dans l’armée française, nouvel adepte et défenseur de la civilisation, voilà le grand mérite de l’entreprise coloniale. Ces sauvages d’Afrique, il est possible de les dresser, et le résultat est probant. Il n’y pas soldat plus fidèle, plus obéissant, avec plus de constance, plus de gaieté. Rien ne peut atteindre son moral qu’il a d’acier comme son sourire étincelant.
De la mascotte de guerre au bon génie rigolard de la réclame
Ces bataillons nègres que Faidherbe avait constitués au Sénégal, en 1857, commencèrent à avoir une certaine notoriété en 1879 pour avoir sauvé la vie du capitaine Galliéni qui s’était aventuré en pleine brousse et avait été attaqué par deux mille pillards. Chéchia rouge, gilet de drap bleu, pantalon de cotonnade de style oriental, leur allure haute en couleur les distinguait des autres corps d’armée et laissa les Parisiens médusés quand ils défilèrent pour la première fois le 14 juillet 1899 à Longchamp. (9)
A la fin de Cinq mois au Soudan, ce sont les troupes de spahis soudanais avec à leur tête Castagnoul (un Blanc tout de même !) qui arrivent comme la cavalerie pour sauver les Européens que Samory allait supplicier. Dans le grand tableau qui couronne le spectacle, ils libèrent la ville en grande pompe. On a quasiment la même image avec la prise d’Abomey que ce requin de Béhanzin avait incendiée dans un ultime mouvement d’orgueil et de colère. N’écoutant que leur courage, les fiers héros à la chéchia arrachent les captives des flammes.
De vrais tirailleurs ne tarderaient pas à figurer dans les revues militaires et à faire la fierté de la nation. Ces bataillons que le colonel Mangin baptisa la  » force noire  » (10) devaient rapidement symboliser la réussite coloniale de la IIIe République.
C’est avec la guerre au Dahomey que la presse avait commencé à faire des troupes noires d’Afrique de véritables héros. Ils étaient la preuve vivante que tous les Africains ne rejetaient pas la colonisation française, bien au contraire, certains même lui prêtaient main forte en luttant à ses côtés. Le supplément illustré du Petit journal montrait le débarquement des troupes sénégalaises à Kotonou, venues apporter leur soutien aux Français dans le conflit dahoméen, tandis que dans les colonnes du Moniteur, un fait divers prouvait la droiture et l’honnêteté de ces soldats noirs. On était bien sûr convaincu que la résistance dahoméenne était armée par l’Allemagne. On racontait alors que l’ennemi avait tenté de circonvenir deux braves tirailleurs en permission à Bordeaux et qu’après force champagne, on avait cherché à leur soutirer des renseignements et même à les faire passer dans le camp de Béhanzin en leur offrant de l’argent. Mais intègres, les deux sous-officiers,  » deux superbes Noirs de très haute stature « , à en croire le Moniteur,  » accueillirent fort mal ces honteuses propositions et s’empressèrent de donner à la police le signalement des deux racoleurs « . (11)
Cette image morale et digne du tirailleur, on la retrouve sur la scène de l’opéra-comique en 1897, au troisième acte du Spahi de Gallet et Alexandre, où le désordre coloré et excentrique de la bacchanale africaine cède la place au campement militaire rigoureusement ordonné des tirailleurs sénégalais – ce jeu d’opposition qui marquait déjà les illustrations dans la presse, comme cette entrée des troupes françaises à Abomey, représentant dans l’assistance d’un côté des sauvages dahoméens sagaie au poing, de l’autre des tirailleurs en joie lançant leur chéchia ou pacifiquement assis sur un paquetage rangé et plié avec méthode.
Ce type de contraste fait encore l’ouverture du Démon noir d’A.P. Antoine au Théâtre du Grand-Guignol en 1922. Dartois donne alors des ordres à deux soldats qui doivent aider à la bonne marche de l’expédition de Millet, Samba et Sali :
DARTOIS, à Samba : Tu as compris ?
SAMBA : Oui, mon lieutenant.
DARTOIS : Répète…
SAMBA : Partir ce soir pour Tendouf… route de l’Adar… donner lettre au lieutenant Darbelles, après, attendre là-bas, mission et revenir avec.
DARTOIS : Parfait !… Ton méhara est prêt ?
SAMBA : Oui, mon lieutenant.
(…)
DARTOIS :… débrouille-toi pour ne pas être retardé. D’ici Tendouf, c’est au bas mot sept cents kilomètres de Bled… il faut que tu y sois dans dix jours !
SAMBA : Oh !
DARTOIS : Marche la nuit, arrange-toi.
SAMBA : Bon.
(…)
DARTOIS : C’est compris ?
SAMBA, résigné : Oui, mon lieutenant !…
DARTOIS : Là-dessus, bonne chance et… reviens !
SAMBA : Inch-allah !
DARTOIS : Evidemment, s’il plaît à Dieu !
(Samba salue militairement et sort.)
DARTOIS à Sali : Quant à toi, tu accompagnes la mission… Aux ordres de M. l’ingénieur Millet.
SALI : Bien, mon lieutenant.(Acte I, tabl. 1)
Or pendant cette scène entre dans la case Ti-Saao, un nègre  » dont l’aspect éveille irrésistiblement l’idée d’une bête  » note Antoine, qui ajoute dans les didascalies :  » Son attitude soumise et même rampante contraste étrangement avec l’attitude déférente, mais martiale, des soldats  » (I, 1). Et après le départ des deux tirailleurs, Millet qui a assisté à la scène s’exclame :  » Quels beaux soldats !  »
En fait, dans les années vingt, après les exploits militaires qui ont fait sa gloire durant la drôle de guerre, le tirailleur est devenu le modèle du nègre civilisé, fils adoptif de la nation française. N’avait-t-il pas prouvé héroïquement son attachement à la mère patrie en volant à son secours ?
En 1915, au moment où le conflit franco-allemand s’enlisait et où les doutes commençaient à gagner l’arrière, la propagande avait largement utilisé l’image du tirailleur. Prince, le soldat noir de Bécassine pendant la guerre, peut être considéré comme un prototype de ce bon tirailleur. Bécassine qui est la marraine de guerre de Prince, ne voit d’abord en lui qu’un sauvage cannibale, un  » tropophage  » comme elle dit, mais elle est bientôt séduite par sa gentillesse et sa douceur. Il faut dire qu’il a été élevé par les missionnaires ! (12)
Symbole de la force coloniale française, ces soldats noirs offusquaient particulièrement l’Allemagne qui trouvait la France en-dessous de tout : enrôler des sauvages dans son armée, quelle ignominie pour un peuple civilisé ! Puisqu’il faisait enrager l’ennemi, on utilisa son image dans des caricatures qui ridiculisaient  » les boches « . (13) Ce personnage comique avait quelque chose d’enfantin et de naïf qui ne véhiculait pas de la guerre une image de violence. Soldat solide, bien bâti, toujours souriant et en forme, prêt à séduire ses infirmières le bras en écharpe ou le pied dans le plâtre, il permettait de dédramatiser la guerre. (Edouard Calvo, Le noir joue et gagne, 1915. G. Morinet, Vive les teutons !, 1914-18.) Avec son  » Y a bon !  » qu’il mettait à toutes les sauces, il incarnait l’esprit positif et l’espoir auquel devait se raccrocher la nation française. Le tirailleur devint ainsi une mascotte, d’autant plus sympathique que sa présence dans les troupes françaises choquait profondément l’ennemi.
Après l’armistice, on oublia vite le héros de guerre, mais on conserva la mascotte : on sait notamment la fortune que rencontrèrent alors les affiches de Banania qui, dès 1915, récupéra le personnage au profit de son image et contribua à pérenniser sa représentation après 14-18. (14)
On avait même inventé une légende, celle d’un brave tirailleur qui, blessé au front, aurait été rapatrié vers l’arrière et embauché à l’usine Banania de Courbevoie. Et après avoir goûté la fameuse boisson chocolatée, il se serait exclamé, la gamelle et la cuillère à la main, comme le faisaient, c’est bien connu, tous ses congénères quand ils étaient contents :  » Y a bon !  »
Le  » Y a bon !  » du tirailleur au large sourire devint après guerre un cliché indissociable de l’Africain qui avait reçu les lumières de la civilisation, mais gardait sa naïveté puérile. C’est ainsi que pour la reprise d’A l’ombre du mal au Studio des Champs-Elysées en 1924, Lenormand ajouta une scène qui n’était pas dans la version de 1913.
Moussa qui obéit au doigt et à l’oeil de Rougé, et que celui-ci charge d’arrêter Maélik, n’a apparemment aucun cas de conscience, à la différence de tous les Blancs de la pièce qui cherche à comprendre le geste absurde de Rougé, lui ne s’interroge guère sur l’équité de la condamnation et s’en remet entièrement à son maître :
ROUGE : Moussa !
LE MILICIEN, paraissant au fond et saluant : Commandant ?
ROUGE : Ton prisonnier, ici, tout de suite. Et n’oublie pas ta chicotte.
LE MILICIEN, s’épanouissant dans un large rire : Y’a bon, commandant. (Acte II, scène 14)
Puis, histoire d’ajouter encore un soupçon de pittoresque qui rehausse le pathétique de la situation, Rougé, exige vingt-cinq coups de fouet que Moussa tente de marchander. Son langage est des plus fleuris :
 » Dix coups bezeff, mon commandant. A quinze, li plus sentir. Ça y a kif-kif fouetter vieux baobab !  » (Acte II, scène 14)
A côté du sauvage, quelle image rassurante que ce nègre rigolard, la mine toujours réjouie,  » s’épanouissant dans un large rire « , un peu niais certes, mais ô combien amusant… Le sourire du tirailleur est celui du bon nègre tel que le décrivait R.P. Briault à la fin de Sous le zéro équatorial :  » Amar, lui, était un bon nègre qu’aucun rêve d’émancipation ne tourmentait. A la manière des simples, il partageait tous les éléments de la vie en deux catégories sans nuances intermédiaires : il y avait  » les choses qui y en a bon  » et auxquelles il riait de toutes ses dents, et, d’autre part, les choses qui  » y en a pas bon  » pour lesquelles il se contentait de branler négativement la tête coiffée d’une chéchia inamovible.  » (15)
Le pouvoir balsamique de la civilisation, la cure coloniale, semble avoir purgé le nègre de sa sauvagerie native. Il est devenu un grand enfant complice des plus petits, un bon génie en chocolat placide et sympathique, qui les effraie encore un peu, mais les amuse surtout.
Les derniers avatars de l’ami Y-a-bon
L’ami Y-a-bon berça ainsi de nombreuses générations de petits Français jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Mais après 1945, l’image du soldat africain n’allait plus pouvoir revêtir les mêmes attributs. La défaite de la France en 1940 et l’occupation allemande avaient non seulement corrodé le prestige de la puissance coloniale, mais aussi démystifié l’amour paternaliste qu’elle vouait à ses grands enfants d’Afrique. Aux yeux des Africains, la France avait perdu cette invulnérabilité qui maintenait en respect le colonisé et inhibait ses velléités d’indépendance. L’autorité du père colonial avait été mise en difficulté, aussi l’émancipation devenait-elle possible. De plus, le général de Gaule s’était largement appuyé sur l’Afrique pour organiser la résistance. L’Afrique équatoriale s’était ralliée dès 1940 à sa cause, l’Afrique occidentale était restée un peu plus longtemps sous la tutelle du gouvernement de Vichy, mais dès la fin de l’année 1942, elle avait fini par rejoindre le camp gaulliste. Six mois avant le débarquement, la conférence de Brazzaville avait confirmé les bases d’une alliance nouvelle et les promesses d’indépendance pour les peuples des territoires coloniaux. (16)
De plus les intellectuels d’Afrique qui pensent sérieusement à l’indépendance, notamment Léopold Sédar Senghor et Houphouët Boigny, ne manquent pas de comparer la colonisation à l’occupation qu’a subie la France, et rallient à leur cause de nombreux intellectuels blancs. La France ne devait-elle pas rendre aux Africains ce que, grâce à eux, elle avait pu recouvrer : la liberté ?
Seulement, au lendemain de la guerre, en échange de l’indépendance promise et exaltée, l’Empire Colonial faisait place à l’Union Française. Les peuples d’Afrique devenaient des alliés et des frères, mais l’indépendance n’était plus à l’ordre du jour. Il était trop tôt, la France n’avait pas encore la force de réaliser ses promesses. Le pays exsangue avait besoin de se redresser, et les colonies qui n’avaient pas été ravagées par les bombardements comme la métropole, pouvaient relancer sans délai les outils de production et reprendre promptement leurs activités commerciales. De plus, la décolonisation devenait un enjeu capital de l’affrontement Est-Ouest. Impossible d’abandonner la place alors qu’un nouvel ordre mondial se dessinait où l’U.R.S.S. et les Etats-Unis se partageaient la planète. La France se montra bien vite oublieuse de ses engagements et dut contenir les poussées indépendantistes qui ne tardèrent pas à se manifester un peu partout dans les territoires coloniaux et, en particulier en Afrique noire : à Madagascar, au Cameroun… Les insurrections furent réprimées dans le sang. (17) L’Afrique devient alors un sujet brûlant auquel ne se frotte guère le théâtre.
En fait, l’Afrique et les Africains pourtant si présents dans l’imagerie d’avant-guerre à travers notamment les arts du spectacle, quittent l’affiche. Alors que le cinéma devait bientôt exalter l’héroïsme militaire des alliés et multiplier les récits d’aventure autour de la dernière guerre, puisant dans les épisodes dramatiques de la Résistance, on oublia la participation de l’Afrique à la victoire et les milliers de soldats noirs morts pour la France.
Pendant leur marche sur Paris en juin 40, les Allemands avaient déjà rageusement rasé le monument édifié en l’honneur de la  » force noire  » du général Mangin, l’après-guerre ne réveilla pas les vieux spectres, mais enterra au contraire définitivement l’image du tirailleur sénégalais. L’ami Y-a-bon, la mascotte des buveurs de Banania, abandonna son allure de soldat, se réduisit à la tête du personnage et se métamorphosa progressivement, sous le pinceau d’Hervé Morvan, en une silhouette de plus en plus stylisée qui, en 1957, ne laissait plus apparaître que la chéchia rouge au pompon bleu et le grand sourire étincelant, (18) tandis que le corps n’était plus que deux bananes et perdait ainsi peu à peu toute réalité. En 1967, la figure de l’ami Y-a-bon devient même un écusson qui ouvrira l’ère du logo commercial (De Andréis, Banania, affiche, vers 1915 ; Hervé Morvan, Banania, affiche, 1957 ; Banania, logo de la marque sur un emballage, 1967.). Le dessin ne renvoie pas à une réalité humaine, il n’est plus que formes géométriques et jeux de couleurs. Le sourire éclatant et un peu niais, résidu de l’imagerie coloniale a même disparu. Tout cliché colonialiste et paternaliste a été évacué du terrain de communication de la marque. Car aucune campagne commerciale ne peut plus alors s’appuyer, comme par le passé, sur la complicité des regards d’une conscience nationale qui partage les mêmes préjugés coloniaux et raciaux.
L’Africain quitte le champ de la représentation et ne se rencontrera plus que très rarement dans la publicité. (19) C’est que les stéréotypes auxquels on avait jusque là réduit l’image du Noir ne permettent plus de communiquer et n’ont plus leur place dans le discours publicitaire devenu international. (20) Mais aussi l’éclatant sourire qui nimbait ces stéréotypes toujours plutôt humoristiques ne correspond plus guère à l’image que les Noirs commencent à imposer d’eux-mêmes. Intellectuels brillants, écrivains, professeurs, ou artistes à succès, ils entrent en politique, publient des livres ou jouent les zazous dans les caves de Saint-Germain-des-Prés ; ici musiciens de jazz, là députés à l’Assemblée nationale ; leur bonne humeur n’est plus le signe de leur insouciance native, mais le masque dont ils cachent par dignité les souffrances de leur peuple.

1. Jean d’Esme, Les Défricheurs d’Empire, Ed. de France, Paris, 1936 ; Anne Hugon, L’Afrique des explorateurs, Gallimard, Paris, 1991.
2. Joseph Deniker, Les Races exotiques à l’Exposition universelle de 1889, Ed. du commissariat de l’Exposition, Paris, 1889.
3. Etranges Etrangers : Photographie et exotisme 1850-1910, Centre National de la Photographie, Paris, 1989 ; Charles-Robert Ageron,  » Les Colonies devant l’opinion publique « , Cahiers de l’Institut d’Histoire de la Presse Française, n°1, Tours, 1972.
4. Thornton Lynne, Les Africanistes : peintres voyageurs 1860-1960, A.C.R., Paris, 1990 ; au sujet de la sculpture, voir Anne Roquebert,  » La sculpture ethnographique au XIXe siècle, objet de mission ou oeuvre de musée ? « , in La Sculpture ethnographique, ouvrage collectif, Réunion des Musées Nationaux, Paris, 1994.
5. Au sujet de l’exotisme colonial dans la littérature française du début du siècle, voir l’analyse de Iyay Kimoni, Une image du Noir et de sa culture : Esquisse de l’évolution de l’idée du Noir, dans les lettres françaises du début du siècle à l’entre-deux-guerres, Messeiller, Neuchâtel, s.d., pp. 11-54 ; voir également Martine Loufti, Littérature et colonialisme, l’expression coloniale dans la littérature romanesque française, Mouton, Paris, 1971.
6. Au sujet de Loti, voir l’analyse de Léon Fanoudh-Siefer,  » Pierre Loti ou la vision tragique de l’Afrique « , in Le mythe du nègre et de l’Afrique noire dans la littérature française de 1800 à la deuxième guerre mondiale, NEA, Dakar/Abidjan/Lomé, 1980, pp. 55-118. (1ère édition, 1968)
7. Au sujet de la représentation de l’Afrique et des Africains au théâtre, voir Sylvie Chalaye, Du Noir au nègre : l’image du noir au théâtre (1550-1960), L’Harmattan, 1998.
8. Marc Michel,  » L’image du soldat noir « , in Images et colonies : Iconographie et propagande coloniale sur l’Afrique française de 1880 à 1962, ouvrage collectif, s/d N. Bancel, P. Blanchard et L. Gervereau, BDIC/ACHAC, Paris, 1993, pp. 86-90.
9. Hans-Jürgen Lüsebrink,  » Les troupes coloniales dans la guerre : présences, imaginaires, représentations « , Images et colonies, op.cit., pp. 74-85.
10. Charles Mangin, La Force noire, Hachette, Paris 1910.
11. Moniteur, 8 octobre 1892.
12. Au sujet de l’exploitation de l’image du tirailleur, voir Laure Barbizet-Namer,  » Ombre et lumières portées sur les Africains : peintures, gravures, illustrations, cartes postales « , Images et colonies, op.cit., pp. 91-93.
13. Janos Riesz et Joachim Schultz, Tirailleurs sénégalais : présentations littéraires et figuratives de soldats africains au service de la France, Nerlay/Peter Lang, Frankfurt, 1989.
14. Jean Garrigues, Banania, histoire d’une passion française, Du May, Paris, 1991.
15. R.P.Maurice Briault, Sous le zéro équatorial, études et scènes africaines, Bloud et Gay, Paris, 1926, p.200.
16. Denise Bouche, Histoire de la colonisation française, tome 2 : Flux et reflux 1815-1962, Fayard, Paris, 1991.
17. H. Grimal, La Décolonisation 1919-1963, Armand Colin, Paris, 1965.
18. Jean Garrigues, Banania : Histoire d’une passion française, Du May, Paris, 1991.
19. Négripub : l’image du Noir dans la publicité depuis un siècle, Catalogue d’exposition, Bibliothèque Forney, Paris, 1987.
20. Le Noir apparaît alors surtout dans des publicités de voyages ou des réclames dont les destinataires sont les peuples d’Afrique ou des Antilles. Voir à ce sujet l’article de Jean-Barthélémi Debost,  » Publicité « , Images et colonies, ouvrage collectif, op.cit., pp. 236-245.
///Article N° : 1218

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