L’Aîné des Anciens

Print Friendly, PDF & Email

Tout le destin de l’homme à qui nous rendons hommage est marqué par l’instruction. Il est souvent présenté comme analphabète (de sa propre part aussi), alors même qu’il a fait l’école primaire. Dans les années 20 et 30, peu d’Africains accédaient au collège. De retour en Europe après la deuxième guerre mondiale, ouvrier et syndicaliste, il se replongea dans les études au sein des cellules communistes. Sa carrière d’écrivain devient un carcan étroit quand il réalise qu’il n’y avait pas beaucoup d’Africains qui pouvaient le lire. Il reprendra le chemin de l’école (de cinéma). Ses films sont marqués par la volonté d’instruire d’où le didactisme (dans ses thématiques et son esthétique) qui le caractérise. (1) Cependant, il avait à cœur d’apprendre des autres, même s’il pouvait être de prime abord fort bourru.
Sembène n’est pas facile à cerner, même s’il a livré un bon nombre d’interviews sur son travail, son passé, ses souvenirs. Trois films existent sur lui, ainsi que quantité d’écrits (cf. la bio-filmographie en fin de dossier). Néanmoins il semble demeurer un inconnu.
Son prénom : Ousmane
Il n’est pas rare que certains auteurs (comme l’historien Marc Ferro) le prénomment « Sembène » et lui donnent comme nom de famille « Ousmane ». La colonisation l’ayant mis à l’envers, Ousmane SEMBÈNE décida qu’il aura comme nom d’auteur « Sembène Ousmane » tant que l’idéologie coloniale distillera son poison. C’est le fruit d’un usage administratif français et partant colonial qu’il transcende et retourne pour en traduire la violence. Il ne s’est jamais remis à l’endroit, jusqu’à sa mort, continuant à signer de son nom précédant son prénom.
Notre argumentaire
Notre idée est d’analyser Sembène sous l’angle de la tension entre l’ancrage et la reconnaissance de la nécessité de la relation à l’Autre à la lumière de celle entre esthétique et engagement.
Il s’agit de faire un lien entre son travail cinématographique et littéraire, sous l’angle d’une vision plus ouverte que la radicalité qu’on lui attribue généralement, notamment dans la sphère américaine. Son oeuvre nous semble en effet davantage tendue entre le souci de privilégier un ancrage africain et son intérêt pour l’échange avec l’ailleurs.
Sembène Ousmane occupe une place particulière dans la création africaine contemporaine. Chez lui, l’art est d’abord une arme miraculeuse.
Il a été un pionnier et un auteur dont l’œuvre s’est construite dans un puissant bain culturel poreux et fraternel. Son roman Le Docker noir est une version africaine de Banjo de Claude Mckay. Jacques Roumain a eu une certaine influence sur lui notamment dans O pays, mon beau peuple (1957) qui renvoie au roman posthume Gouverneurs de la Rosée (1946).
D’emblée cela évoque la question de l’emprunt qui est toujours au coeur de la littérature africaine (avec les accusations de plagiat portées contre Yambo Ouologuem, Calixthe Beyala, Sony Labou Tansi).
En cinéma, si Borom Sarret (réalisé en 1962 et sorti en 1963) n’est pas le premier court métrage fait par un Noir africain, il est celui qui s’est le mieux imposé sur le plan international. La Noire de… (1966) est le premier long métrage de l’Afrique subsaharienne et Le Mandat (1968) le premier long métrage dans une langue noire-africaine. Autant de faits qui poussent certains auteurs à le présenter comme le père des cinémas africains. Son âge et sa sagesse ont fait que le titre d' »Aîné des Anciens » lui a été très tôt collé, sans qu’il ne soit encore possible – dans l’état actuel des recherches sur Sembène – de savoir d’où cela vient.
Le dedans et le dehors
Sembène pose surtout la question de l’extraversion de la production culturelle africaine. Il y a le regard intérieur qui a été d’abord contre l’imagerie coloniale, puis pour une projection de l’Afrique. Cela a des limites puisque le moteur (l’argent) et l’écho (les médias et les spectateurs) sont surtout à l’extérieur (en Occident et depuis peu l’Asie aussi).
Ce dossier veut rendre hommage aux facettes multiples de son travail d’écrivain ainsi que de cinéaste, à travers des regards pluriels dans leurs approches disciplinaires comme culturelles et leurs origines.
Ce numéro est à l’initiative d’Olivier Barlet et Boniface Mongo Mboussa (Africultures) qui m’ont fait l’honneur de m’en confier la coordination ; je les en remercie, ainsi que les auteurs qui ont bien voulu contribuer à mieux connaître Sembène.

1. Cf. Thierno I. Dia – « La propédeutique de Sembène Ousmane », in revue L’arbre à Palabres n°21 (Paris), août 2007, pp 116-139.///Article N° : 8512

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire