L’alternative démocratique dans le cinéma des femmes en Tunisie (1970-2015)

Print Friendly, PDF & Email

La « Révolution de Jasmin » a jeté la lumière sur une florissante production cinématographique féminine en Tunisie. Présentée comme un renouveau et une prise de parole exemplaire de la part du sexe opprimé, elle a cependant fait oublier à beaucoup de critiques l’engagement que leur aînées ont manifesté dans l’image depuis plusieurs générations. Le cinéma et la démocratie sont en effet deux problèmes auxquels les femmes ont voulu se confronter dès qu’on leur en a donné les moyens : armées d’une caméra, elles prennent la parole dès les années 1970 pour offrir leur témoignage et proposer une alternative au système de pouvoir en place, pour une reconfiguration démocratique des rapports sociaux

En 2004, dans un numéro de CinémAction consacré au Maghreb, Michel Serceau écrivait :
Après avoir été le plus progressiste des trois pays du Maghreb, la Tunisie est aujourd’hui le plus répressif. Les violences auxquelles est en proie l’Algérie sont une chose bien plus grave, mais la confiscation des libertés s’appuie, le pays connaissant un décollage économique, sur un chantage au développement. Le cinéma tunisien, qui joua un certain temps un rôle phare, ne peut, comme la presse, que ressentir de cette situation. (1)
En 2009, dans son ouvrage sur les cinémas du Maghreb, Denise Brahimi confirmait :
En Tunisie, on dirait que la critique politique a plus ou moins disparu de la thématique des films. Certes le gouvernement n’est pas des plus libéraux, le régime est policier et il y aurait là-dessus beaucoup à dire – mais les cinéastes sont amenés à se demander si cela serait vraiment opportun. (2)
Deux idées émergent de ces citations. Dans un premier temps, il apparaît que le cinéma tunisien connut ses heures de gloire. Il apparaît également que les dérives du régime politique ont fait, pour les critiques des années 2000, de ces moments glorieux des moments historiques.
Cependant, Denise Brahimi ne manque pas non plus de remarquer qu' »il est évident que la possibilité pour le cinéaste de se livrer à une critique proprement politique dépend de la violence de la répression à laquelle il s’expose et qui est susceptible de rendre son film invisible, c’est-à-dire inopérant. » (3).
Ainsi, si l’impossibilité de s’exprimer librement, les pressions économiques et politiques de la dictature de Ben Ali ont appauvri la vitalité du cinéma tunisien, il semble qu’il n’ait néanmoins jamais tout à fait étouffé sa voix politique ; la chute du ra’is en 2011 en a par ailleurs appelé le renouveau. Aussi, en partant du principe que l’art est politique et dit lui-même inévitablement quelque chose du politique, il s’agit ici de questionner les rapports de la création et de la démocratie. Nous soutenons que l’œuvre d’art ouvre un passage du privé au public et qu’elle sert en cela le peuple : proposant un régime d’expression autre que les usages habituels, sa portée agit en effet sur d’autres sphères publiques et par le biais d’autres réseaux. Une œuvre renouvelle ainsi les modes de perception du citoyen qui la perçoit dans une société donnée et lui procure des outils pour se transformer ou s’enrichir – comme le propose, à son échelle, la politique participative, elle aussi individuante donc désaliénante. L’art solidarise la réalisation de soi et l’enrichissement de la vie commune, en ce que la pluralité des expériences de chaque réception singulière permet avec autrui un dialogue qui naît, de par la particularité du médium artistique, moins d’un partage d’opinions que d’une rencontre devant l’œuvre.
En dressant un panorama globalement chronologique de la création cinématographique en Tunisie et son rapport à la démocratie, nous pourrons distinguer ces différentes phases de l’expression du politique dans l’image. Nous établissons le cinéma comme le plus démocratique des arts, en ce qu’il est le plus fréquenté, le plus à même de plaire à un prisme de population plus large que les autres arts, et, surtout, parce qu’il parle du peuple. Le processus d’identification au cinéma est un processus quasi-systématique qui permet d’ouvrir de nouveaux débats et de proposer, comme l’étudie le philosophe américain Stanley Cavell dans nombre de ses ouvrages (4), d’autres chemins, alternatifs, aux vies de chaque spectateur. Nous ne choisissons pas, ainsi, de penser le cinéma comme une traduction des pratiques et des phénomènes sociaux, mais comme témoin des mutations sociales et politiques à l’œuvre. Nous nous intéressons ici particulièrement au cinéma réalisé par les femmes en Tunisie, des pionnières (Salma Baccar, Néjia Ben Mabrouk, Kalthoum Bornaz) à leurs filles (Moufida Tlatli, Raja Amari, Nadia el Fani), et jusqu’aux générations actrices des mouvements de 2011 (Sonia Chamkhi, Hinde Boujemaa, Kaouther Ben Hania). La question féminine a toujours été un enjeu de poids en Tunisie, et fut également un combat démocratique majeur des revendications populaires. Interroger la parole cinématographique des femmes de 1970 à 2015 a pour objectif d’établir comment, même sous un régime politique qui réduit les libertés, le cinéma peut signaler entre les lignes la possibilité d’une autre vie, en employant les outils d’une politique participative qui laisse à l’expérience du spectateur et du citoyen sa libre opinion. En étudiant l’esthétique à l’œuvre dans ces films de femmes, nous tentons de définir le pouvoir du cinéma dans la description de ce qui est ou non représentatif du peuple tunisien au moment de la création de l’œuvre ; l’évolution des liens du cinéma des femmes à l’aspiration, d’abord, puis à la transition démocratique, étudiée ainsi dans une perspective historique, nous permettra enfin d’interroger l’avenir de la production cinématographique féminine et son rapport à son public dans un État de droit guidé par une politique d’ouverture réformiste tel que celui vers lequel tend la Tunisie depuis l’adoption de la nouvelle Constitution en 2014.
Ce cinéma au féminin est une composante caractéristique très importante du travail cinématographique en Tunisie, et a œuvré à la diffusion d’idées modernes dans le pays. Cette importance de la place de la création féminine dans le processus de démocratisation des mentalités a par ailleurs été soulignée par l’essayiste féministe algérienne Wassyla Tamzali dans son ouvrage Une femme en colère, dans un passage duquel elle rend hommage aux cinéastes tunisiennes :
La Tunisienne Moufida Tlati avec son film Le Silence des palais, Raja Amari, une autre cinéaste tunisienne, avec Satin rouge, le film osé qui jeta un pavé dans la mare des conventions arabo-islamiques sur les femmes musulmanes. Grâce à elles et à quelques-unes encore, grâce à leurs audaces, nous nous dévoilons peu à peu. (5)
Plus loin encore que les simples droits acquis, notamment grâce à l’adoption par Bourguiba du Code du Statut Personnel en 1956, les femmes parlent sans misérabilisme de leur condition. Grandes bénéficiaires de la politique d’ouverture et de promotion des femmes par le régime de Bourguiba, notamment grâce à l’enseignement et la possibilité de poursuivre des études supérieures en Tunisie ou à l’étranger, les femmes ont pris l’image et la parole pour discuter, dès les années 1970, la question démocratique. Selon Sonia Chamkhi,
Ce qui unifie et constitue une unité discursive de la majorité des films de femmes tunisiennes c’est l’élaboration de ce que nous pouvons considérer comme un discours féministe alimenté par une revendication de liberté féminine. Et notons à ce propos que la cinéaste Selma Baccar a consacré son film Fatma 75 au mouvement féministe tunisien, révélant des personnages réels et fictifs qui ont pris à bras-le-corps la nécessaire émancipation de la femme tunisienne. (6)
De ces personnages réels ou fictifs modelés dans le processus de création cinématographique, du script au montage, ces femmes construisent depuis plus de quarante-cinq ans différentes figures du peuple. Riches de l’histoire et de l’actualité contemporaine, ces récits incarnés proposent une image de la société et souvent son revers, proposant par-là une alternative égalitaire, libertaire et démocratique.
