La Nouba du tirailleur

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 » Car les poètes chantaient les héros, et votre rire n’était pas sérieux, votre peau noire pas classique. « 
L.S. Senghor, Hosties noires, Seuil, 1948.

A Longchamp, lors des défilés militaires du 14 juillet 1899, la France réalise que son armée compte dans ses rangs de formidables bataillons de soldats africains. Ils sont grands, forts, d’allure peu commode, mais ils incarnent surtout l’orgueil national recouvré après l’humiliation de 1870. Sous les ordres du valeureux capitaine Marchand, ils ont résisté vaillamment aux soldats de Lord Kitcher et n’ont pas cédé la forteresse de Fachoda. Bastion plus symbolique que véritablement stratégique, puisqu’il était désaffecté… mais qu’importe ! C’est le début d’un mythe que la propagande patriotique ne manquera pas de nourrir d’autant que, tout au long de la première décennie du siècle, au Tchad, au Gabon, au Congo et surtout au Maroc les tirailleurs ne cessent de s’illustrer et participent héroïquement à l’entreprise de  » pacification  » de l’empire qui avance.
En 1910, le Colonel Mangin qui avait participé à la mission Marchand, voit dans les bataillons de tirailleurs qu’il nomme  » La force noire  » l’espoir de la nation française reconstruite et déclare :  » Dans l’état actuel de l’Europe  » la force noire  » fait de nous le plus redoutable des adversaires.  » (1) Voilà à l’évidence de quoi compenser l’affaiblissement démographique de la France. Face à son rival allemand qui comptait déjà près de 70 millions d’habitants, soit presque le double de sa population, la France avait un réservoir humain aux colonies et devait simplement élargir ses frontières nationales :  » La création de l’armée noire démontrera l’unité du domaine national  » (2) affirmait le Colonel Mangin.  » Tous les Français comprendront que la France ne s’arrête pas à la Méditerranée, ni au Sahara, qu’elle s’étend jusqu’au Congo ; qu’elle constitue un empire plus vaste que l’Europe et qui, dans un demi-siècle, aura 100 millions d’habitants.  » (3) Entre 1910 et 1918, on se lança donc en Afrique dans des recrutements massifs de soldats coloniaux dont notamment 200 000 tirailleurs africains. Et tandis qu’affiches coloniales et cartes postales militaires, dessins et photographies les montrent sous toutes les coutures toujours souriants et plutôt contents de leur sort, braves soldats placides, sauvages parfaitement domestiqués, ceux qu’on surnomme les  » petits turcos  » deviennent des figures attachantes, drôles et exotiques qui séduisent aussi les auteurs de chansons. Les voilà dès le début du siècle, héros de rengaines patriotiques. Mais  » la force noire  » s’y trouve curieusement mâtinée d’Orient. Par un surprenant jeu d’analogies exotiques qui traduit bien la méconnaissance de l’Afrique, on prête à ces soldats tout ce qui évoque déserts et contrées lointaines : la Nouba des régiments d’Afrique du Nord, la marche des Zouaves, tandis que les paroliers convoquent le vocabulaire colonial à la mode, de la  » mouquaire  » au  » gourbi  » en passant par  » macache « ,  » bezef  » ou  » kif kif « .
Venu des confins de l’Afrique, il est impressionnant ce soldat au visage sombre à la stature démesurée, sa bouche, ses yeux, ses pieds en imposent. Il n’a gardé du sauvage que la force et une détermination un peu butée, qu’il met désormais au service de la nation française.  » Les yeux comme des miroirs « ,  » la bouche plaisante « ,  » les turcos sont des Français noirs  » chante Adolphe Maréchal dans La Marches des Tirailleurs, une chanson de Ben Tayoux enregistrée en 1903. Et le refrain en dit long sur ce que l’imaginaire de l’époque investissait dans ces figures militaires :
 » Les turcos sont de bons enfants
Mais il ne faut pas qu’on les gêne
Autrement la chose est certaine
Les turcos deviennent méchants « .
Bambara ou toucouleur, l’Africain avait selon le colonel Mangin,  » les qualités que réclament les longues luttes de la guerre moderne : la rusticité, l’endurance, la ténacité, l’instinct du combat, l’absence de nervosité, et une incomparable puissance de choc  » (4)
Le voilà le vrai épouvantail capable de tenir en respect le Prussien :  » Moi cours en avant / En avant ! / Fair’couic couic aux All’mands ! «  chante en 1914 Gaston Montéhus sur l’air de  » La Marche des Zouaves  » avec Pan Pan l’Arbi. Comme le prouvent les formules hypocoristiques qui collent à l’évocation des tirailleurs et traduisent bien plus qu’un simple paternalisme colonial, les tirailleurs jouent déjà manifestement les jokers dans le conflit franco-allemand.  » Bons enfants « ,  » braves soldats « ,  » nos tirailleurs « ,  » nos petits soldats « ,  » les petits turcos « , viennent à la rescousse :
 » Moi li sais bien, toi pas voulu la guerre
Toi li Français, c’est kif kif le bon dieu.
Mais sal’Pruscot venir pour tuer ta mère
(…)
Moi li souis sûr, la Franc’jamais mourir,
Car moi pour toi li souis bon camarade,
Si toi pas vivre, ici moi dois mourir !  »
Le 14 juillet 1913, les bataillons d’Afrique font un tabac à Longchamp. Le tirailleur incarne la séduction colorée de l’uniforme, l’exaltation des rythmes de la fanfare et de ses percussions, et bien sûr le rêve exotique. Il devient une figure populaire, objet de fascination mis à distance humoristique par l’impossibilité en même temps de pouvoir imaginer tout contact amoureux. Bou-dou-ba-da-Bouh ! Le personnage de la chanson de Lucien Boyer que chante Mayol en 1913 en est le prototype :
 » Parmi les Sénégalais
Qu’on fit venir pour la revue
L’jour du quatorze juillet
Se trouvait, la chose est connue,
Un grand gaillard à la peau noire,
Aux dents comm’l’ivoire  »
A côté des images que font circuler les cartes postales, les chansons populaires, proposent de véritables histoires et alimentent la légende. Elles racontent les aventures amoureuses et héroïques des tirailleurs. Bou-dou-ba-da-Bouh joue les bourreaux des coeurs avec une jolie blonde dans la chanson de Mayol :
 » Mais l’Turco… pas d’veine…
R’partit sur la terre africaine.
(…)
Elle ne cessait de gémir
Et s’lamentait de son absence,
Il faut bien en convenir
L’Turco l’avait prise par les sens-se
Dans l’affolement de son être
Elle osa s’permettre
D’écrir’même dans une lettre
A M’sieur Poincaré :
J’ai le coeur si navré
Où est mon adoré ?  »
Mais ce sont surtout les actions d’éclats des tirailleurs qu’exalte la chanson. Le brave tirailleur est un tirailleur qui meurt au combat. C’est d’ailleurs la chute de toutes ces chansons qui évoquent tirailleurs et turcos :
 » Et lorsque l’un des leurs succombe
La mort leur fait une faveur,
Car pour eux la plus belle tombe
Est cell’qu’on creuse au champ d’honneur « 
disent les paroles de La Nouba sur la musique de Piccolini en 1910.
Après un long voyage,  » le petit turco  » vient se sacrifier pour les Français. Il a entendu l’appel :
 » La France est ta mère chérie,
Donne ton sang
Pour la Patrie « 
et s’est arraché à sa terre natale pour venir défendre ses camarades.  » Petit turco, grand soldat  » dit la chanson de Georges Sibre et Virgile Thomas (Petit Turco) en 1914 :
 » Quitte ta moukère aimante et fidèle,
Serre dans tes bras ton fils endormi,
Car là-bas sur les plaines de France
Où l’on t’attend,
Ton pays souffre  »
Et celui qui clame  » moi li venir servir la France «  dans  » Pan Pan l’Arbi «  ne manque pas de pousser le couplet du sacrifice :
 » Grand chef a dit : c’est pour la liberté,
J’ti donne’mon sang pour son indépendance,
J’ti donn’mon coeur pour la fraternité !  »
Même Bou-dou-ba-da-Bouh n’y coupe pas, lui aussi meurt au combat :
 » Oui, mais en mourant sur son coeur,
Il a pris sa bell’croix d’honneur.  »
Ces  » chansons nègres « , comme on les appelle à l’époque, servent plus que jamais la propagande patriotique. Non seulement elles proposent l’exaltation du sacrifice et du courage, mais elles le font sur un mode enlevé et humoristique. Le style nègre autorise toutes les onomatopées, un peu d’infantilisme et de naïveté, le langage petit nègre et surtout les allusions grivoises ;
 » Si Pruscot venir, moi coup’kiki,
Moi coup’kiki « 
rassure le tirailleur de Pan Pan L’Arbi. La flûte en acajou de Bou-dou-ba-da-Bouh se prête bien sûr à toutes les polissonneries :
 » Quand son régiment défilait
Au son joyeux des flageolets
Le Tout Tombouctou
Admirait surtout
Celui d’Bou-dou-ba-da-bouh ! « ,
à tous les fantasmes aussi :
 » Tout’s les femmes sont folles de lui,
Et c’qui m’désol’c’est qu’aujourd’hui
cell’s de Tombouctou doivent fair’joujou
avec Bou-dou-ba-da-bouh !  »
Et même si la fin de la chanson se voudrait plus grave, puisqu’un soldat de la légion vient annoncer à la jolie blonde la mort au combat de  » celui qui jouait si bien du flageolet « , il lui rapporte les reliques du tirailleur en disant :
 » Mam’zell’c’est pour vous,
C’était l’seul bijou
Du pauvr’Bou-dou-ba-da-bouh ! « 
Toujours contents et souriants,  » emportés  » par la musique, ces soldats d’Afrique ne donnent pas de la guerre une image sanglante et violente :
 » Hourrah ! Hourrah !
