La Rivière sans fin (The Endless River), d’Oliver Hermanus

La violence et après ?

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Présenté après Venise et Toronto aux Journées cinématographiques de Carthage où il a reçu le Tanit d’argent, le troisième long métrage d’Oliver Hermanus va au fond du trouble sud-africain.

Riviersonderend, c’est ainsi que s’appelle en afrikaans le bled de la province du Cap occidental où démarre le film et qui lui donne son titre évocateur. Référence au temps qui coule tandis que les hommes s’affrontent ? Prise de distance en tout cas, en accord avec ce qu’accomplit Oliver Hermanus avec ce troisième long métrage : tourner le dos au naturalisme. Shirley Adams (2009) décrivait le combat d’une mère pour empêcher son fils de se suicider, tétraplégique des suites d’une balle perdue. La caméra collait au dos de cette femme, comme les frères Dardenne l’avaient fait dans Rosetta ou Gus van Sant dans Elephant. Avec Beauty (2011), Hermanus mettait cruellement en scène le désir homosexuel réprimé au sein de la communauté afrikaner. En renouvelant son cinéma de fulgurante façon avec The Endless River, le jeune Oliver Hermanus s’affirme ces dernières années comme l’un des cinéastes sud-africains les plus marquants.
Avec un générique en paysages, musique violoneuse et titres dignes d’un western américain de la grande époque s’ajoutant au titre même du film et au cinémascope, cette sortie du naturalisme est revendiquée haut et fort, non sans ironie et intelligence car cela lui permet de placer son sujet, la violence sournoise issue de l’apartheid, sur un autre terrain que celui d’un amer constat ou d’une plainte sans suite. Si la question de la revanche est directement posée par Gilles (Nicolas Duvauchelle), un expatrié français qui va perdre toute sa famille dans un rite d’initiation orchestré par un gang local, le film se focalise sur le dépassement de ce thème à travers son idylle avec Tiny (Crystal-Donna Roberts), la femme du supposé meurtrier (Clayton Evertson).
Car ce film est d’une absolue pertinence pour comprendre les enjeux à l’œuvre en Afrique du Sud aujourd’hui, vingt ans après l’apartheid. Sans doute serait-il à rapprocher de Disgrâce, ce percutant roman de John Maxwell Coetzee adapté au cinéma par Steve Jacobs (cf. [critique n°75] sur le livre et [critique n°9152] sur le film) : là aussi une agression perpétrée sur une Blanche par des Noirs, là aussi un viol, là aussi une violence qui fait suite à celle de la ségrégation, là aussi le poids terrible du passé. Et dans les deux cas, une histoire profondément dérangeante. Mais alors que dans Disgrâce, la Blanche Lucy s’accommode de l’oppression par les Noirs comme d’un retournement de l’Histoire tandis que son père tente d’expier sa propre déchéance, dans Endless River, les victimes sont des immigrés français pour mieux se concentrer sur le rapprochement du Blanc Gilles et de la Noire Tiny soudés par la douleur du deuil et la perte des repères. Ils ne pourront qu’errer à la recherche d’un improbable avenir.
En mettant ainsi de côté la culpabilité historique du Blanc puisque Gilles et sa famille ne vivent que depuis un an dans le pays, c’est ce vertige qu’Hermanus veut donner à comprendre, celui d’une société coincée entre les séquelles du passé et l’absence de perspective politique et humaine. Durant tout le film, la musique de Braam du Toit soutient efficacement les ambiances, de même que l’épure des cadres et lumières du chef opérateur Chris Lotz pour arriver à des portraits d’une grande intensité. En divisant le récit en trois parties sur les noms des protagonistes, c’est bien en quête du ressenti des individus qu’Oliver Hermanus se situe, au-delà de son intrigue de film noir. La détresse intériorisée de Tiny fait écho au désarroi et aux explosions de Gilles. C’est pourtant ce couple impossible qui va se constituer, les seuls à se chercher un autre devenir que les solutions excluantes que se trouvent leurs communautés.
La fulgurante beauté des paysages qu’ils traversent dans leur exil, loin d’être de carte postale, agit comme le rappel qu’une existence est possible, qui reste à définir, au-delà de la séparation des classes et des couleurs de peau, mais le poids inquiétant de la nature et des ciels aussi bien que les lieux de leur errance gomment vite l’illusion trompeuse d’une romantique réconciliation. Si Hermanus tenait absolument à Nicolas Devauchelle pour interpréter Gilles, sans doute était-ce pour son jeu à fleur de peau, physique et écorché, au risque de l’extrême. Il le filme de près pour en capter la furie autant que la déchirure, tandis que l’écran large, le grand jour et l’économie de dialogues évitent de sombrer dans la psychologie. Face à lui, la silencieuse Tiny apparaît encore plus fragile, sensible et torturée. C’est ainsi que ce film sur le fil sait se détacher des genres qu’il convoque pour mieux laisser entendre le cri des êtres face à la violence du monde, un cri qui résonne bien au-delà des frontières sud-africaines.

///Article N° : 13393

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