Revendiquer le droit à autre chose
Démocratiser l’espace de la production ciné : une petite place aux femmes
Le cinéma tunisien est né en tant que tel au moment de l’indépendance du pays, en 1956. Comme le note Michel Serceau, à une époque où la critique et les images tentaient de trouver d’autres modèles que ceux proposés à Hollywood, ses influences furent davantage soviétiques qu’américaines, donc socialistes que capitalistes :
Une part plus qu’importante de l’intelligentsia française étant marxiste, on vit au début des années 1970 les nouveaux rédacteurs des Cahiers du cinéma, sinon brûler, tout du moins mépriser ce que leurs prédécesseurs avaient, sinon encensé, tout du moins fait comprendre : les grands auteurs du cinéma d’outre-Atlantique. (…) D’où, sur le versant le plus politique, le cinéma militant et le cinéma d’intervention, qui ont l’un et l’autre fait aujourd’hui long feu. Rien d’étonnant à ce que, alors que l’influence du cinéma soviétique est visible (…), aucun cinéaste maghrébin ne se soit réclamé du cinéma classique américain, ni du cinéma égyptien qui en était une transposition. Ce paradigme était tout simplement absent. (7)
Suivant la même idée, Denise Brahimi précise dans son ouvrage sur 50 ans de cinéma maghrébin, que
Les cinémas du Maghreb se développent essentiellement non dans la geste héroïque mais dans la volonté critique et dans l’expression sans ambages d’une désillusion, voire d’un mécontentement. (…) Ce sont des cinémas de l’urgence. (…) Même constat pour le cinéma tunisien qui, dès la fin des années 1970 et très continument dans les années 1980 s’emploie à dire les dysfonctionnements d’une société très conformiste, sournoisement plus répressive qu’il n’y paraît d’abord, souvent délétère, parfois mortifère pour les individus qui d’une manière ou d’une autre se situent hors des normes. (8)
S’il est né en 1956, ce n’est pourtant pas avant les années 1970 que les femmes y font leur apparition. Les premières femmes cinéastes sont issues de cette génération militante à laquelle rendent hommage Denise Brahimi et Michel Serceau dans ces deux citations : actives dans les fédérations de cinéastes amateurs, elles ont su convaincre le milieu en partant étudier à l’IDHEC de Paris ou à l’INSAS de Bruxelles les bases du montage cinématographique. À l’époque en effet, les formations au son, à la lumière ou à la réalisation n’étaient pas autorisées aux femmes, auxquelles on réservait les métiers de scripts et de monteuses, jugés plus féminins. Cela n’empêcha pas ces femmes de se lancer, petit à petit, dans la réalisation à leur retour à Tunis. Pour le cinéaste et critique de cinéma Férid Boughedir (9), l’émergence de ce « cinéma des femmes » a été facilitée par la constitution tunisienne et particulièrement l’adoption sous l’impulsion d’Habib Bourguiba du Code du Statut Personnel en 1956, qui a fait de la Tunisie l’un des pays les plus avancés, non seulement en Afrique mais également à l’époque sur la scène internationale, en matière d’égalité homme-femme. Viola Shafik souligne elle aussi cette particularité tunisienne dans le monde du cinéma, apparaissant manifestement comme une transposition de la situation politique du pays :
La préoccupation critique de la position sociale des femmes, mais aussi du genre et des relations en général, constitue un des traits caractéristiques les plus remarquables du cinéma tunisien depuis les années 1970 (…). Cette orientation particulière a par ailleurs conduit à une présence forte de femmes cinéastes. (10)
Cette présence est d’abord marquée par les reportages ethnographiques de Sophie Ferchiou, réalisés dans le cadre de ses recherches scientifiques pour le CNRS français, parmi lesquels on compte les importants Chéchia (1966) et Stambali (1996), et des séries télévisées de Fatma Skandrani. Le premier moyen-métrage réalisé par une femme fut Fatma 75, tourné en 1975, année internationale de la femme. Il fut intégralement réalisé par Salma Baccar, et présente l’originalité d’être un docu-fiction ; forme novatrice pour l’époque, et d’autant plus intéressante qu’il s’agit d’un véritable hommage à l’Histoire du féminisme tunisien. Comme pour la plupart des films réalisés de façon indépendante, « l’engagement social prime sur le sentimental ; c’est le monde le centre de gravité » (11), ou pour dans le cas tunisien, et le cas de ce film-là en particulier, c’est la Tunisie que l’on met au cœur et au croisement des réflexions.
Sur une trame fictive, Fatma 75 présente de très nombreuses et précieuses archives sur l’histoire du féminisme en Tunisie. Le principe du film est simple : une jeune étudiante en droit, Fatma, doit préparer un exposé sur le féminisme. L’artifice permet à la cinéaste de redonner corps et vie aux femmes les plus marquantes, tant de l’Histoire tunisienne que de l’indépendance berbère ; elle rend hommage aux hommes qui ont pensé la condition de la femme et qui ont permis de démocratiser les idées que le Code du Statut personnel finit par mettre en place en 1956. L’adoption de ce texte est d’ailleurs la troisième borne chronologique des recherches de Fatma, qui échelonne son travail sur trois générations, évaluant l’évolution de l’opinion populaire au sujet du statut de la femme. Elle date la première vague de contestation féministe entre 1930 et 1938, date de la création de l’Union des Femmes Tunisiennes ; la seconde s’étend jusqu’en 1952, donnant ainsi un visage aux femmes qui ont lutté pour l’indépendance du pays ; la dernière tranche évoque le statut contemporain des femmes, qui ont, avec l’adoption du Code du Statut Personnel, bénéficié d’acquis incroyablement égalitaires pour l’époque.
La succession de séquences fictionnées et d’archives offre une forme originale, inédite à ce document. Censuré dans son pays jusqu’en 2006, le film a pourtant fait le tour du monde dès les années 1970 grâce à l’envoi dissimulé d’une copie à l’étranger. C’est la même copie qui a circulé pendant des années dans tous les festivals du monde ; symbole fort de l’indépendance des femmes tunisiennes, ce film est un appel à continuer la lutte, et fut toujours présenté comme un film phare de l’histoire du cinéma tunisien.
Revendiquer des droits et une éducation : sortir des traditions
Malgré les volontés de réforme politique de Bourguiba, la réalité n’est pas aussi belle que dans les textes. De nombreuses voix commencent à s’élever avant même la destitution du ra’is, pour dénoncer les écarts à l’égard des discours et de la réalité, les dysfonctionnements de la société, les inégalités. Une philosophe tunisienne, Hélé Béji, publiait ainsi en 1982 Le Désenchantement national (12), qui critique les nouvelles formes de despotisme imposées par le nouveau régime suite à l’indépendance tunisienne, dénonçant du même coup l’absence de liberté d’expression, la maintenance du parti unique et tout ce qui caractérise ces nouvelles figures de l’arbitraire du temps de Bourguiba. 1982, c’est aussi la date à laquelle démarrent la production et la réalisation du premier long-métrage de fiction réalisé par une femme, La Trace, de Néjia Ben Mabrouk. Ayant rencontré de nombreux problèmes de financements entre Tunis et Bruxelles, le film ne fut achevé qu’en 1987, date de sa sortie internationale, mais accompagne ces grands mouvements critiques qui commençaient à se développer. Comme le montre Denise Brahimi, le film entretient un rapport étroit à la société tunisienne :
Un autre point essentiel du programme de Bourguiba et de ce qu’on pourrait appeler (sans la moindre connotation péjorative) son idéologie, était l’éducation des filles, la parité avec celle des garçons. En la matière il était normal que ce soit un film de femme qui analyse une certaine désillusion. Le film de Néjia Ben Mabrouk, La Trace, le fait de façon minutieuse et précise ; elle passe en revue les obstacles auxquels se heurte une jeune fille de la campagne, pourtant déterminée, voire acharnée, qui veut faire des études supérieures. (13)
La Trace raconte le parcours d’un rêve presqu’impossible à réaliser dans une société telle que celle de la Tunisie dans les années 1980. La première difficulté est d’atteindre la ville : pour une fille de la campagne, cette gageure engage les traditions patriarcales fortement ancrées dans une société pourtant en pleine modernisation. Petite déjà, elle cultivait la différence : contrairement aux attentes que son statut de petite fille suscitait, Sabra, le personnage principal du film, voulait faire de la bicyclette et jouer à la toupie, comme les garçons. En grandissant, elle continue à s’opposer aux trop modestes recours que les femmes ont traditionnellement à leur disposition. Elle veut faire des études, et refuse de continuer sa vie dans la frustration. C’est donc dans le refus qu’elle se meut – le refus des coutumes, du patriarcat, des impasses. En tant que femme issue de la campagne tunisienne, elle n’a aucune chance de pouvoir poursuivre sa scolarité à l’université. Le film fait le récit de son combat : partir étudier à l’étranger et tenter sa chance dans un monde qui, malgré les réformes engagées en faveur des femmes, est encore un monde d’hommes.
Symbole d’une marge éclatante, la population des régions éloignées de la capitale Tunis, Sabra incarne la force et la détermination. Menant une lutte véritable contre les traditions qu’on lui impose, c’est pour se jeter dans l’inconnu qu’elle finit par franchir la porte de l’agence de Tunis Air pour acheter son passeport pour la liberté. Ce film montre qu’il est possible de se battre pour gagner sa chance de réussir, et œuvre pour une plus grande égalité des chances, qu’il s’agisse de la question féminine ou la question des marginalités populaires. Fort de symboles très évocateurs pour les Tunisiens de l’époque – dont la jeunesse, encore aujourd’hui, n’hésite pas à émigrer si elle en a l’occasion – ce film remet en question le discours officiel du président Bourguiba.
Plus léger, Keswa, le fil perdu de Kalthoum Bornaz (1997) évoque lui aussi cette immuabilité des traditions dans le pays et le besoin d’ailleurs d’une certaine jeunesse. Le film met en scène une jeune femme, Saga, qui revient après deux ans d’absence dans son village, à l’occasion du mariage de son frère. Partie étudier à l’étranger, son retour amène la famille à relancer les débats d’antan : l’éventualité d’un mariage avec son cousin – radicalement écartée en raison du viol qu’elle a subi suite à une dispute avec ce dernier, deux ans auparavant – et la volonté de la famille de la garder parmi eux, pour ressouder les liens. Plus libre et plus éduquée, détachée de toutes les traditions populaires, elle se prête néanmoins au jeu du henné et du port de la lourde robe en fil d’argent, la keswa traditionnelle que doit revêtir la seconde des mariés pendant les mariages tunisiens. Figurées avec humour, ces traditions nous apparaissent comme archaïques et dénuées de sens. Le long parcours presqu’onirique qui fait le récit du film ne rend que plus absurde l’impression générale liée à la situation dans laquelle se trouve Saga, qui, oubliée par sa famille à l’autre bout de la ville dans son immuable keswa d’argent, n’hésite pas à formuler à voix haute son rejet de ces traditions, qui apparaissent à l’image comme une véritable prison des corps et des esprits, et son inaliénable besoin de modernité et de liberté.
S’affirmer contre les clichés et la tradition
La génération suivante développe une nouvelle manière de critiquer la société en place et de développer une alternative aux modes de vie subis. Deux types de films voient le jour : une série de films sur la libération du corps de la femme et l’affirmation de son désir d’une part, et une nouvelle production documentaire critique d’autre part, dont Nadia el Fani est l’incontestable représentante. Dans tous ses films, qu’il s’agisse de sa fiction Bedwin Hacker (2002) ou dans ses documentaires sulfureux, parmi lesquels Laïcité, Inch’Allah (2011), censuré par l’État et qui lui a valu des menaces de mort de la part des fondamentalistes musulmans, elle cherche à figurer des femmes arabes au caractère fort et valorisant. Elle dit elle-même à Olivier Barlet que
Depuis le premier de mes courts-métrages, mes personnages féminins sont plus que libre. Pour moi, banaliser la liberté d’une femme est le meilleur moyen de l’imprimer dans la tête des gens du Maghreb. (14)
Dans Laïcité, Inch’Allah, tourné en août 2010, elle cherche à montrer un autre visage de la Tunisie en plein Ramadan : celui de celle qui mange en journée, qui boit de l’alcool, qui avoue n’être pas si pratiquant que ça. Fervente défenseuse de la démocratie et de la laïcité, Nadia El Fani déjoue la censure de Ben Ali pour proposer un nouveau regard sur la société tunisienne. Elle donne la parole à ceux que l’on cache, à ceux qui se cachent pour ne pas sentir le poids du regard social ; elle filme, trois mois plus tard, une Tunisie en pleine effervescence révolutionnaire, espérant faire entendre son combat : la laïcité. Enrichi d’une part par les mouvements contestataires, le film pose la question d’une constitution laïque pour la Tunisie des lendemains ; enrichi par ailleurs par les images tournées encore du temps de Ben Ali, ce film offre des témoignages documentaires qui permettent de mieux comprendre les raisons du soulèvement populaire.
Sur le terrain politique, la laïcité n’est dès lors plus seulement le moyen de permettre à une société multiculturelle d’échapper à l’hypocrisie et de ne pas se diviser en communautés séparées comme le montre Laïcité Inch’Allah mais aussi pour les femmes un pas juridique essentiel pour échapper au carcan du wahhabisme et d’une islamisation caricaturale et aliénante. (15)
Le cinéma apparaît dans ce cas lui-même comme le porteur du message démocratique ; il n’en est plus le simple facteur, en ce qu’au-delà des symboles, une voix concrète, impliquée dans la société civile, s’élève. L’image du peuple apparaît dans les personnages forts qui déjouent l’ordre établi, résistants sublimes qui annoncent au public que le pays est prêt au changement : fatiguée de l’hypocrisie religieuse et sociale, Nadia el Fani met la lumière sur ceux qui auraient des choses à dire si on leur donnait la parole – sur la figure clandestine du peuple dans un régime de dictature.
Parmi les cinéastes de cette deuxième génération, l’affirmation de la liberté et du refus des traditions et le lien intrinsèque qui lie l’art à la démocratie se sont aussi manifestés autrement. La fin des années 1990 et le début des années 2000 de manière générale témoignent d’un intérêt grandissant pour les femmes libérées, ou pour le processus de libération de ces femmes. La Danse du Feu (1995), flamboyant biopique de Salma Baccar sur la danseuse et chanteuse tunisienne des années1930 Habiba Msika, retrace par exemple l’histoire d’une fille de famille modeste qui, forte, positive et audacieuse, sort de sa condition grâce à ses talents artistiques. De même, c’est la danse qui sauve Lilia d’une sombre vie endeuillée dans Satin Rouge (2002) de Raja Amari.
L’histoire de Satin Rouge est celle du parcours de Lilia. Depuis la mort de son mari, Lilia vit seule avec sa fille, adolescente en pleine fleur de l’âge qui aspire à plus de liberté et qui, comme toute personne de son âge, commence à s’éloigner du foyer familial, au grand malheur de sa mère. C’est une femme oppressée par elle-même qui apparaît à l’écran en la personne de Lilia : le film est l’histoire de son émancipation. Se trouvant un soir, alors en quête de sa fille, dans un cabaret dansant, elle se laisse convaincre de porter à son tour le costume de danseuse et accepte, pour la première fois depuis des années, de laisser s’exprimer son corps. Lilia s’affirme alors comme sujet ; sujet libre, sujet agissant mais sujet de désir aussi, qui trouve dans la liaison qu’elle a avec un jeune musicien du cabaret son épanouissement le plus complet. La grande réussite du film réside dans ce passage subtil d’une description première d’un personnage muré dans sa solitude à son ouverture au monde et sa soudaine fascination pour la transgression. Pour Sonia Chamkhi, « Raja Amari ne place pas la libération de son héroïne sur le plan social, économique et législatif mais sur celui, nettement plus ardu, de l’être en soi » (16). La barrette qui retient ses cheveux se détache, ses banales chaussures de villes se voient troquées contre des talons aiguilles rouges ; son corps lui-même apprend peu à peu à s’exprimer. Ses premiers mouvements, d’une violence instinctive, se transforment progressivement, à force d’enseignement, en art ; le défoulement originaire devient un moyen d’expression. Comme dans le cas d’Habiba Msika chez Selma Baccar, Lilia s’émancipe de sa condition par une pratique artistique : elle prend son droit à la parole de l’art lui-même. Symbole du peuple tunisien dont on étouffe le désir, Lilia propose une possible libération de l’homme par l’acceptation de son plaisir et de ses envies. Raja Amari le dit elle-même :
À l’image de la ville de Tunis, plutôt dévergondée la nuit, très sage le jour, le mode de vie tunisien est assez schizophrène, et ce, presqu’autant pour les hommes que pour les femmes. C’est un pays où l’on n’ose pas afficher ses désirs. Le poids du regard des autres reste très lourd. D’où une hypocrisie générale. On peut vivre comme on veut, mais à condition que les apparences de la morale traditionnelle soient préservées. (17)
Critiquer l’ordre établi : un éclairage sur le peuple en marge
Une femme opprimée. Le poids dangereux des traditions.
Cependant, le choix de construire des personnages libres et modernes pour dénoncer l’ordre établi et indiquer l’existence d’un autre peuple sous la tradition ne fut pas le choix de toutes. Moufida Tlatli, en particulier, a choisi d’attaquer les archaïsmes de la société et leur impact sur la vie des femmes.
L’image de la femme-victime est omniprésente dans le cinéma tunisien, qui s’occupe dès ses débuts des problèmes posés par le patriarcat dans la société. Cependant, comme le note Sonia Chamkhi, dans ces films, « les sujets féminins sont représentés comme victimes d’un sort injuste et humiliant », « réduits au silence, à la honte ou à la réclusion » (18). Ce n’est pas le cas chez Moufida Tlatli qui, selon la même chercheuse, « complexifie [ce procès]par la formulation d’une demande réelle de bouleversement et de refonte de l’ordre établi. (…) Une protagoniste émergera et prétendra au statut d’héroïne à part entière, justement parce qu’elle refusera de se soumettre aux valeurs traditionnelles et qu’elle s’engagera dans un procès de métamorphose. » (19).
Face à la réalité d’un univers féminin étouffé, associé au silence et aux endroits clos, qui symbolisent en eux-mêmes l’oppression des femmes, les femmes cinéastes font entendre une voix distincte mais populaire, celle de l’autre part du peuple. Les femmes, les plus soumises aux tabous, apparaissent ainsi comme des personnages prêts à affronter l’immuable tradition et à agir, parfois contre leurs aînées, pour proposer une nouvelle composition des rapports sociaux. En replaçant la liberté comme quête et comme bataille, ces cinéastes se confrontent plus encore au tabou, mettant en scène des héroïnes que tout destinait à l’oppression. Nawel Ouakaoui le souligne très justement :
C’est de l’interdit de voir que naissent les questions fondamentales et que s’active la fonction scopique. La cécité symbolique que croit imposer la société à certains de ses membres est un leurre ; plus l’interdit est important, plus le regard devient voyeur. Si la littérature suggère l’idée d’un œil regardant et affrontant toutes sortes d’obstacles, le cinéma met en scène et nous le donne à voir évoluant dans un environnement où l’individu est conditionné par la prégnance de la figure de l’interdit. (20)
Cette puissante figure du tabou mise en scène dans Les Silences du palais de Moufida Tlatli a marqué la mémoire de plus d’un spectateur. L’action se déroule à l’époque du Protectorat français ; comme le note Denise Brahimi (21), c’est l’un des rares films à avoir fait, dès les années 1990, ce retour en arrière sur l’histoire coloniale. Il apparaît pourtant rapidement que c’est moins la colonisation que la rigidité des coutumes et des traditions du pays du jasmin qui sont condamnées dans ce film, qui utilise habilement l’histoire pour parler d’une situation contemporaine.
L’histoire, à mi-chemin entre les dernières heures du colonialisme et le constat, toujours oppressif, de la nouvelle société tunisienne, est un parcours initiatique. Alya est une jeune femme qui passa son enfance dans le palais du bey, fille d’une servante et d’un homme dont sa mère ne voudra jamais avouer l’identité. Jeune, elle était libre d’errer dans les couloirs du palais et de passer du monde des maîtres à celui des servantes, découvrant peu à peu l’injustice de sa situation qui commença à nourrir en elle une révolte contre cet ordre établi. Dix ans plus tard, à l’annonce de la mort de l’ancien bey, elle revient dans ce palais désormais déchu, régler des comptes avec son passé.
Les Silences du palais est un film qui tourne autour de la dialectique du voir et du savoir. Sa force politique naît par ailleurs de sa puissance allégorique ; l’œil du personnage, posé sur les lois castratrices qui régissent sa condition de fille de servante est comme l’œil de la caméra qui pour le spectateur donne à voir le terrible spectacle de la loi du silence, particulièrement étouffante dans la société tunisienne au moment de la sortie du film. L’œil qui perçoit engendre de la connaissance, initie à une certaine prise de conscience ; les murs et les grillages qui entourent les jardins du palais n’empêchent pas le grondement sourd des contestations populaires assoiffées d’indépendance et de liberté de se faire entendre. À l’image du peuple, Alya ne cesse de lutter pour ses libertés. Interdite d’école, elle apprend en cachette à lire, à écrire ; discrète, elle découvre la salubrité du milieu dans lequel évoluent sa mère et les autres servantes, paralysées dans une soumission docile qu’Alya refuse de perpétuer. Elle fait partie du peuple nouveau, du peuple prêt à offrir sa vie pour avoir le droit de dire non ; à la mort de sa mère, terrassée par la violence des maîtres, elle n’hésite plus à sortir du silence. Montée sur scène pour faire entendre sa jolie voix destinée à divertir l’audience à la fête organisée par le bey, c’est l’hymne patriotique tunisien qu’elle choisit de chanter. L’art, une fois encore, posé comme récupération de la parole du peuple, comme acte démocratique : elle y recouvre sa dignité, dressée comme tout un peuple devant les maîtres et oppresseurs. Dans cette scène libératrice, symbole de l’acte d’indépendance de la Tunisie et au départ des Français, Alya incarne le peuple – et comme l’écrivait Michelet,
L’enfant est l’interprète du peuple. Que dis-je ? Il est le peuple même, dans sa vérité native, avant qu’il ne soit déformé, le peuple sans vulgarité, sans rudesse, sans envie, n’inspirant ni défiance ni répulsion. (22)
Alya comme symbole d’une alternative à la passivité. Le retour au réel, dix ans après l’indépendance, montre pourtant que rien n’a vraiment changé. Issue d’un milieu trop modeste, sa fuite avec Lotfi, le professeur qui apprenait à lire à la fille du bey, l’a replongée dans une vie médiocre et servile. Il refuse de l’épouser, et elle ne compte plus tous les avortements auxquels elle s’est soumise. Elle est chanteuse dans les mariages et expose son dégoût face à cette vie d’invisible qui l’attend. Son retour dans le palais lui permet d’exhumer des souvenirs enterrés avec sa mère et abandonnés dans sa fuite ; Alya n’a pas fini de se battre.
Les films de Moufida Tlatli proposent donc un autre moyen de montrer l’urgence d’une alternative démocratique. Celle-ci ne naît plus alors du fait accompli, celui qui, comme dans le film de Raja Amari ou les documentaires de Nadia El Fani, prouve par l’image qu’il existe des hommes et des femmes qui vivent autrement et proposent par eux-mêmes une nouvelle situation sociale et politique ; elle naît du besoin de ceux qui ne savent pas se révolter, mais qui ne savent plus comment vivre. L’alternative s’impose, lorsque la souffrance est trop difficile à supporter. À la révolte d’Alya succède la résistance d’Aïcha dans son deuxième film, La Saison des hommes (2000). Moufida Tlatli choisit d’y mettre en image la rigidité de la société dans toute son ampleur pour expliquer la raison des voix discordantes qui s’élèvent, l’existence des voix dissidentes qui, finalement, représentent le grondement sourd d’un peuple qu’on ne veut pas écouter.
La Saison des hommes met en lumière un cas spécifique en Tunisie : l’impossibilité en vivant à Djerba de subventionner les produits de première nécessité, et le départ des hommes à Tunis, où ils restent travailler, onze mois par an, pour que leurs familles ne manquent de rien. Pendant onze mois, les femmes de l’île attendent leurs hommes en tissant des tapis.
Au-devant du film, Aïcha et sa famille, placée par le mari de celle-ci, Saïd, sous l’autorité de la belle-mère. Elle rêve depuis le début de le rejoindre à Tunis, mais lui refuse tant qu’elle ne lui aura pas donné de fils. Après deux filles, Saïd reste sur ses positions. Puis naquit Aziz. Il se révèle autiste.
Elle désire ce garçon qui va la libérer et lui permettre d’aller à Tunis, et en même temps, elle ne veut pas cet enfant, car il signifie aussi la supériorité des mâles sur les femmes. Aziz est donc le produit du désir et du non-désir, un enfant autiste, qui la remet finalement dans son espace originel car elle baisse les bras. (23)
Pour Moufida Tlatli, cet enfant est né de la souffrance du corps de cette femme, privée de l’homme qu’elle aime. Djerba, ce lieu occupé en priorité par les femmes, apparaît tout entière comme une prison, à l’image du rez-de-chaussée réservé aux domestiques dans Les Silences du Palais ; de la même manière que dans son film précédent d’ailleurs, cette prison n’est pas présentée sur un mode misérabiliste. La communauté des femmes est solidaire. Les semaines de préparatifs qui précèdent l’arrivée des hommes sont l’occasion du rapprochement des femmes entre elles, et il se dégage une entente qui se verra finalement brisée par le retour de l’homme. Trop rare, trop attendu, l’homme chamboule davantage qu’il ne remet de l’ordre dans le quotidien en manque de père, de fils, d’amant.
Ce film montre la douleur des femmes, frustrées et abandonnées dans leur solitude. Moufida Tlatli cherche à montrer que cette douleur persiste, d’une génération à l’autre, parce qu’elle est perpétuée par les femmes elles-mêmes. Trois générations sont ici présentes à l’image : la belle-mère de la mariée est une femme dure, qui dirige la maison d’une poigne de fer selon les règles les plus strictes imposées par une société traditionnelle qui n’apparaît plus du tout en phase avec le monde moderne de la capitale. La mère est elle-même soumise au diktat de cette société étouffante qui l’empêche de vivre la vie dont elle rêve ; et malgré la douleur, on reconnaît dans la vie de ses deux filles sa propre enfance, qui apparaît dans quelques séquences pour expliquer d’où elle vient. De ses deux filles, l’une s’est déjà mariée et souffre déjà terriblement de l’absence de l’homme ; l’autre souhaite s’échapper, en se dérobant à l’autorité de la mère de son père par le biais d’une relation sans issue avec un quinquagénaire tunisois. Malgré ses doutes, sa révolte et ses idéaux d’adolescente, la jeune fille ne semble pas promise à un avenir meilleur. D’une génération à l’autre, le cercle reste clos.
C’est vrai qu’il y a des lois et qu’elles sont irréversibles, mais la démocratie est un combat éternel : il ne finira jamais, c’est comme le mythe de Sisyphe ! Le problème de la femme est une lutte qui prendra encore du temps parce que tu libères la tête, tu l’emmènes à l’école, tu l’instruis, elle tient un poste de direction, elle est pilote et tout ce que vous voulez, et son corps reste à souffrir. (24)
Quand le dialogue est impossible : terrasser l’oppresseur
Par-delà la notion d’une oppression des femmes symbolisée par les tabous imposés par les hommes, il s’agit donc de rappeler que les femmes elles-mêmes sont responsables de la perpétuation de cette oppression. Les premiers ennemis à combattre seraient donc finalement en premier lieu les mères, les sœurs. C’est l’idée que met en scène, de façon très subtile, Raja Amari dans son deuxième long-métrage de fiction, Les Secrets. Pour Sonia Chamkhi, il apparaît même, d’une certaine manière, comme
un film récapitulatif de l’évolution du discours de la revendication de la liberté féminine dans les films réalisés par les cinéastes femmes tunisiennes. Il synthétise ce passage extensif qui a dépassé la seule sphère de la revendication sociale, juridique et économique pour embrasser la sphère de l’intime et de l’être en soi. (25)
Trois femmes, trois générations. Aïcha et Radhia vivent avec leur mère dans les appartements domestiques au sous-sol d’une maison abandonnée dans laquelle leur mère avait autrefois travaillé comme domestique. Limitant leurs contacts avec le monde extérieur, elles vivent en huis clos ; le seul espace individuel dérobé des regards demeure la salle de bain, où s’exprime tour à tour le besoin de féminité de chacune d’entre elles. Leur quotidien chavire le jour où le jeune fils du propriétaire revient dans la maison avec sa jeune femme : la curiosité de la jeune Aïcha nourrit la révolte de celle-ci contre ses aînées. Raja Amari dénonce ainsi par ce film la violence des coutumes et illustre sa naturalisation dans l’espace quotidien. En présentant ces personnages de femmes, qui ont intégré ces traditions coercitives de telle sorte qu’elles n’ont même plus conscience de sa violence, la cinéaste a su mettre en exergue le processus d’invisibilisation de l’oppression, apparaissant par sa perpétuation d’une génération à l’autre, comme seule issue possible.
Le portrait n’est plus tant social et psychologique que dans les films de Moufida Tlatli. La rigidité dont la mère et la sœur font montre envers elles-mêmes d’abord, puis envers Aïcha amène à une destitution de la féminité : l’homme est absent de ce trio familial. L’arrivée du jeune fils suscite donc toutes les curiosités, et la féminité affichée par sa compagne fascine la jeune Aïcha. Epiée, celle-ci finira par prendre conscience de l’existence des trois femmes ; elle est aussitôt kidnappée par la sœur aînée, aigrie et jalouse. Cet événement entraîne une escalade de violence ; l’identification fantasmatique d’Aïcha à ce beau corps de femme l’amène à agir pour se libérer. En tuant sa mère, puis en tuant sa sœur, Aïcha libère son corps et affirme une féminité qu’on lui avait confisquée. Olivier Barlet note lui-même l’importance du corps dans l’esthétique de Raja Amari :
Se rapprocher des corps n’est pas seulement dans l’échelle des plans de la caméra mais dans la démarche même du cinéma (…) Ce langage du corps, Raja Amari le capte à merveille dans Les Secrets (Tunisie, 2009) : « Le corps transperce le langage très codé de l’écriture cinématographique », dit-elle. La caméra se met au diapason des corps mouvant, épouse le rythme effréné de leurs gestes. (26)
La cinéaste incarne donc, dans le corps de ces trois femmes, la violence du patriarcat. La liberté, symbolisée par la jeune femme venue de la ville, se heurte au conservatisme imposé par la mère, à la sœur aînée d’abord, qui a renoncé en apparence et au prix d’une grande frustration par la fille aînée, et qui est rejeté violemment par la plus jeune, qui par son émancipation rompt la chaîne des traditions. Ce passage à la liberté passe par un déguisement : du maquillage, une robe, des talons, ces habits de princesse qu’elle a trouvés dans les affaires de cette femme venue du monde libre. En assassinant la tradition incarnée, Aïcha s’impose de se construire un nouveau modèle. Raja Amari répond donc à ce que soutient Sonia Chamkhi lorsqu’elle écrit :
Par leur pratique artistique, et l’authenticité de leur démarche intellectuelle qui ne réduisent pas l’être femme à la seule appartenance sociale, les cinéastes tunisiennes femmes ont affirmé à la suite de Jean-Paul Clébert que le plus noble des désirs est celui de combattre tous les obstacles posés par la société à la réalisation des désirs vitaux de l’homme, aussi bien ceux de son corps que ceux de son imaginaire. (27)
Une Tunisie en transition
Peuple tunisien, réveille-toi : la place des femmes dans la révolte
Une troisième génération de cinéastes, enfants du numérique nés sous la dictature de Ben Ali, s’est vue pour sa part davantage portée par le peuple pour parler de démocratie que les générations précédentes, qui choisissaient l’image pour donner une voix à un peuple qui ne pouvait s’exprimer. Dès les premières révoltes de 2008 jusqu’à la révolution qui débouta Ben Ali en 2011, le cinéma se vit comme sommé d’accompagner les mouvements populaires.
Le 14 janvier 2011, la Tunisie a ainsi clos vingt-trois ans de dictature de Ben Ali. Quel fut le rôle et le pouvoir du cinéma face aux révoltes, aux « révolutions » qui ont commencé à secouer les sociétés arabes au début de l’année 2011 ? Au-delà de cette question sociale surgit d’ailleurs une véritable question épistémologique : qu’est-ce qui fait cinéma, parmi les milliers d’images enregistrées et archivées sur ces moments désormais historiques pour au moins deux sociétés arabes, la société tunisienne et la société égyptienne ? Pour dégager une véritable image, construite, du peuple en révolte, il s’agit d’analyser cette capacité du cinéma à enregistrer et à mettre en forme des événements historiques, parfois dans la même temporalité que les événements en cours. Quelle figure du peuple dans l’objectif des caméras tenues par les femmes en Tunisie ? Et, en retour, quelle révolution cinématographique ces révoltes démocratiques ont-elles engagé ?
Pour Olivier Barlet, même avant la révolution, la « recherche d’autonomie [des jeunes cinéastes tunisiens]passait par la déconstruction systématique du discours dominant associée à un regard sur soi sans détour, passant souvent par l’ironie » (28). Les femmes, dans cette entreprise cinématographique critique, ne furent pas en reste. Au regard de la Révolution tout entière déjà, elles se sont trouvées au premier plan des mobilisations. Comme le soulignent Dorra et Amel Mahfoudh,
Les mobilisations collectives récentes des Tunisiennes sont une remobilisation qui, même si elle étonne, n’est pas imprévisible au regard de l’histoire. Les racines du mouvement des femmes remontent au début du XXe siècle. Les Tunisiennes étaient engagées activement dans le mouvement social de libération nationale, elles s’y sont « introduites » par le social, considéré comme le prolongement de leur rôle privé et auquel elles étaient généralement assignées. (29)
Comme rendues fortes par un certain « droit de révolte » qu’elles avaient acquis bien des décennies auparavant, les femmes ont porté la contestation. Le documentaire est une forme privilégiée de ce nouveau cinéma, de cette nouvelle parole exaltée ; c’est celle qui fut le plus massivement suivie pour traduire, archiver, documenter la Révolution. Fortes et ancrées dans un réel contemporain à la très puissante symbolique, ces images documentaires donnent un visage à la mobilisation, et parlent à ceux qui n’ont pas pu être là. Histoires personnelles actrices de la grande Histoire, ces films sont riches de l’impulsion cinématographique qui leur a donné vie. Olivier Barlet souligne en effet l’importance du spectacle, et du discours fictionné, qui offrent au film documentaire une portée populaire :
Contrairement à la fiction, le documentaire profite du hasard de la vie. Celle-ci est parfois plus spectaculaire que la fiction. Mais qu’on soit là au bon moment ou pas, le spectacle ne peut être absent du documentaire, au risque de rendre le film bien morne. Restaurer la réalité du monde risque de faire perdre le spectacle dont l’absence génère l’ennui, mais en même temps, le spectacle risque de plonger le film dans l’artificialité marchande. On voit ainsi des documentaires se gaver d’anecdotes ou bien lorgner vers le sensationnel. C’est là où la différence entre le documentaire et la fiction s’estompe : tous deux essaient de résoudre la difficile équation liant le réel au spectacle, dans ce fameux adage d’un spectateur conscient de la manipulation mais qui désire encore y croire. (30)
Les choix esthétiques associés à l’outil documentaire offrent une portée forte à ce cinéma pourtant souvent encore méconnu des publics. Quelques années avant les mobilisations populaires, Nadia Touijer réalisait Le Refuge, tourné dans le cimetière du Jallez, dans lequel errent des hommes en quête de travail et d’avenir. Le film s’ouvre sur une caméra agitée face au refus des gardiens de laisser la réalisatrice faire des images qui pourraient se révéler négatives au regard de l’attractivité du pays. Après un montage tout en hoquet, la cinéaste nous plonge par de longs plans fixes dans la langueur d’une difficile quête de paix. Puisqu’on le lui a interdit, l’homme ne prend jamais part à l’image. La voix d’une figure qu’on ne voit jamais ponctue le film : un peuple absent, marginalisé, étouffé. Un peuple qui, des années plus tard entre en révolte.
Cette révolte fut filmée, réécrite, montée par beaucoup de cinéastes, trop contents de pouvoir enfin s’exprimer librement. Dans Mon 14, Ismahane Lahmar interroge le peuple tunisien dans toute sa diversité : une série d’entretiens vivement montée, qui expose la multiplicité des sentiments des hommes et des femmes tunisiennes après la chute de Ben Ali, qu’ils soient juifs, musulmans, chrétiens, riches ou pauvres, partisans ou non de la Révolution.
À la suite de la Révolution, des documentaires importants à l’image de ceux de Sonia Chamkhi, Militantes (2012) ou Feriel Ben Mahmoud, Tunisie, année zéro (2011) et Tunisiennes, sur la ligne de front (2013), soutiennent hardiment que la lutte pour la démocratie et la conquête des droits continue. Dans Militantes, Sonia Chamkhi suit plusieurs militantes politiques au moment des premières élections libres après la chute du dictateur Ben Ali. Devant l’influence manifestement grandissante des partis islamistes, des femmes se battent en 2012 pour la laïcité et l’égalité des droits et des chances. Armées d’un espoir communicatif, ces femmes proposent leurs idées pour une Tunisie du futur. Dans la poursuite des révoltes démocratiques de l’année précédente, ce film insiste sur le fait que la libération d’un peuple est un processus et une construction qu’il s’agit de mener ensemble dans la durée, en écoutant la voix et les besoins de chacun. C’est également le message de Tunisie, année zéro de Feriel Ben Mahmoud, qui conte sans ambages la difficile naissance de la démocratie, la première du monde arabe. Le film présente lui aussi le premier accès libre aux urnes, en vue de la rédaction de la première constitution.
Tunisiennes, sur la ligne de front fut réalisé deux ans plus tard, dans la même dynamique. Tourné au moment où le parti islamique Ennahda était au pouvoir, le film raconte l’histoire de ces femmes, mais aussi de ces hommes, qui se battent pour défendre le droit des femmes, devenu avec le retour du religieux dans le politique le plus grand symbole et enjeu politique du pays. Après avoir suivi, deux années durant, les transformations qui s’opéraient dans son pays, la cinéaste se range du côté des militantes – des ouvrières, des artistes ou des veuves d’opposants politiques mystérieusement disparus. L’enjeu démocratique de la Révolution, dans ce film, est loin d’avoir été étouffé. Les témoignages et les actions se succèdent – et porteront leurs fruits, puisqu’en juin 2014, la nouvelle constitution tunisienne a encore travaillé de façon progressiste sur l’instauration égalitaire des femmes dans la société.
Se souvenir pour continuer à lutter : ce peuple qui s’est révolté
Il s’agit donc, pour beaucoup de cinéastes, de ne pas oublier la lutte. Se souvenir de la dictature et dresser l’histoire des hommes et des femmes qui se sont battus au fil des siècles pour le pays apparaît comme un véritable programme pour certains cinéastes. Feriel Ben Mahmoud, notamment, a beaucoup travaillé sur les archives et sur l’histoire ; Révolution des femmes, un siècle de féminisme arabe (2014) est une pierre de plus à l’édifice de la mémoire nationale et régionale. Documenté et riche de la parole de nombreuses féministes arabes contemporaines, ce film replace les mouvements militants contemporains dans une perspective chronologique indispensable pour asseoir leur légitimité. Redessiner la lignée afin de prouver que la lutte est inébranlable, ce film est tant un hommage aux premières luttes pour le droit des femmes qu’un profond encouragement pour les groupes actifs dans la nouvelle société tunisienne, toujours faible d’une organisation qui nécessite des années de construction et de mise en route.
Une autre manière de continuer la Révolution est celle de réactualiser la mémoire de ce qu’on a quitté. C’est l’ambition programmatique de films tels Printemps tunisien (2014) de Raja Amari ou de A peine j’ouvre les yeux (2015) de Leyla Bouzid, qui placent tous deux leur action avant le déclenchement de la Révolution. Ils ne prennent donc pas ce moment de bascule historique comme sujet ; ils centrent leur récit sur des histoires personnelles sur laquelle il est aisé d’imaginer l’impact de la Révolution.
Printemps tunisien met en scène trois musiciens. Précaires, ils cherchent tous trois une solution pour s’en sortir. L’un préfère essayer de quitter le pays ; un second se voit contraint d’abandonner une carrière d’enseignant, obstruée par la corruption ambiante ; le troisième, plus opportuniste, accepte d’entretenir avec une vieille conseillère de la première dame du président une relation amoureuse dont il compte sans cesse les gains financiers. Trois formes de révolte, une même volonté de respirer et de sortir de leur misérable situation, leur démarche n’est pourtant pas des plus engagées ; la Révolution, c’est seulement sur YouTube qu’ils vont y prendre part. Incertains, pétris de doute, ces trois symboles d’une jeunesse tunisienne opprimée rappellent à chacun ce que signifie de vivre sous une dictature. Liberté d’expression brimée, corruption, mensonge et absence de considération semble être le lot de chacun des personnages du film. Face à ce désenchantement s’impose pour certains la Révolution, synonyme de nouvelles questions, mais peut-être aussi porteuse d’espoir pour ces personnages qui voyaient leur jeunesse s’envoler sans les élever avec elle.
A peine j’ouvre les yeux dresse au contraire le portrait d’une certaine jeunesse dissidente. Chanteuse dans un groupe de rock s’apprêtant à se produire pour la première fois en public et à interpréter sur scène des chansons aux paroles politiquement engagées, dangereuses même du temps de la dictature. Leyla Bouzid met en scène le pouvoir des forces de renseignement et l’impunité de la police, décidée à faire régner l’ordre en étouffant toute liberté d’expression, serait-elle celle d’un jeune groupe de lycéens à peine sortis du bac. Émouvant, ce film nous plonge dans l’univers paranoïaque de la Tunisie de la dictature, comme pour répondre à tous ceux qui, déjà désabusés et à bout de souffle, souhaiteraient le retour de l’ordre et de Ben Ali à la tête du pays.
Continuer la lutte : une révolution insatisfaisante
Tous, pourtant, ne sont pas satisfaits des résultats de ce qui fut baptisé bien vite la « Révolution de Jasmin ». Il s’agit alors pour certains cinéastes d’apporter de subtiles nuances. Le processus révolutionnaire lui-même ne parlait pas à tout le peuple : l’incroyable personnage que suit pendant des mois Hinde Boujemaa pour son film C’était mieux demain (2013) en témoigne. En marge des manifestations, Aïda essaie de s’en sortir – pour commencer en trouvant un toit pour dormir pour elle et son fils, jeune adulte atteint de troubles psychologiques qui le rendent parfois violent et incontrôlable. Ses autres enfants ont été recueillis dans une famille d’accueil ; on ne pourra les lui rendre que lorsqu’elle sera bien logée. Pour elle, la Révolution apparaît comme une bénédiction ; mais au fil du déroulé du film, le quotidien s’avère peu différent. Laissée en marge du processus démocratique en raison des complications qui jalonnent sa vie, les lendemains demeurent un perpétuel combat et les larmes sont parfois difficiles à ravaler. Avec un tel documentaire au milieu du bouleversement révolutionnaire, Hinde Boujemaa illustre avec flamboyance l’idée d’Olivier Barlet lorsqu’il écrit :
En documentant le chaos du monde, le cinéma documentaire fait l’amère constatation de la perte, non pour nous désespérer mais pour nous encourager à construire sur l’imprévisibilité de notre propre devenir. La conscience de la perte fonde dès lors un autre rapport au monde qui restaure la conscience de la mort que l’image spectacle et l’image de magazine ne cessent de renier. (31)
C’était mieux demain propose d’illustrer le passage de l’ancien au nouveau monde, sans imposer de jugement et en laissant cette femme seule éclairer le spectateur sur ces pages de l’Histoire qu’il s’agit de tourner et la nécessité concomitante de continuer à lutter.
Une autre manière de contester le progrès se retrouve à mots couverts dans Le Challat de Tunis de Kaouther Ben Hania, qui à travers un film qui mêle sans en dessiner les limites la pratique documentaire et la fiction, montre qu’en 2013 la société tunisienne est encore très conservatrice. En marge de son enquête, les hommes interrogés dans la rue discutent des femmes en termes peu respectueux, et convoquent le Coran pour leur imposer des tenues qu’ils jugent plus décentes. Le Challat de Tunis est une légende urbaine née en 2003 qui met en scène un homme qui aurait tailladé onze hanches de femmes qu’il jugeait indécentes. Cette légende fut à l’origine d’un jeu vidéo, très prisé en Tunisie. Ou peut-être que tout ça n’est que fiction ? On ne sait plus, tant les réactions des uns et des autres sont probables. D’une histoire née avant la révolution, Kaouther Ben Hania nous plonge dans un présent qui ne connaît que peu de changement. Comme le note Jean-Michel Frodon,
Semé de personnalités (personnes ? personnages ?) intrigantes, inquiétantes, farfelues ou attachantes, Le Challat de Tunis est donc composé d’une multitude d’artifices. (…) Si celui-ci est à ce point réussi, c’est qu’il ne repose nullement sur la révélation de ce qui était « vrai » ou « faux », mais sur la démultiplication des tensions entre les composants d’une galaxie de faits, d’affects, d’usages des corps, des mots, des références de toutes sortes. (32)
Lucide, critique, ce film montre l’envers de la société révolutionnaire. Comme une nouvelle proposition de déconstruction systématique du discours dominant, devenu celui de la liberté d’expression et de tolérance, le désenchantement apparaît dans ces films avec humour et émotion – jusqu’à nous conduire, comme le fait Sarra Abadi, à des situations les plus absurdes, allégories d’un Etat qui a du mal à assumer ses responsabilités. La portée sociale de son film Le Dernier Wagon (2009), qui présente l’histoire saugrenue d’une auteure qui décide d’arrêter d’écrire le jour où on lui apprend qu’elle va être éditée, est indéniable : métaphore et artifices sont encore les outils privilégiés d’une création qui n’a pas fini de s’exprimer.
