La parole souveraine

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Le dernier recueil du poète congolais Gabriel Mwènè Okoundji, paru fin février 2008 dans la Collection Paul Froment, est publié en édition bilingue français / occitan. Dans sa préface au recueil, le poète Joan-Pèire Tardiu raconte la rencontre entre la poésie née du tégué français de Gabriel Okoundji et celle des poètes de langue d’oc.

Les premières œuvres de Gabriel Mwènè Okoundji, poète congolais d’expression française, ont d’abord été publiées en langue d’oc, comme il aime à le rappeler lui-même.
Une singularité revendiquée, donc, mais quelque peu déconcertante, il faut bien l’avouer. En ce début de XXIe siècle, un poète africain d’expression française s’attache à faire paraître ses œuvres dans une langue définie, au moins dans les pages de mots croisés, comme « l’idiome parlé dans le sud de la France… au moyen âge ».
Si l’on s’en tient là, bien sûr, on risque de ne pas comprendre du tout la démarche de Gabriel Okoundji. Ou de l’interpréter comme une vague quête d’originalité, qui consisterait en l’occurrence à renchérir sur l’exotisme en conjuguant la référence à l’origine du poète et cette étrange mobilisation, chez le traducteur, d’une langue régionale résiduelle…
Le problème est que les « pseudo-évidences » de départ correspondent trop souvent à des schémas de pensée sans doute confortables mais littérairement ainsi que linguistiquement erronés, comme nous le verrons, même et peut-être surtout s’ils sont bien installés dans le contexte d’une certaine « francophonie ».
Disons au préalable que, de toute façon, la lecture du moindre vers de Gabriel Okoundji invalide totalement une telle approche.
Mais pour comprendre ce qui se joue ici sur le plan poétique – au cœur même de la dimension créatrice – et, de façon indissociable, sur le plan linguistique, il suffit en fait d’évoquer ce qui s’est réellement passé sur le chemin du poète, avec une portée tout autre qu’anecdotique.
Arrivé en automne 1983 à Bordeaux, à l’âge de 21 ans, le Congolais de langue Tégué Gabriel Okoundji, avide de culture, dépourvu des préjugés linguistiques si répandus chez nos compatriotes hexagonaux qui pensent que la diversité linguistique n’existe que chez les autres, rencontre lors de manifestations poétiques auxquelles il participe en Aquitaine – à Agen, notamment -, des poètes de langue française, certes, mais aussi d’autres poètes qui s’expriment dans une langue différente et dynamique, en écho vivant à un monde qui est le leur comme d’ailleurs celui de toute une partie des habitants des régions du sud de la France, de la Gascogne à Nice, aujourd’hui encore.
Par les impressions sonores qu’il en ressent et par les traductions françaises qu’il en entend, le poète congolais fait le lien avec son univers à lui, dans sa langue : le tégué.
Ce n’est donc pas un poète africain « francophone » résolu à s’en tenir à cette étiquette qui arrive.
Ce n’est pas non plus un idiome du moyen âge qu’il rencontre.
Ce n’est pas enfin un idiome « primitif » et archaïque qu’il porte en lui et qui le porte.
On comprend mieux maintenant la nature du « déclic » qui se produit alors chez le poète des racines qui sont envol, de la terre de Mpana qui est cosmos, du chant ancestral qui est chant d’éternité.
On peut parler, je crois, sans exagération d’une véritable commotion qui saisit le poète à l’écoute des mots occitans, si vieux et si neufs à la fois, si lointains et si proches, si « décalés » par rapport au français « attendu » et en cela même aussi, peut-être, si
« recentrés » créativement parlant.
Et, bien sûr, la réciproque est vraie.
Rencontrant pour la première fois la parole de Gabriel Okoundji, les poètes de langue d’oc saisissent tout de suite ce qui, dans ce dire, rejoint fondamentalement leur expérience de la création.
Dès 1991, Christian Rapin, homme de lettres, traduit immédiatement quelques poèmes qu’il transmet sans délai à Bernard Manciet, immense poète et écrivain gascon de la deuxième partie du XXe siècle. Manciet les publie aussitôt dans la revue Oc dont il est le rédacteur en chef.
Ce que les Occitans entendent en effet dans la poésie d’Okoundji, c’est tout simplement la grande force et le souffle incommensurable d’une langue qui monte du plus profond d’une terre, d’un peuple, et qui, au terme d’un parcours millénaire, aboutit à cette profération essentielle à hauteur d’univers.
Ce qu’ils entendent, dans ce français tégué du poète congolais, c’est leur langue d’oc elle-même, dans l’élan et la puissance élémentaire de ses siècles d’oralité, ses siècles d’existence occultée (après, cependant, l’éclatant moyen âge des Troubadours qui fonde toute la poésie européenne moderne).
Tout cela ne relève d’aucune extrapolation, tout cela a été dit de part et d’autre. Écoutons Gabriel Okoundji : « Les Occitans me lisent, ma poésie leur est accessible et ils l’apprécient […] parce que j’ai avec eux en commun une sensibilité à la parole souveraine. Ils connaissent la richesse du verbe et tiennent la parole pour un bien précieux qu’ils conservent avec précaution. » (L’âme blessée d’un éléphant noir, p. 52)
