L’Unesco, organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, créée en 1945, s’est beaucoup consacrée à l’aide au développement en Afrique à partir des années 1960. Plusieurs projets ont été lancés consistant à utiliser la radio et la télévision en vue de l’éducation et du développement. La télévision communautaire au Sénégal comme la télévision éducative en Côte d’Ivoire témoignent des succès comme des difficultés de telles tentatives.
Au début des années 1960, l’idée d’utiliser la télévision pour favoriser l’éducation dans les pays en voie de développement est en vogue, et plusieurs projets de télévision éducative sont entrepris dans plusieurs pays d’Afrique (Kenya, Nigeria, Niger, Soudan), souvent afin de pallier le manque d’enseignants dans ces pays nouvellement indépendants. C’est dans ce contexte que l’Unesco s’intéresse de plus en plus à la radio et à la télévision éducatives dans les pays en voie de développement (1). L’institution lance à partir des années 1960 plusieurs projets de radio et de télévision éducatives ou communautaires en Afrique. Quelle contribution ces projets ont-ils apporté à l’éducation et au développement dans les pays d’Afrique ? Pourquoi l’engouement des années 1960-1970 a-t-il été suivi d’une désillusion ? Les projets lancés au Sénégal, au Ghana et en Côte d’Ivoire sont analysés ici.
En 1962, l’Unesco décide d’aider le gouvernement sénégalais à mettre en place un centre pilote d’éducation audio-visuelle (2). Ce projet débute en 1963. Il consiste en la mise en place d’une radio et d’une télévision dans la langue vernaculaire, le wolof (3).
Le projet de télévision communautaire s’efforce de s’adapter aux spécificités culturelles de la population africaine, et de donner l’initiative à cette population dans la réalisation même des programmes. Le film Ces dames de Camélia, produit par l’Unesco et l’ORTF en 1970, est représentatif de cette créativité et des efforts originaux déployés par l’Unesco pour donner l’initiative aux populations, en respectant leur culture ; il est réalisé à la fois par un Français et par des Sénégalais. Le titre du film désigne les femmes de la petite cité ouvrière de Camélia, à la périphérie de Dakar. Cette communauté de 300 personnes, dont les hommes sont ouvriers d’une importante manufacture, connaît des conditions de vie difficiles et n’est pas du tout intégrée aux couches socialement plus élevées de l’agglomération. Le projet de télé-club lancé par l’Unesco obtient du succès auprès des femmes de cette cité, tirant parti du groupe qu’elles formaient déjà en se réunissant régulièrement le soir, sous les arbres ou dans le local de la Croix-Rouge. Des séances de télé-club sont dès lors organisées tous les soirs, dans la maison du délégué de quartier, présentant aux femmes des programmes portant sur l’hygiène, la musique, la danse, les légendes et l’histoire du Sénégal, et les actualités. Sur l’impulsion de l’Unesco, certaines femmes écrivent et jouent des saynètes en langue vernaculaire traitant des problèmes de leur vie quotidienne et de leur condition sociale. Des experts de l’Unesco filment ces saynètes pour les projeter ensuite auprès des autres femmes. L’objectif est de susciter des discussions et des débats, de les amener à une prise de conscience et à une volonté d’agir pour améliorer leur condition sociale et aussi pour préserver leur identité culturelle. Le documentaire Ces dames de Camélia présente des extraits de ces saynètes. L’une d’elles traite des problèmes dans les relations entre les co-épouses, elle montre leur animosité irréductible et le rôle de conciliation de la doyenne. Une autre saynète vise à convaincre de l’inutilité de l’action du marabout pour guérir un bébé malade, et souligne en comparaison l’efficacité du médecin de l’hôpital. Le documentaire montre les réactions animées des femmes de la cité à la projection de ces saynètes et les réflexions que celles-ci font naître en elles. L’Unesco a pour principe de ne pas influencer directement ces femmes dans le cours de ces réflexions et dans la réponse à leurs interrogations. « Comment résoudront-elles ce problème ? C’est à elles d’en décider », affirme le commentaire, qui insiste bien sur l’idée que l’Unesco n’entend pas imposer aux femmes sénégalaises des solutions toutes faites. Henry Cassirer, fonctionnaire de l’Unesco, observe que ces émissions de télévision en wolof ont obtenu un « succès énorme » dans la population ouvrière des « quartiers les plus pauvres » de Dakar, mais qu’elles n’ont pas touché les couches plus aisées de la population, qui aspiraient à l’occidentalisation et dont le modèle était la culture française, et qui, à ce titre, n’avaient que mépris pour des émissions en wolof (4).
