L’africanité des artistes d’Essaouira

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En ouvrant en 1988 la première galerie d’Essaouira, l’ancienne Mogador, Frédéric Damgaard a fortement contribué à l’émergence et la connaissance d’artistes puisant leur force créatrice dans les cultures populaires de ce carrefour culturel, et notamment celle des Gnawa.

Depuis l’Antiquité, Essaouira a eu des rapports très étroits avec l’Afrique noire par voies maritimes et caravanières.
L’islamisation de l’Afrique du Nord et des régions subsahariennes par Moussa Ben Nouceir à partir de 705 multiplièrent et consolidèrent ces contacts à travers les siècles. Youssef Ben Tachfine, originaire de l’Adrar en Mauritanie est le fondateur de l’Empire Almoravide au milieu du XIe siècle. Il combattra les Espagnols au Nord du pays. Son célèbre chef de guerre, Abou Bekr, poursuivra la lutte contre l’Empire du Ghana et atteindra vers 1076 les rives du Sénégal et du Niger.
Au XIIe siècle, la dynastie Almohade allait former le plus grand Empire de l’Occident musulman qui ait jamais existé. Il comprenait de vastes régions subsahariennes, tout le Maghreb actuel et l’Andalousie. Les relations entre le Nord de cet empire et les contrées subsahariennes appelées alors Soudan allaient se consolider davantage.
La baie de Mogador constituait alors un mouillage sûr servant de port à toutes les provinces du Souss et aux régions du Sud.
On ignore souvent que les royaumes de Songhaï, du Mali, du Bénin, du Ghana n’étaient en rien comparables aux sociétés que trouvèrent les colonisateurs au XIXe siècle. C’est avec ces royaumes que les états musulmans nord-africains menaient assidûment commerce (principalement de l’or, du sel et des esclaves).
Au début du XVIe siècle, les Espagnols, puis les Portugais avaient déjà apporté des esclaves dans la baie de Mogador pour y construire des fortifications. Il leur était en effet impossible de recruter une main d’oeuvre sur place en raison de l’hostilité des populations autochtones encadrées par des marabouts locaux et plus particulièrement par les Regraga.
A la fin du XVIe siècle, le sultan Ahmed El Mansour de la dynastie Saâdienne, après avoir anéanti le royaume Songhaï (entre le Bas Sénégal et le Tchad), organise une expédition sur Tombouctou en 1591. Il en rapporte une grande quantité d’or ce qui lui valut le surnom  » Ed Dehbi  » : le doré. On raconte aussi qu’il emmena 12 000 esclaves vers Marrakech. Une bonne part de ces Noirs furent installés dans la région d’Essaouira, pour travailler à la sucrerie au bord de l’Oued Ksob, dans le pays Haha berbère au sud de Mogador. On les appelle encore aujourd’hui Ganga, du nom de leur gros tambour.
Au XVIIe siècle, Moulay Ismaïl, le grand sultan de la dynastie Alouite, engage dans son armée et sa garde personnelle, à Meknès, des milliers de Noirs en provenance de Guinée. Ces soldats Noirs étaient appelés Abid El Boukhari parce qu’ils avaient prêté serment sur le livre d’El Boukhari (recueil des hadiths du Prophète Mahomet). A sa mort, sa garde noire et son armée furent dispersées dans différentes villes du pays. Plus tard, une partie de ces Noirs sera envoyée à Essaouira.
En 1764, le Sultan Sidi Mohamed Ben Abdellah fonda la ville actuelle d’Essaouira. Pour les constructions et fortifications il fit venir encore des centaines de Noirs du Soudan dont il était l’Empereur. Sur les premiers plans de la ville, le quartier des Noirs se trouve juste à côté du quartier du Roi (la casbah). Jusqu’à nos jours, ces derniers habitent toujours ce même quartier et se réclament de Sidna Bilal, un Noir qui fût le premier muezzin de l’Islam et qui a donné son nom à la zaouia Sidna Bilal d’Essaouira. C’est le seul et unique sanctuaire gnawa de tout le Maroc.
Ces Gnawa citadins sont donc issus d’une deuxième vague venue au XVIIIe siècle, après celle des Ganga du XVIe. Avec d’une part les Bouakher et, d’autre part, les Bambara amenés par les caravanes affluant vers Essaouira jusqu’au début de XXème siècle, une concentration des Gnawa s’est formée et a fait d’Essaouira la ville des Gnawa marocains par excellence.
Les caravanes qui arrivaient presque quotidiennement à Essaouira apportaient dans leurs chargements non seulement des denrées exotiques mais aussi toute la richesse de la culture africaine, et notamment les musiques, rythmes et rituels des Gnawa. En arrivant vers Essaouira, ils ont traversé le pays des Haha berbères. Ce flux et reflux des deux cultures a eu pour résultat une culture afro-berbère très visible dans les oeuvres des artistes d’Essaouira.
Les Gnawa ont gardé la vivacité de leur rituel qui n’a été altéré ni par les flux touristiques, ni par les influences étrangères dans ce lieu isolé derrière ses murailles. Plusieurs familles de cette confrérie y sont installées depuis des siècles et perpétuent leur rituel par initiation, de père en fils. Ces traditions des Gnawa dépassent les frontières de leur confrérie proprement dite et s’étend à presque toute la population souirie, adepte de cette musique rythmée et de ses traditions africaines que nous venons de célébrer par un Premier Festival de la culture gnawa en juin 1998. Un colloque scientifique a réuni des spécialistes de nombreux pays. Plusieurs ouvrages ont été publiés à cette occasion, notamment Derdeba, la nuit des Gnaoua, de Georges Lapassade et Les Gnaoua et Tabal d’Abdelkader Mana.