Et Bernard Manciet : « [La sagesse d’Okoundji] refuse le cartésianisme pour retrouver les chemins de légende ancestrale, dans le second horizon où parlent les morts aimés, les morts d’amour de bien autrefois, fussent-ils d’aujourd’hui. Ils parlent les langages égarés de nos vieilles races, proches ou lointaines, mais toujours plus intimes dans une même nuit vivante. » (Cycle d’un ciel bleu, p. 8)
Peu après, Manciet me confiait la traduction de quelques pages du poète congolais que je ne connaissais pas encore.
En vérité, j’appréhendais un peu l’exercice, pour des raisons d’ordre littéraire d’une part, et linguistique de l’autre. Je ne savais rien de cette œuvre, connaissais peu la littérature africaine, et n’aimais pas traduire à partir du français étant donné, paradoxalement, la proximité de la langue mais aussi les difficultés qu’elle présente, notamment par son « abstraction » (notre compatriote périgourdin Montaigne, comme les auteurs du XVIe siècle en général, qui n’hésitaient pas à parler du « voyager » ou du « dormir », échappant évidemment à cette remarque).
Or, dès mes premières tentatives de traduction, un phénomène singulier se produisait : je ne me retrouvais pas dans la proximité du français, malgré les apparences ; ma langue d’oc se pénétrait immédiatement du dire poétique à traduire ; les passages éventuellement plus abstraits étaient aussitôt rendus en occitan à un mouvement concret.
Audace cavalière de ma part, voire trahison ? Cette dynamique inhabituelle enclenchée, et confortée par la progression dans des pages qui se prêtaient merveilleusement à cette façon de traduire, je me posais bien sûr de plus en plus la question. Mais la réponse, aussi, devenait de plus en plus manifeste.
Tout simplement, je n’étais pas en train de traduire… du français. Ou, du moins, si l’on tient à une version moins provocatrice, un texte « installé en francophonie ». Ce déploiement dans l’espace, ce souffle, cette remontée mémorielle suscitaient en moi des résonances qui allaient bien au-delà du verbe français.
Plus tard, entendant Gabriel Okoundji lire ses textes, j’en eus la confirmation : le français – au demeurant superbe – du poète congolais était animé au plus profond de toute la parole tégué, cet « immense bain poétique » qu’évoque si justement l’auteur lui-même.
L’accompagnant dans son parcours, je ne pouvais que constater que cette langue d’oc de mon enfance – cette langue d’oc séculaire qui avait gardé les mots de Jaufré Rudel, disant encore l' »amor de lonh » (l’amour de loin) exactement comme le troubadour de Blaye le chantait au XIIe siècle, mais devenue désormais presque exclusivement langue d’oralité -, cet occitan des campagnes du XXe siècle, donc, se modelait littéralement, devançant souvent ma réflexion, sur le « grand dire », sur la parole ancestrale de Gabriel Okoundji.
Ainsi les manifestations de l’oralité dont les écrits du poète congolais ne sont que
« l’interprétation, l’adaptation, la traduction » – pour reprendre ses termes mêmes – coïncidaient parfaitement de langue à langue, de rythme à rythme. Comme originellement.
Par-delà les aléas de l’histoire et les malheurs de nos « petites » langues, qu’en déduire donc, sinon que les sources de la parole, au plus profond, restent les mêmes et ne peuvent jamais être taries.
Et peut-être est-il possible, au-delà même de l’oralité, d’y voir également la chance du dire poétique assuré d’une inextinguible permanence, à travers langues et siècles, lorsqu’il est ancré dans l’essentiel.
Dans l’essentiel, c’est-à-dire d’abord dans le silence initial, originel :
« Le silence est une épopée du commencement des commencements… », note le poète. Et la signification de ce silence, pour l’humanité, est claire : c’est
« une épopée qui demeure parole de tous. »
La poésie qui s’enracine en ce silence pourra alors prendre les chemins du monde, même si
« Rome n’est qu’une escale d’entre les escales, comme Bordeaux
comme Okondo-Éwo, comme… »
Comme le Portugal aussi, où, le temps d’une visite-vision, Gabriel Mwènè Okoundji swingue le fado sur la tombe du grand Pessoa :
« … et mon chant se fait langue portugaise, dans la clameur d’une prière à la terre et au feu. »
Ainsi tous les lieux du monde deviennent-ils les escales du chant, et toutes les langues du monde le chant du monde.
Y a-t-il, aujourd’hui, beaucoup de poésies plus universelles que celle-ci, issue de la terre de Mpana, au Congo, – celle d’un poète qui, au rythme du cœur ancestral, avance « dans les dimensions du monde » ?

Joan-Pèire Tardiu, préface de Prières aux ancêtres, recueil de poèmes de Gabriel Mwènè Okoundji).
Remerciements aux éditions Fédérop qui ont autorisé la publication de cette préface.
Prières aux Ancêtres, édition bilingue français / occitan. Collection Paul Froment n° 47 – 128 pages – ISBN : 978-2-85792-179-0. 18 euros – parution : fin février 2008
///Article N° : 7435

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