L’Afrique face à la modernité occidentale

Débat avec Kivu Ruhorahoza à propos de Things of the Aimless Wanderer

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Présenté en compétition officielle aux Journées cinématographiques de Carthage 2015, Things of the Aimless Wanderer est un film complexe, énigmatique et passionnant. Il traite de la difficile relation entre Afrique et Occident, depuis que les explorateurs puis les colons ont posé les bases d’un rapport inégalitaire chargé d’imaginaire. Le pouvoir des correspondants de médias étrangers y sont épinglés, tout comme le patriarcat qui ne voit en la femme qu’objet de désir, fascination ou violence ? Où poser les limites de l’occidentalisation quand l’Afrique peine à définir sa propre modernité ? Comment, plus de cinquante ans après les indépendances, sortir de la paranoïa et de la peur du métissage ? Les Occidentaux sont-ils prêts à renoncer à leur mission civilisatrice qu’ils portent comme un fardeau ? C’est dans ces entrelacs que respire ce film inattendu qui renonce aux dialogues pour laisser parler les images.
Le réalisateur ayant eu des problèmes de passeport, le festival des Films d’Afrique en pays d’Apt a organisé un débat avec Kivu Ruhorahoza par skype après la projection : le réalisateur apparaissait en grand sur l’écran mais ne pouvait pas voir le public qui lui posait des questions. Le débat était introduit et animé par Olivier Barlet.

O.B. : Tu écrivais dans ton site internet que ce film porte sur la paranoïa, la méfiance et l’incompréhension.
Et beaucoup d’autres choses !
Mais tu as voulu que ce soit un film qui travaille sur l’énigme.
Oui. Comme c’est un film que j’ai fait avec mes propres deniers, je me suis dit que j’avais la liberté de faire ce qui ne passerait pas facilement autrement pour un film subventionné. C’était donc l’occasion d’essayer des choses nouvelles dans la narration, la musique, le son.
Quand je t’avais interviewé au festival de Cannes, où tu avais été sélectionné par la Fabrique des cinémas du monde, tu préparais un film intitulé Jomo (cf.
[article n°10893]). C’était il y a trois ans et tu as donc cessé d’attendre les financements en faisant cet autre film en autoproduction.

