Il y a aux Rencontres cinéma de Manosque (Alpes de Haute Provence, France) quelque chose d’essentiel : la convivialité. Ni parisianisme, ni superficialité et surtout pas une opération de promotion de la ville. Pascal Privet et son équipe proposent chaque année aux Manosquains une programmation exigeante et magnifique. Résultat : un public fidèle et nombreux, malgré le soleil de Provence à l’extérieur. L’Afrique y est souvent plus que présente. Jean Rouch y est aussi très fidèle, présentant chaque année quelques uns de ses films méconnus. A regarder en ce mois de janvier 2002 VVVoyou, hilarante publicité de 1973 où le Nigérien Damouré Zika vante les mérites en Afrique de cette VW « qui passe partout et sert à tout » et le fait effectivement, déclenchant le rire de toute la salle, je me disais que l’art de Rouch tient dans cette simplicité : son sens ethnologique de l’observation mis au service du plaisir de tourner, de ce malin plaisir à jouer avec les clichés, avec les badineries que seule une équipe de bons copains peut produire. Il faut pour cela être un peu anar, un brin espiègle et aimer le risque. L’entretien qui suit ne dit pas le contraire. O.B.
(Quand j’ai voulu commencer l’entretien en le vouvoyant, Rouch s’est écrié « En Afrique, on se tutoie ! ». O.B.)
Historiquement, tu as été l’objet de vives critiques, notamment de la part de cinéastes africains comme Ousmane Sembène ou Med Hondo.
Durant la guerre, où nous avions des ennemis quand même assez redoutables, j’ai appris qu’il faut avoir beaucoup d’ennemis. Sinon, on se prend pour le bon Dieu. Et nous, nous jouons plutôt au bon petit diable !
Avec le recul, comment te situes-tu par rapport à la mise en cause du regard ethnologique ?
Elle est souhaitable : il faut que la critique arrive de quelque part. Ce qui nous menace, c’est beaucoup plus que ça, c’est le Collège de France. On est en train d’agir pour démystifier la chose. La règle du jeu est de prendre tous les risques. L’exemple montre que c’est dans ce cas qu’on gagne. Actuellement, le Musée de l’Homme est menacé par quelqu’un qui se trouve être le Chef de l’Etat. Ma vieille conception anarchiste me fait dire que pour être Chef de l’Etat, il ne faut pas être très intelligent. C’est une insulte. A-t-on le droit d’insulter le Chef de l’Etat ? Je crois que oui, jusqu’à ce qu’il meure de honte. Ce n’est pas le cas ! (rires) Je fais donc partie du comité de défense du Musée de l’Homme. Nous voudrions ajouter à la phrase de Paul Valéry qui orne en lettres d’or le Palais de Chaillot : « Choses belles choses rares ici savamment assemblées » la phrase « d’ici malhonnêtement dispersées ».
C’est le meilleur moyen de faire changer les choses ?
Face au monde actuel, on ne peut que chercher à être présents. L’avantage du cinéma est qu’il n’y a pas d’interdiction. Ce monde qui refuse de mettre les choses en question ne peut changer que par des actions guidées par la vieille définition des surréalistes que j’ai faite mienne : « Gloire à ceux par qui le scandale arrive ! »
Les Maîtres fous remettaient en cause l’image du Noir. Cette image, si elle a évolué, reste encore l’objet de tellement de préjugés aujourd’hui
C’est une attitude réactionnaire devant une évidence. Sont-ils excusables ? C’est sûr. Mais les réponses existent : un étudiant africain à l’école de Senghor va soutenir en grec ancien une thèse rue d’Ulm sur le culte de la nature dans le cinéma actuel.
Je me souviens que pendant la guerre, j’avais été arrêté par les Allemands en compagnie de deux camarades. Nous avons été libérés si facilement que nous nous sommes doutés qu’il y avait quelque chose. Nous l’avons su plus tard : un de ces Allemands était amoureux d’une femme juive. Le désordre amoureux remet tout en question : c’est ça qu’il faut continuer ! (rires)
En t’écoutant parler durant ces Rencontres, avec toutes ces anecdotes et ces souvenirs, je me demandais où va passer toute cette mémoire. Il y a les films, bien sûr, mais des écrits, autre chose ?
Je pense que la mémoire est audiovisuelle : les livres ne peuvent être qu’une interprétation. Les gens avec qui j’ai travaillé en Afrique n’étaient pas de ceux qui avaient usé les bancs d’école. Ils écrivaient avec leurs gestes toute cette langue que nous avons perdu. L’évolution de ces régions peut être formidable. Il faut jouer le jeu et ce n’est pas très difficile. Mais pour cela, il ne faut pas être militant d’un mouvement politique ! J’ai la chance d’être Catalan et membre d’honneur de la Fédération anarchiste internationale. Je vais souvent à Barcelone : le cri de la rue espagnole aujourd’hui est le même que le nôtre : « No passaran ! » (ils ne passeront pas). Il demande de l’imagination. C’est un peu comme ces appareils photos qui prennent une série de clichés dès qu’on appuie. Ceux qui avaient raison étaient ceux qui faisaient les portraits de Paris en 6 x 6. C’est le grand mystère de la création, d’un monde qui doit se découvrir avec un peu de gaîté. C’est ce que font ces Rencontres de Manosque !
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