La représentation de la femme dans les cinémas d’Afrique noire

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Intervention d’Olivier Barlet lors de la table ronde « Femmes et cinéma – femmes au cinéma » organisée par le Festival international du film de Salé le 11 septembre 2004.

Voici que des femmes cinéastes ont parlé et ce sont maintenant des critiques hommes qui prennent la parole ! Second paradoxe : c’est un critique blanc pur talc qui est chargé de parler de la représentation de la femme dans les cinémas d’Afrique noire. Alors continuons sur les paradoxes : ce cinéma essentiellement fait par des hommes passe souvent par des femmes pour interroger la virilité de la société. De toutes les figures de femmes brimées aux héroïnes de Ceddo ou Sarraounia, je ne ferai pas un catalogue des films où les personnages de femmes sont les plus marquants mais vous invite plutôt à partager mes interrogations sur la question de la représentation de la femme dans cette cinématographie.
Marginalité
« Nanyuma, nous enfantons le monde et il nous violente ; patience et résignation sont nos recours ! » dit une femme de Finzan (Cheikh Oumar Sissoko, Mali, 1989) : les cinéastes dénoncent volontiers l’injustice faite aux femmes. Alors que la modernité fragilise le patriarcat, la femme représente la perpétuation de cette émulation qui fait la valeur du village traditionnel. Les films lui rendent volontiers hommage en montrant son endurance et son courage au travail, et se font documentaires pour s’attarder sur les gestes qui font son labeur quotidien. Le Fespaco de 1995 rendait ainsi hommage à la femme africaine mais cet hommage n’était pas sans ambiguïté : la femme ainsi considérée est souvent davantage objet que sujet, objectivée par l’homme mais non comme une subjectivité autonome. Le discours sur la femme lui reste étranger. Comme le souligne Momar Désiré Kane, (1) « on chante sa beauté, son courage, sa patience, sa présence indispensable mais elle est surtout la grande silencieuse. Sa marginalité repose sur la difficulté d’accéder à la parole autonome et à l’expression de soi. Elle débouche sur une errance physique et morale. »
L’exemple du magnifique film d’Ababacar Samb Makharam Kodou (Sénégal, 1972) est à cet égard remarquable. Cette femme n’a pas le courage de subir l’épreuve du tatouage de la lèvre supérieure imposée aux jeunes femmes comme passage à l’état adulte, est ainsi rejetée par le village. Solitude, mépris, vexations : elle devient folle. Passe un étranger qui l’emmène en ville à l’hôpital psychiatrique des Blancs, sans grand effet. Son retour au village sera marqué par un rituel traditionnel de guérison par la réintégration dans le cercle de la communauté. André Gardies et Pierre Haffner ont montré comment le film fonctionne, construit sur des cercles qui se franchissent ou non. (2) Kodou pose comme bien d’autres films la question de la référence à la communauté dans la gestion de son corps ou bien du choix individuel de gérer son plaisir et sa souffrance. Il montre cruellement que la femme doit souffrir dans sa chair pour ne pas être exclue, comme le fait la Tchadienne Zara Mahamat Yacoub dans son documentaire Dilemme au féminin où le cercle des femmes entoure la jeune fille en train d’être excisée et chante : « Si tu pleures, on ne chantera pas pour toi ».
C’est donc dans un cadre où l’expression individuelle est tenue pour une déviance que l’adulation de la femme est possible.
Rébellion
Dans les films pourtant, la femme est surtout celle qui se soulève, qui refuse un ordre établi qui la réduit. Comme je le signalais dans mon ouvrage sur les cinémas d’Afrique, (3) la femme trahit ainsi une origine : elle quitte le cercle des règles traditionnelles. « Pour réussir, il faut savoir trahir », disait déjà Soma dans Yeelen (Souleymane Cissé, Mali, 1987). Car cette infidélité est source de vie : à quoi est-elle fidèle quand elle trahit sinon à son origine même, cette autre origine, ces valeurs qu’elle ressent en elle-même ? Son infidélité à une identité qui se fige dans des règles conservatrices d’exploitation de la femme n’est-elle pas une fidélité à sa propre identité, celle d’une femme vivante, capable d’aimer et de donner la vie ? Son exemple est dès lors valable pour toute la société.
Mais voilà que ça se gâte : se révoltant contre sa condition, la femme brise le consensus social qui détermine sa condition. Son infidélité ouvre une telle brèche dans le jeu des intérêts en place que le groupe s’unit pour casser son énergie vitale et la faire rentrer dans le rang. Le village est alors confronté au drame que provoque son obstination : c’est dans la fuite ou dans la mort que la femme doit trouver refuge. Mossane (Safi Faye, Sénégal 1996) est si belle que même les enfants succombent et laissent tomber leur ballon : « Dès qu’ils la voient, ces deux-là, ils la suivent et le match est foutu ! ». La trame classique du mariage forcé par intérêt pour la dot se met vite en place quand sa mère perçoit qu’elle est sensible aux charmes de Fara, un étudiant démuni : « Quand la terre ne produit rien, il n’y a plus de morale ». Seule la grand-mère est lucide : « Mossane n’est pas heureuse. On ne brûle pas un arbre qui porte des fruits ! » Elle ne sera pas écoutée : le mariage est consommé, malgré la révolte de Mossane. Elle n’a plus qu’à s’enfuir, mais doit passer par Mamangueth, le bras de mer qui, s’il pouvait parler, dirait tout ce qu’il a déjà vu…
Le dernier long métrage du Malien Adama Drabo Taafe Fanga (Pouvoir de Pagne, 1997), reprend une légende dogon sur l’arrivée du masque sur la terre. Une femme s’accapare le masque : les hommes prennent peur et les femmes opprimées en profitent pour reprendre le pouvoir. En utilisant une légende pour plaider pour la reconnaissance du rôle de la femme dans les sociétés africaines et pour plus d’égalité entre les sexes, le cinéaste puise dans sa culture originelle la source d’une certaine modernité. L’égalité ne signifie-t-elle pas instruction, autonomie, individualisation, et donc mise en cause du contrôle collectif de la communauté et du patriarcat ?
Égalité
L’égalité : le grand mot est prononcé, objet de toutes les revendications. Un sous-entendu manifeste se répand dans nombre de films, notamment documentaires : l’égalité, l’accession par les femmes à des responsabilités réservées jusqu’ici aux hommes, résoudrait bien des problèmes. On entend même des cinéastes affirmer que le monde devrait être dirigé par des femmes. Mais comme le souligne Ken Harrow (4), en quoi la femme ministre qui roule en limousine dans Femmes aux yeux ouverts d’Anne-Laure Folly (Togo) se comporte-t-elle différemment qu’un ministre homme ? En quoi les Nana Benz, ces femmes qui dominent le commerce de tissu des marchés béninois par exemple et roulent en Mercedes, d’où leur appellation, remettent-elles en cause les structures de redistribution des richesses dans la société ? L’égalité ne pose pas la question de la remise en cause de l’ordre établi.
Il nous faut donc aller plus loin. À cette étape, citons Simone de Beauvoir (Le Deuxième sexe) : « Quand un individu ou un groupe d’individu est maintenu en situation d’infériorité, le fait est qu’il est inférieur ; mais c’est sur la portée du mot être qu’il faudrait s’entendre ; la mauvaise foi consiste à lui donner une valeur substantielle alors qu’il a le sens dynamique hégélien : être, c’est être devenu, c’est avoir été fait tel qu’on se manifeste ». Voilà qui nous suggère que la question de la condition féminine n’est pas séparable du patriarcat qui la conditionne, que le problème pour la femme est de prendre la parole pour se dire dans sa condition, au sens proprement historique du terme, de puiser dans le grenier du souvenir pour révéler et partager son expérience. Comme le dit la réalisatrice burkinabè Franceline Oubda dans Cinéma d’Afrique au féminin de Betti Ellerson (des extraits d’interview réalisés pour son émission de télévision et repris dans son livre Sisters of the Screen), « la femme est la mieux placée pour traiter de la femme ». Nul autre que la femme véritable, celle qui l’est par son corps, ne saurait traduire la féminité en termes d’expérience et de souvenir. Comme le disait Ahmadou Hampâté Bâ : « Quand la chèvre est présente, point besoin de bêler à sa place », en notant bien qu’il ne parlait pas des femmes mais des Africains en général.