J’avais rencontré des producteurs mais ça ne donnait pas les résultats attendus pour des raisons techniques liées à la nature des subventions. Etant de nationalité rwandaise, j’avais très peu de guichets où sonner. Il me fallait donc travailler avec le peu que je pouvais trouver, sachant qu’aujourd’hui, pour quelqu’un qui est un peu technicien, on peut avoir une très bonne qualité avec peu de matériel. J’ai fait des deals avec plusieurs petites boites dans la postproduction. Cela a bien marché, le résultat est là. Et comme le film voyage beaucoup, je n’ai pas trop de regrets.
C’est vrai que la qualité technique du film est excellente : on sent que la beauté des images est pensée pour entraîner des impressions et l’éveil de l’esprit. Et cela à travers trois « hypothèses de travail », pour reprendre ton expression. On retrouve là le Rashomon de Kurosawa : il y a un meurtre et trois possibilités de coupables sont énoncées. Soit cette femme est tuée par l’Africain, soit par l’Occidental, soit cette femme s’est suicidée.
Cela vient d’un contexte. Une prostituée qui travaillait dans une boîte de nuit a disparu, où je me rendais régulièrement. Son corps a été retrouvé dans un parc quelques jours après. Un tueur en série assassinait à cette période des prostituées et n’a jamais été retrouvé. Et de surcroît, les suicides sont nombreux au Rwanda. C’est un pays où l’on parle beaucoup d’émancipation de la femme, mais je ne suis pas très à l’aise avec les termes d’une modernité importée. Je ne suis pas sûr que ce débat soit engagé avec les femmes elles-mêmes dans cette société. J’ai voulu trouver une femme qui avait un malaise existentiel dans cette modernité très chrétienne et patriarcale. Je voulais ainsi aborder la modernité qui est quand même occidentale car nous avons échoué à conceptualiser une modernité africaine. Trois histoires qui se rencontrent émanant d’une même disparition me semblaient bienvenues, une idée qui vient effectivement du classique de Kurosawa.
Tu n’es d’ailleurs pas le seul à t’en être inspiré ! Ton précédent film, Grey Matter, portait sur les traumatismes liés au génocide. Ce taux de suicide au Rwanda, peu courant en Afrique, vient-il d’autres facteurs aussi ?
Il y a un moment dans le film où l’homme occidental se demande si le suicide est habituel dans ce coin d’Afrique qu’il visite. Il ne peut le concevoir que comme la conséquence d’un abus sexuel et ne peut imaginer que ce soit un malaise existentiel. En fait, au Rwanda, on s’est toujours beaucoup suicidé. Notre Histoire a plusieurs exemples de suicides célèbres. Je ne comprends pas pourquoi la dépression ne serait qu’un concept européen. Quand cette jeune femme va à l’Eglise pour y trouver du réconfort et ne voit que des petits Jésus blancs, ça ne marche pas pour elle : ils ne lui amènent pas le confort spirituel dont elle a besoin pour avancer. Nous avons mal négocié cette entrée dans la modernité. C’est pourquoi j’ai voulu une forte opposition visuelle et sonore entre la forêt et la boîte de nuit : une entrée fracassante dans la modernité dans laquelle nous allions forcément souffrir.
Question de la salle : Je m’interroge sur les animaux que vous montrez. Représentent-ils une sorte de bonheur ?
J’ai voulu ces scènes dans ce parc en tant que pendants modernes des premières scènes dans la forêt. Un homme éduqué qui voit ce qu’il veut bien voir, une Afrique sauvage, fantasmée. Marchant sur une machette, cela évoque l’omniprésence du génocide au Rwanda. Les animaux font partie du décor, comme si on ne pouvait pas les rater en visitant un coin d’Afrique.
Question de la salle : La bande son joue un rôle essentiel dans le film, avec par exemple les cloches qui recouvrent des instruments traditionnels ou le bruit du sparadrap bien avant qu’elle s’en serve. Comment l’avez-vous conçue ?
Au début du film, je me suis dit que je dépenserais autant d’argent pour le département caméra et le département son. Quand j’ai fini de tourner, j’ai rencontré mon compositeur qui habite à Londres et lui ai demandé trois propositions d’univers pour chacun des trois personnages. Il travaille souvent avec des réalisateurs de télévision. Je lui ai dit que c’était l’occasion ou jamais d’essayer quelque chose de nouveau car c’était mon film et que je le faisais en toute liberté. Nous sommes convenus d’utiliser des cornes pour les personnages africains, qui sont quand même violents, où il y a beaucoup de nervosité et de paranoïa, un piano un peu romantique et naïf du 19ème siècle pour le personnage occidental et une musique complexe pour les autres personnages, à la fois moderne et dérangeante. Et quelques manipulations comme le sparadrap : un suicide est très violent, le son permettait de ne pas tomber dans l’exagération visuelle.
Question de la salle : Dans la scène de danse, une référence est faite à travers l’affiche dans les toilettes au monopole occidental des centres culturels occidentaux sur la scène culturelle contemporaine, mais que vouliez-vous par ailleurs exprimer ?
L’affiche dans les toilettes annonce un spectacle de danse contemporaine au centre culturel français. Les objets culturels ou artistiques de qualité ou d’une certaine ambition sont dans les villes africaines issus de la présence des centres culturels occidentaux. On aime se plaindre qu’il n’y a pas assez d’événements artistiques mais on n’investit pas dans la culture. Ces centres sont de la diplomatie culturelle, tant mieux si cela profite, mais leur programmation reste limitée, si bien que les expatriés organisent des événements chez eux qui virent parfois au « venez danser pour la Madame ». C’est assez troublant. L’homme africain du film pense qu’on est envahi mais n’a pas la vision pour changer
O.B. : A quoi fait référence la grande crinière blanche du danseur ?
Les danseurs traditionnels portaient ce type de crinière, en référence au lion. Il est amusant que ce soit de longs cheveux blancs. C’est un sacrilège au Rwanda de voir ainsi un danseur traditionnel en smoking. Cette danse est restée figée, ce qui est un peu triste, alors qu’on pourrait proposer quelque chose de nouveau.
Question de la salle : J’aurais des questions sur l’arrière-plan politique. On a d’abord un dialogue entre Africains qui parlent de l’interdiction de célébrer Halloween sur le mode américain. Au-delà, je suppose que c’est le contrôle politique dans le pays qui est évoqué. Par ailleurs, l’homme occidental porte un casque colonial au départ, donc une référence marquée à cette époque, et on verra ensuite l’accès facile du Blanc à la relation sexuelle. Est-ce ce rapport de l’Occident et l’Afrique qui est visé ? Ensuite, la parole est essentiellement celle du journaliste américain qui théorise ses hypothèses, regard académique qui serait lui aussi un rapport de domination ?
Concernant la question du contrôle social et politique, alors que j’étais à écrire ce film, un ministre de la Culture à Kigali a indiqué qu’Halloween était une fête païenne de célébration des morts, et a carrément interdit la fête avec une lettre « à qui de droit » qu’il a rendue publique. Mais il était clairement à côté de la plaque car il n’avait pas le pouvoir exécutif d’interdire quoi que ce soit et très vite il est devenu la risée d’utilisateurs de Twitter… Les jeunes qui organisaient des fêtes à Kigali l’ont dénommé « bal déguisé ». Mais je pense que l’invention des commentaires en fin d’article sur internet est une véritable révolution : on peut maintenant dire à un journaliste qu’il n’a rien compris, alors qu’on n’était que consommateur des informations. Les correspondants étrangers de grands médias dans les capitales africaines contrôlent par leurs articles ou reportages l’opinion sur des millions de gens. De nombreux artistes et intellectuels commencent à s’insurger contre cette situation. Tout ce qui dit le New York Times ou le Guardian, c’est l’évangile. On parle de plus en plus des droits des minorités sexuelles et les politiques disent que c’est une imposition occidentale : on est dans la paranoïa, avec l’intervention des services secrets. Quand un personnage quitte le lit où dort probablement une femme parce qu’il n’arrive pas à dormir et se connecte sur internet à un site intitulé cock monsters (bites géantes), c’est pour montrer le malaise sexuel qui revient dans nos débats sur nos cultures prises d’assaut. Quand l’homme africain va aux toilettes et se met très proche du Blanc pour faire pipi, c’est pour moi l’occasion d’aborder la question du rapport à l’Occident, et le sentiment de marginalisation. Le propos de l’homme blanc, qui est un peu partout dans le film, correspond à un monopole de l’opinion : j’ai voulu, comme dans la vraie vie, que ce soit sa parole et sa vision qui domine le film. Au tout début, je commence avec sa curiosité pour une Afrique magique, avec ses lumières fascinantes, tout en étant harcelé par un Africain qui souffle dans la corne. Et le conflit commence avec la rencontre avec cette femme qui se retrouve dans la forêt, qui pourrait être une boîte de nuit aujourd’hui. Un homme africain qui se sent dépossédé de son pouvoir et son autorité va au bout de son sentiment de perte et de marginalisation quand on lui prend sa femme. Elle est considérée comme la gardienne de la culture.

///Article N° : 13544

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Les images de l'article
Kivu Ruhorahoza © Olivier Barlet





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