Moi suis bien content
quand le canon tonne  »
chante le soldat de Pan Pan l’Arbi. Et c’est le coeur léger que les bataillons de La Nouba courent à l’ennemi :
 » Le sourire aux lèvres
Et le coeur en fièvre
Les p’tits turcos
Mont’nt à l’assaut
sans soucis des pruneaux « .
Les chansons proposent un modèle physique de robustesse et de résistance du corps et du moral. On reconnaît bien dans les soldats de La Nouba ce  » tirailleur qui unit la solidité du roc à sa dureté  » (5) comme le décrivait en 1911 le capitaine Marceau :
 » Nos tirailleurs
Méprisant la chaleur
chantent des refrains, tous en choeur.
Ils s’en vont sur les routes blanches
L’air crâne et le front découvert
Pleins d’entrain et l’allure franche.  »
Soldats qui avancent avec un moral d’acier, les tirailleurs ne cèdent pas au découragement,  » dopés  » qu’ils sont par la musique qui ne les quitte pas comme doivent le faire ces chansons revigorantes pour les braves poilus. Ce que chante le refrain de La Nouba, c’est que ces braves soldats ne s’arrêtent jamais, ils sont remontés comme des mécaniques par les accents de leur musique :
 » Au son du fifre et des tambours
Les turcos se battraient toujours
C’est la Nouba pour laquell’meur’nt ces fiers sodats.  »
Et si  » le petit turcos  » à son tour, dans la chanson de Georges Sibre et Virgile Thomas sur une musique de Francis Popy,  » entre dans la danse en combattant au son de la Nouba « , c’est aussi au son de la Nouba qu’il rend l’âme :
 » Au son de la Nouba,
Petit Turco, grand soldat,
Héros de la France chérie,
Tu meurs, béni par la patrie  »
Même issue pour le fringant Bou-dou-ba-da-bouh :
 » Il fit son devoir jusqu’au bout…
Et dans un combat,
Il est mort là-bas,
Avec La Nouba ! Ah ! Ah !  »
Aussi, ne nous y trompons pas, ces chansons qui mettent en scène des tirailleurs, ne sont pas des chansons à la gloire des bataillons d’Afrique. Elles ne font qu’utiliser la figure du tirailleur comme un artifice plaisant. Baudruche bariolée qui fait fantasmer les filles pour rire ou grand gaillard qui n’a pas froid aux yeux et peut redonner du coeur au ventre des soldats en stimulant leur orgueil. Le sacrifice des 29 000 tirailleurs africains morts pour la France sera d’ailleurs complètement occulté en 1918 et il faudra attendre 1920 pour que l’on se ressouvienne de l’armée coloniale.
De même que les petites ballerines des boîtes à musique qui tournent sur elles-mêmes ne font pas la gloire des danseuses, le tirailleur musical sorti des chansons patriotiques ne saurait apporter la preuve d’une reconnaissance à l’égard des Africains morts pour la France.

1. Charles Mangin, La Force noire, Hachette, 1910, p.343.
2. Ibid., p.355.
3. Ibid., p.355.
4. Ibid., p.343.
5. Capitaine Marceau, Le Tirailleur soudanais, Paris, Berger-Levrault, 1911, p.3.
///Article N° : 1217

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