Malgré l’apparent succès de ces télé-clubs auprès des femmes ouvrières de Dakar, on peut s’interroger sur la réelle utilité de ce projet : remplacer les réunions traditionnelles des femmes par des émissions de télévision n’a-t-il pas eu pour effet de contribuer à une érosion des cultures traditionnelles, c’est-à-dire au résultat inverse de celui que recherchait l’Unesco ? Par ailleurs, les thèmes des saynètes révèlent l’ambiguïté consubstantielle à ce projet de l’Unesco, partagé entre l’objectif d’encourager une évolution des mentalités et celui de préserver les traditions africaines.
Dans l’ensemble, le projet de télévision mis en place par l’Unesco a échoué, et cet échec s’explique selon Henry Cassirer, par l’hostilité des Français ainsi que de l’élite intellectuelle sénégalaise, qui auraient préféré une télévision en langue française. Le projet n’a eu de succès que dans quelques-unes des banlieues les plus pauvres de Dakar, comme celle de Camélia (5).
En revanche, la « radio rurale éducative » mise en place par l’Unesco en langue vernaculaire, Diiso (mot wolof signifiant « dialogue » (6)) a selon Henry Cassirer mieux fonctionné, car elle n’a pas suscité d’opposition de la part des Français et des élites urbaines : en effet la radio, moins chargée d’enjeux politiques (7), intéressait beaucoup moins les Français que la télévision.
Cependant, dans ce projet de radio communautaire, un problème s’est posé : la difficulté à constituer des groupes d’écoute. Il s’est révélé difficile de trouver des animateurs autochtones bénévoles et compétents pour animer les groupes. Rétrospectivement, Cassirer estime que dans les années 1960, il a sous-estimé la difficulté à créer une audience collective dans les pays en voie de développement. Il observe que ce problème s’est accentué par la suite, quand les populations ont eu la radio à domicile. En effet, les gens ne voulaient plus se déplacer pour participer à un groupe d’écoute, l’écoute individuelle s’est alors imposée (8).
Dès 1959, l’Unesco envoie un expert au Ghana pour contribuer à développer les radios scolaires (9). C’est surtout en 1964-65 que l’organisation intensifie ses efforts en la matière, menant dans ce pays une « expérience de tribune radiophonique au service du développement rural » (10). Selon Henry Cassirer, ce projet a fonctionné avec brio et a profité de l’expérience acquise dans un autre projet mené en Inde, All India Radio. Il estime que ce succès est dû en partie au soutien que lui a accordé le dirigeant N’Krumah, qui avait pris conscience de la possibilité et de l’importance de toucher les masses, et qui a beaucoup encouragé sa réalisation. En revanche, ce projet a souffert de la rivalité entre les ministères de l’Information et de l’Agriculture, qui a conduit à l’obstruction de la part du ministère de l’Agriculture.
Un des principaux problèmes auxquels s’est heurté ce projet est l’existence de nombreuses langues vernaculaires au Ghana. Mais l’Unesco s’est efforcée de s’y adapter, en réalisant des programmes de radio dans différentes langues vernaculaires. Henry Cassirer estime que ce projet a développé un « esprit d’échange avec des audiences paysannes dans leurs différentes langues locales », esprit qui est « resté bien vivace bien après la chute de N’Krumah » (11).
En 1961, sous l’impulsion du ministère de l’Information de Côte d’Ivoire, est créée la « société ivoirienne de cinéma », qui a pour but de produire des actualités cinématographiques et des films documentaires et d’enseignement. La Côte d’Ivoire demande les services d’un expert de l’Unesco (12). M. Vignes est envoyé par l’Unesco à partir de 1962. Il forme des journalistes ivoiriens et supervise la production de moyens visuels (films fixes, photos, affiches, brochures), et des émissions de radio et de télévision éducative, dans le cadre du centre audio-visuel créé en 1963 (13). À partir de 1964, le gouvernement de Côte d’Ivoire, avec l’aide bilatérale du gouvernement français, établit une station de télévision expérimentale en circuit fermé, qui mène des expériences d’alphabétisation, avec l’aide d’un autre expert, Jean Meyer (14). Ce dernier s’efforce de créer des télé-clubs et d’obtenir l’adhésion de la population via : la création de groupes de réception dynamiques, la formation d’animateurs, l’accès aux studios pour les habitants, le tournage d’une partie des émissions dans les villages mêmes, et enfin par la mise en place de camions mobiles, assurant la liaison entre les différents télé-clubs et les organisateurs du projet (15). Cependant, le projet de télé-club stagne et échoue. En cause, des problèmes pratiques sur le terrain que le concepteur du projet, Henry Cassirer, basé au siège de l’Unesco à Paris, ne peut pas percevoir ni résoudre (16).
A la suite de ces premières tentatives, est lancé en Côte d’Ivoire un programme beaucoup plus ambitieux : le « programme d’éducation télévisuelle » (PETV), mené de 1969 à 1981 (17). Le PETV donne lieu à la mise au point d’émissions scolaires, produites à partir de 1971 dans un studio de télévision, et à la fourniture de téléviseurs aux écoles primaires. Le nombre d’élèves concernés par cet enseignement augmente de manière impressionnante entre 1971 et 1977 ; parallèlement est mené dans une école normale télévisuelle un programme de recyclage des enseignants pour les former à cette méthode. Le projet donne lieu à la mise en place d’énormes installations, très coûteuses. Pendant l’année 1971-72, l’éducation télévisuelle est appliquée dans 447 écoles, et touche au total 22 500 élèves (18). En 1980, il y a 15 635 classes télévisuelles, rassemblant 615 743 élèves, soit 80 % de la population scolaire du pays (19).
L’objectif de développement économique est primordial dans ce projet. Il s’agit de contribuer à réduire l’exode rural (20), d’apprendre à chaque enfant « un métier utile au progrès du pays » (21). Le PETV a aussi pour objectif d’uniformiser l’enseignement à tout le pays, dans une perspective de consolidation de l’unité nationale, de centralisation et de renforcement de l’identité nationale, notamment dans le but de gommer les disparités et clivages entre villes et campagnes et entre les quelques 60 groupes ethniques qui composent le pays (22). Parallèlement, Jean-Claude Pauvert souligne que les émissions réalisées ont été attentives à s’adapter aux particularités culturelles régionales et à les préserver (23).
La méthode employée est intéressante par son caractère novateur et ses efforts d’attractivité : dans les émissions destinées à l’alphabétisation, des enfants vêtus chacun d’un costume portant une lettre dansent sur un thème musical, puis se mettent les uns à côté des autres, formant ainsi des syllabes que les élèves télévisuels doivent alors crier en chur. Les émissions visent à stimuler l’expression orale des enfants et leur créativité. L’instituteur doit animer ces séances et noter les réactions des enfants aux émissions, puis envoyer ces données aux responsables du projet.
Cette méthode, sujette à quelques défauts, a en fait entraîné des difficultés dans sa mise en pratique par les instituteurs. Les émissions, jugées trop rigides (24) ont également été critiquées pour leur caractère insuffisamment africain. Si elles ont permis aux élèves « télévisuels » d’acquérir un meilleur niveau en ce qui concerne le français oral, elles ont dévalorisé le niveau de l’écrit, par rapport aux élèves formés de manière traditionnelle. Par ailleurs, le système de la promotion automatique, c’est-à-dire la suppression des redoublements, introduit dans le cadre de ce programme, a aussi suscité des dérives. s’il a momentanément réduit le taux des déperditions scolaires, il a causé un afflux d’élèves voulant entrer dans l’enseignement secondaire, où il n’y avait pas assez de place pour les accueillir, et pour lequel ils n’avaient souvent pas le niveau. Ainsi un grand nombre d’enfants, après avoir accompli le cycle primaire télévisuel, se sont retrouvés marginalisés (25).
Lancé avec l’enthousiasme et l’espoir de généraliser à tout le pays l’enseignement télévisuel (26), ce projet rencontre d’importants problèmes techniques et se heurte à de fortes oppositions, notamment de la part des enseignants – avec l’enseignement télévisuel, le maître perd en effet de son prestige et de son autorité – et de l’élite intellectuelle et francophone de Côte d’Ivoire (27), qui signent son abandon en 1981. Selon plusieurs anciens fonctionnaires de l’Unesco, le PETV a eu des résultats peu concluants, peu tangibles. Pour Henry Cassirer, cet échec serait dû au caractère paternaliste de l’influence du gouvernement français ? A contrario pour Jean-Claude Pauvert, qui a participé activement à sa mise en uvre, il serait dû à des causes extérieures, et si on l’avait laissé se poursuivre, il aurait réussi (28).
L’Unesco a donc mené des efforts importants pour mettre les moyens d’information et de communication au service de l’éducation et du développement en Afrique. Elle a dans ce cadre réalisé des projets souvent originaux et novateurs, comme la radio et la télévision communautaires au Sénégal, la tribune radiophonique au Ghana, et le programme de télévision éducative en Côte d’Ivoire. S’ils se sont heurtés à des difficultés et n’ont pas obtenu tous les résultats désirés (29), ces projets ont néanmoins constitué un apport intéressant dans le cadre de la réflexion sur l’éducation et le développement. Après plusieurs échecs, l’enthousiasme au sujet de ces méthodes diminuera dans les années 1980. Les années 1960-1970 constituent donc l’âge d’or de ces tentatives.
1. Archives Unesco, ED/ACDOC/1, 10 juill. 1964, 11 p. ; ED/ACDOC/4, 20 juill. 1964, 26 p. ; ED/ACDOC/3, 20 juill. 1964, 11 p., p11.
2. H. Cassirer, Un siècle de combat pour un monde humaniste, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 136-137. Pierre Fougeyrollas, La télévision et l’éducation sociale des femmes ; premier rapport sur le projet pilote Unesco-Sénégal à Dakar, Paris, Unesco, 1967.
3. Interview téléphonique d’Henry Cassirer par Chloé Maurel, janvier 2003.
4. Archives Unesco, Film n° 129, 1970, réalisé par René Blanchard, Papa Tafsir Thiam, et Seydou Diagne ; Henry Cassirer, Un siècle de combat
, op. cit., p. 136-139.
5. Archives Unesco, Film n°129, Ces dames de Camélia, coproduction Unesco/ORTF, 1970, réalisé par René Blanchard, Papa Tafsir Thiam, et Seydou Diagne. Henry Cassirer, Un siècle de combat
, op. cit., p. 136-137.
6. Henry Cassirer, Un siècle de combat
, op. cit., p. 138, 140 ; interview Cassirer.
7. Interview Cassirer ; Henry Cassirer, Un siècle de combat
, op. cit., p. 137, 140. M. Bourgeois, Radio-télévision éducative, Sénégal, janv. 1966-juin 1973, 3032/ RMO. RD/ COM (archives Unesco).
8. Interview Cassirer ; Henry Cassirer, Un siècle de combat
, op. cit., p. 144-145 et 208-209.
9. N. Gaudant, La politique de l’Unesco pour l’alphabétisation en Afrique occidentale (1946-1960), maîtrise d’histoire des relations internationales, 1990, p. 158-160.
10. Une expérience africaine de tribune radiophonique au service du développement rural, Ghana, 1964-1965, Paris, Unesco, 1968.
11. Henry Cassirer, Un siècle de combat
, op. cit., p. 207-209 ; interview Cassirer.
12. Archives Unesco, 307 (666.8) TA : rapport semestriel de H. Vignes, IVOREM 2, 24 juin 1963, 9 p., p. 7 ; lettre de Th. Diffré à Maheu, 21 fév. 1962.
13. 307 (666.8) TA : lettre de Henri Vignes à Pierre Navaux, 21 juill. 1962 ; doc. 1963-64 program long-term project data sheet : développement de la production et de l’utilisation des moyens audio-visuels, Côte d’Ivoire.
14. 371.67 (666.8) TA : doc IVOREM 1 (Rev.), 11 mars 1964 : poste d’assistance technique, expert en télévision éducative ; lettre de Jean Meyer à Henry Cassirer, 21 juin 1965.
15. 307 (666.8) TA : lettre de Cassirer à Meyer, 14 mai 1965.
16. Archives Unesco, 371.67 (666.8) TA : lettre de Cassirer à Meyer, 19 août 1965.
17. I. Marçais, La politique de l’Unesco vis-à-vis des enseignements primaires et secondaires généraux dans les pays francophones de l’Ouest africain de 1960 à 1980, maîtrise d’histoire, 1993, p. 93-99. André-Jean Tudesq, L’Afrique noire et ses télévisions, Paris, INA, Anthropos, 1992, p. 167-168.
18. André-Jean Tudesq, op. cit., p. 167.
19. Télévision didactique, par Max Egly, Paris, Edilig, 1984.
20. I. Marçais, op. cit., p. 93-99.
21. Archives Unesco, Film n°7, The Ivory Coast Experiment, 1972.
22. Programme d’éducation télévisuelle 1968-80, p. 86, cité dans H.P. Sagbohan, L’Afrique noire francophone et l’Unesco de 1960 à nos jours, thèse de doctorat, Paris I, Institut d’histoire des relations internationales contemporaines, 1979, p. 229-231 ; I. Marçais, op. cit., p. 93-99.
23. Interview de Jean-Claude Pauvert par Chloé Maurel, 3 mars 2004.
24. Film n° 7, 1972.
25. I. Marçais, op. cit., p. 93-99.
26. André-Jean Tudesq, op. cit., p. 167-168. Interview Pauvert ; Max Egly, op. cit. ; film n°7, 1972.
27. H.P. Sagbohan, op. cit., p. 229-231 ; archives diplomatiques américaines, Subject numeric file, 1970-73, special organizations, box 3225 : airgram de Watson au département d’état, 13 mai 1971, p. 6-7 ; I. Marçais, p. 93-99.
28. Interviews Cassirer, André Lestage (24 février 2003) et Pauvert ; Lien-Link n°83 : « De Bucarest à Abidjan : un itinéraire atypique », par E. R.
29. André-Jean Tudesq, op. cit., p. 164-166.///Article N° : 9977