La longue initiation des membres de la confrérie des Gnawa à la danse et à la musique les rend aptes à communiquer avec les esprits. Ils croient à un monde parallèle des esprits répartis en sept cohortes Méhellas, chacune étant caractérisée par une couleur donnée et plusieurs autres paramètres : rythmes, chants, encens… et un caractère bien précis.
La patient qui sollicite la guérison par les Gnawa a généralement d’abord recours à une voyante chouafa pour établir le diagnostic. En effet, les troubles de la personnalité sont supposés être provoqués par les esprits. Il s’agit donc de savoir quel esprit a pris possession de cette personne et quelle est la nature de son trouble.
Pendant le rituel qui dure toute la nuit et parfois jusqu’au petit matin, le patient évolue vers la guérison. Ce rituel commence d’abord par une procession à travers les rues de la ville et qui se termine par le sacrifice d’une chèvre, un bouc noir ou un taureau pour les grandes occasions. Par la suite on entame une partie ludique appelée les fils des Bambara. Les ancêtres, les animaux sauvages, les génies, les totems africains, la condition de l’esclavage et la nostalgie des origines sont évoqués par des danses et des chants. Après une pause, on aborde la partie sacrée avec l’évocation des esprits et des saints, sept cohortes, sept couleurs, sept sortes d’encens, toute une nuit rituelle d’une complexité inouïe que seuls quelques grands maîtres savent diriger à la perfection, selon la tradition, pour la guérison des malades.
Les patients  » sentent  » quand est évoqué leur propre rythme avec sa couleur spécifique et se jettent alors dans la danse. On met sur leur tête un voile de la couleur correspondante, et ils se font reconnaître comme les  » serviteurs  » d’un esprit donné. Une danse extrêmement rythmée commence alors. Il revient au maître gnawi qui préside et dirige la cérémonie d’accompagner le danseur ou la danseuse par un contact dénué de paroles, uniquement par le jeu du guembri (luth à trois cordes). La musique fait rage : le rythme est indiqué les qarqaba (grandes castagnettes en fer) et la sonorité grave et envoûtante du guembri. Les qarqaba se taisent soudainement. Le danseur (la danseuse) fait encore quelques pas, pour finalement s’abattre en transe. Cet état second ne dure généralement que 5 à 10 minutes. Une des assistantes intervient alors avec de l’encens pour remettre sur pied la personne en transe pour qui le lendemain sera vécu comme une renaissance.
Les Gnawa n’aiment pas parler de ces questions. Parler, c’est définir l’infini, et donc l’affaiblir. Seul le vécu fonde la thérapie et la guérison par le rituel gnawa.
Si la parole falsifie, les pinceaux peuvent-ils mieux faire ? L’image et la peinture peuvent-ils remplacer les mots ?
Les peintres du vaudou haïtien, auquel le rituel des gnawa marocains s’apparente, le montrent : une école picturale y a constitué une autre manière d’attester la présence du surnaturel parmi les hommes. A Essaouira, sur les traces du pionnier feu Boujemaâ Lakhdar dans les années 50, et du groupe Sidi Kawki des années 70 et 80, des hommes et des femmes sans aucune formation artistique se sont mis à peindre leurs rêves, mettant à nu leur métissage culturel et son enracinement dans le temps et l’espace : Mohamed Tabal, Ali Maimoune, Abdelmelk Berhiss, Abdelkader Bentajar, Fatima Ettalbi, Brahim Mountir, Abdellah Elatrach, Youssef et Hamou Aït Tazarin, Rachid Amarhouch et Saïd Ouarzaz forment un ensemble homogène représentatif d’un art bien singulier.
Tous autodidactes, ils sont pour la plupart issus des couches populaires : Ali Maimoune était maçon et travaillait dans une carrière, Tabal était tambourinaire et traversait les campagnes avec son âne et son tambour pour demander l’aumône, Amarhouch était pêcheur, Berhiss était ouvrier agricole, Said Ouarzaz mécanicien, Abdallah Elatrach cordonnier etc.
Leurs expressions oniriques sont remplies d’animaux zoomorphes sortis de leur imaginaire débridé. Leurs oeuvres sont d’une forte coloration où dominent les couleurs vives de l’africanité et les couleurs spécifiques à la berbérité de la région. Ils se ressources dans les croyances populaires et mettent sur leurs toiles des scènes inspirées par les contes et traditions orales. Ils s’inspirent également de la nature environnante, des forêts denses et de leurs animaux, mais surtout du surnaturel.
Inclassables dans les tiroirs de catégories artistiques européennes, leur art est profondément enraciné en Afrique où il puise ses énergies créatrices.

///Article N° : 571

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