Spécificité
« J’ai une sensibilité féminine, mais comment différencier une spécificité africaine là-dedans ? » se demande la réalisatrice nigériane Ngozi Onwurah dans le film de Betti Ellerson. C’est effectivement quand on cherche à dégager des spécificités qu’on s’enferme ou enferme l’Autre dans une différence correspondant davantage à ce qu’on a besoin qu’il soit. Dans Romancières du continent noir (Hatier), Sonia Lee note que la plupart des femmes de lettre africaines rejettent l’étiquette féministe pour refuser d’être enfermées dans un carcan idéologique qu’elles n’ont pas contribué à formuler : « A la différence des auteures occidentales qui ressentent souvent l’acte d’écrire comme une exploration du moi, les femmes de lettre africaines vivent fréquemment l’écriture comme une maternité, c’est-à-dire comme une contribution à la communauté ». Cette intuition me semble pouvoir s’appliquer aussi au cinéma. Mais cela suppose de restaurer une image positive de la femme, un regard différent. Dans le film de Betti Ellerson, la productrice kenyane Catharina Wangui Muigai dénonce ce que trimbale le cinéma en terme d’image de la femme : faible, stupide ou sex-symbol. Anne Mungai, réalisatrice kenyane, note qu’on la trouve souvent cuisinière, domestique, esclave, qu’elle pleure ou est enceinte : « Je fais des films sur comment elle surmonte ses problèmes, comme dans Saïkati ».
Tout est dans la manière. Les auteurs de la Négritude, dans leur recherche d’universalité, n’ont jamais traité de la condition féminine mais de la femme comme matrice : c’est elle qui motive le verbe poétique. Elle est la terre mère amante qui prévient l’homme de déserter sa race. La déesse nègre de Senghor répond aux sirènes de l’Occident, indifférentes à la quotidienneté. « Une mythisation que Simone de Beauvoir n’a de cesse de dénoncer comme expression ultime du pouvoir de l’homme », rappelle Momar Desiré Kane : « Si puissante que la femme paraisse, c’est à travers des notions créées par la conscience mâle qu’elle est saisie ».
À l’opposé, une représentation réaliste de la femme au cinéma lui restaure cette quotidienneté. Ousmane Sembène ne cesse de la mettre en lumière jusqu’à ses dernières œuvres comme Faat Kiné ou Moolade, au même titre que les autres formes d’oppression. Il oppose des figures de mâles dominants, comme El Hadji dans Xala, éternel absent qui ne s’attache les femmes ou ses enfants que par l’argent. L’africanité qu’il revendique justifie ses désirs.
Contradictions
Mais la vision réaliste n’est-elle pas elle aussi finalement réductrice ? Explorons encore.
Il n’est a priori pas besoin d’être une femme pour mettre en exergue le fait qu’elle demeure la victime de la loi masculine. « J’ai vu un film sur la femme algérienne réalisé par un homme avec une sensibilité féminine, note la réalisatrice burkinabè Regina Fanta Nacro dans le film de Betti Ellerson : il n’y a pas de différence, seulement une sensibilité humaine ». C’est cette même sensibilité qui a poussé Fanta Nacro à réaliser La Nuit de la vérité (2004)sur la question des atrocités dans les conflits, qui est d’ailleurs le seul long métrage de fiction fait par une femme en Afrique noire depuis cinq ou six ans !
En rapportant dans Bal Poussière (1988) comment Demi-dieu, un riche villageois, prend une sixième épouse mais se trouve ainsi confronté à une fille moderne et délurée, Duparc s’attaque de front à la polygamie. Bal Poussière démonte par le rire les côtés pervers de la polygamie. Pour éviter les jalousies et les rivalités des femmes entre elles, caractéristiques des situations polygames puisque les agressions ne peuvent être dirigées contre le mari, Demi-dieu organise soigneusement la rotation, ramenant la femme à la seule mise en exploitation de son corps. Ses femmes n’ont accès ni à la vie publique ni au savoir et au pouvoir, respectant ainsi la hiérarchie entre les sexes. Si une femme veut résister, ce ne peut être qu’en se refusant à son mari, ce qui la ramène à son rôle d’objet sexuel. Et comme cela suppose aussi qu’elle soit choisie et donc séductrice, la femme est prise à son propre piège : en luttant contre un ordre, les femmes en reproduisent en même temps le cadre idéologique.
Ce type d’ambiguïté en forme de cercle vicieux est caractéristiques de la condition de la femme : brimée, elle espère que son fils jouira un jour des privilèges et du prestige et pourra ainsi racheter ses souffrances. Elle induira ainsi par son éducation le machisme caractéristique de la société.
L’acte poétique
On perçoit l’importance de dépasser la simple dénonciation d’une oppression. Cela n’est possible que par la représentation au sens proprement cinématographique du terme : ne pas prendre comme sujet les problèmes des femmes (discours obligatoire et légitimé qui finalement ne dérange plus grand monde) mais la femme elle-même. En exposant la condition féminine, Safi Faye, Sarah Maldoror, Anne-Laure Folly et tant d’autres dans le documentaire centrent leurs films sur l’alternative que représente l’affirmation d’une pensée et de valeurs autres. Mais c’est surtout le témoignage intime qui ouvre à une vision aporique ne donnant pas les solutions mais révélant les contradictions et les tensions. On met alors le spectateur dans l’embarras, ouvrant au doute, à la mobilisation de la réflexion. Ce type de films sont dynamiques, ils problématisent plutôt qu’ils ne décrivent, montrent ou démontrent. N’est-ce pas ainsi que s’élargissent les espaces du possible ?
La condition féminine sous « la dictature des couilles » (Calixthe Beyala) induit la solitude, la marginalité, l’errance sentimentale et morale, autant de voies pour se pencher sur la condition humaine universelle. Pour Sylvie Kandé, c’est dans le déracinement que s’enracine le poème. C’est un nouvel espace créatif qui s’ouvre, qui permet à toutes et tous d’accéder aux ponts de la compréhension.
Simone de Beauvoir (toujours dans Le Deuxième sexe) indiquait : « Il y a de profondes analogies entre la situation des femmes et celle des Noirs ». Arthur Rimbaud notait que la révolte contre la Raison brandit toujours le mot nègre, que la féminité se réclame d’une autre langue, d’un autre langage car elle se sent « nègre ».
Ce parallèle avec la condition des Noirs nous mène toujours à la même conclusion : il n’est pas spécifique aux femmes de manifester une parole, une écriture émancipée revendiquant la marginalité et l’errance comme nouvel espace d’expression de soi dans la modernité, comme nouvel espace de représentation, mais c’est la voie qu’elles choisissent notamment en littérature, leur accès au long métrage de fiction demeurant difficile. Cependant, dans les documentaires récents, Contes cruels de la guerre de la Congolaise Ibéa Atondi et du Mauritanien Karim Miské ouvre par exemple des voies poétiques subtiles autour du traumatisme de la guerre civile au Congo. De même, Traces, empreintes de femmes de la Sénégalaise Katy Léna Ndiaye fait résonner de nouvelle façon par le montage et la musique les témoignages et la rupture des générations.
Si l’opposition masculin-féminin peut être présente, elle est dépassée par une réflexion globale où c’est l’acte poétique lui-même qui en appelle à se voir en face pour rééquilibrer partout le masculin et le féminin, et c’est sans doute là que se construit l’avenir du monde.

1. dans son récent livre Marginalité et errance dans la littérature et le cinéma francophone contemporains (L’Harmattan 2004, Paris, collection images plurielles).
2. dans Regards sur le cinéma négro-africain, OCIC, Bruxelles, 1987.
3. Les Cinémas d’Afrique noire : le regard en question (L’Harmattan, Paris, 1996).
4. Dans African Cinema : post-colonial and feminist readings (AWP, 1999), dans son article « Women with Open Eyes, Women of Stone and Hammers : Western Feminism and African Feminist Filmmaking Practice ».
///Article N° : 8345

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