Conclusion
Kamel Ben Ouanès affirme que :
Chaque film est une tentative de réponse aux questions de son époque. Dans cette perspective, la relation entre le texte filmique et le contexte historique est organique et intimement liée. Bien sûr, aux questions qui traversent l’époque, la réponse n’est pas uniforme car elle est sans cesse décentrée, puisqu’elle change non seulement de coloration ou de tonalité d’un film à l’autre, mais elle prend aussi plusieurs modalités formelles. La réponse peut être idéologique, didactique, utopique ou encore esthétique, et cela au gré d’un croisement ou d’une alchimie entre la vision de l’auteur et les valeurs dominantes du contexte historique et culturel. (33)
Les films réalisés par les femmes en Tunisie ont souvent été, des pionnières aux nouvelles générations, des films politiques. La société tunisienne est au cœur des préoccupations de ces cinéastes qui souhaitent que la dynamique de changement insufflée par Bourguiba se poursuive, que la société évolue vers des rapports plus justes, plus égalitaires, entre les hommes et les femmes ou d’un point de vue strictement populaire et démocratique – ce dont témoigne plus particulièrement la production née des révolutions numériques et de ce qui fut baptisé « printemps arabe ». En proposant depuis les années 1970 des figures du peuple minoré – les femmes, les chômeurs, les sans-abri – ou du peuple méconnu de l’image – les militants, les femmes politiques, les hommes féministes -, les femmes exposent sans cesse une reconfiguration démocratique des rapports sociaux. Sonia Chamkhi explique ainsi le projet cinématographique des femmes tunisiennes pour un cinéma dans leur pays :
La demande du sujet féminin est une demande de refonte des relations interpersonnelles sur une base normative et selon un principe d’équité qui égalise d’abord les droits et les devoirs de chaque citoyen, homme ou femme, ce qui engage évidemment un bouleversement total des valeurs de la société patriarcale à laquelle le sujet féminin appartient. (…) [Les] films cristallisent le conflit que vit le sujet féminin entre le moi et le nous. Entre la revendication d’une individuation à part entière et un groupe social réfractaire à toute métamorphose des règles traditionnelles qui régissent les rapports hommes/femmes. (34)
Cette reconfiguration est essentiellement basée sur l’histoire : pour appuyer des affirmations qui sont souvent peu écoutées, il s’agit d’abord de reconstituer une chronologie historique et philosophique du propos. Salma Baccar le faisait dans Fatma 75 en 1975 ou en mettant en scène une figure atypique, Habiba Msika, dans La Danse du feu en 1994 ; Feriel Ben Mahmoud propose un nouveau bilan d’une histoire militante en 2104 avec La Révolution des femmes, un siècle de féminisme ; le choix du film historique, comme celui de Moufida Tlatli Les Silences du Palais, partage la même logique. Ces films apparaissent comme une mise en garde contre le retour éventuel que pourrait imposer une rigidification de la société à un état des rapports sociaux loin de laisser à chacun sa libre expression. D’autres s’ancrent dans l’immédiat : La Trace, de Néjia Ben Mabrouk, est le premier d’entre eux et engendre de multiples films mettant en scène un personnage de femme qui apprend à gagner sa liberté. Plus directement contestataires, certains documentaires n’hésitent pas à attaquer frontalement les problèmes ciblés ; c’est notamment le cas et l’enjeu du cinéma de Nadia el Fani qui cherche à souligner les contradictions de la société afin de présenter comme une évidence l’importance de la solution démocratique.
L’ensemble de ce corpus, de plus en plus riche et de plus en plus diversifié, de films réalisés par des femmes en Tunisie semble répondre à une urgence : celle d’une prise de parole libre et universelle. Porteuses d’images, ces cinéastes créent de véritables symboles populaires pour offrir à tous ceux qui sont trop opprimés ou qui estiment encore qu’ils n’ont pas le droit de faire entendre leur voix une expression dissidente des canons traditionnels. Il s’agit aujourd’hui pour la Tunisie d’affirmer les bases d’une société nouvelle, démocratique. Par le cinéma, par l’art, quelques propositions alternatives deviennent accessibles et ouvrent le débat. Comme accompagnant Mahmoud Darwich, qui déclarait avec conviction en 2003 : « Sans doute avons-nous besoin de la poésie, plus que jamais. Afin de recouvrer notre sensibilité et notre conscience de notre humanité menacée et de notre capacité à poursuivre un des plus beaux rêves de l’humanité, celui de la liberté » (35).

Notes
1. Michel Serceau, « 20 ans déjà », dans CinémAction Cinémas du Maghreb, n°111, 2e trimestre 2004 p.7
2. Denise Brahimi, 50 ans de cinéma maghrébin, Paris, Minerve, 2009, p.207
3. Denise Brahimi, 50 ans de cinéma maghrébin, op. cit., p.105
4. Voir notamment Stanley Cavell, La Projection du monde, Paris, Belin, 1999 ; A la recherche du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage, Paris, Les Cahiers du cinéma, 1993.
5. Wassyla Tamzali, Une femme en colère. Lettre d’Alger aux Européens désabusés, éditions Sedia, Alger, 2010 p.34
6. Sonia Chamkhi, « Du discours social au discours de l’Intime ou de la démystification de la violence », dans Patricia Caillé, Florence Martin (dir), Les Cinémas du Maghreb et leurs publics, Africultures n°89, Paris, L’Harmattan, 2012, p.29.
7. Michel Serceau, « 20 ans déjà », in. CinémAction Cinémas du Maghreb, op.cit., p.40
8. Denise Brahimi, 50 ans de cinéma maghrébin, op. cit., pp.11-12
9. Evoqué par Viola Shafik, « Silences of the Palaces », dans Dönmez-Colin Günül (dir.), The cinema of North Africa and the Middle East, London, Wallflower, 2007, Samt Al-Qusur, p.148.
10. Dönmez-Colin Günül (dir.), The Cinema of North Africa and the Middle East, London, Wallflower, 2007, Samt Al-Qusur – Silences of the Palace, Viola Shafik
148 : « The critical preoccupation with the social position of women, but also gender relations in general, form one of the main threads of Tunisian cinema since the 1970S (…). This special orientation led also to a strong presence of women directors. » Traduction de l’auteur de cet article.
11. Olivier Barlet, Les Cinémas d’Afrique des années 2000. Perspectives critiques, Paris, L’Harmattan, 2012, p.120.
12. Hélé Béji, Le Désenchantement national. Essai sur la décolonisation, éd. François Maspéro, Paris, 1982.
13. Denise Brahimi, 50 ans de cinéma maghrébin, op. cit., p.53
14. Propos de Nadia el Fani recueillis par Olivier Barlet dans Les Cinémas d’Afrique des années 2000. Perspectives critiques, op. cit., p.325.
15. Op. cit. p.326.
16. Sonia Chamkhi, « Du discours social au discours de l’Intime ou de la démystification de la violence », dans Patricia Caillé, Florence Martin (dir), Les Cinémas du Maghreb et leurs publics, op. cit., p.29.
17. Raja Amari, propos recueillis par Louis Guichard, Télérama n°27-28, avril 2002, p.32.
18. Sonia Chamkhi, « Du discours social au discours de l’Intime ou de la démystification de la violence », dans Patricia Caillé, Florence Martin (dir), Les Cinémas du Maghreb et leurs publics, op. cit., p.29.
19. Ibid.
20. Nawel Ouakaoui, « Ayla et Fella : deux parcours visuels, un combat unique », dans CinémAction. Les Cinémas du Maghreb, op. cit., p.77.
21. Denise Brahimi, 50 ans de cinéma au Maghreb, op. cit., p. 86.
22. Jules Michelet, cité par l’éditeur de l’ouvrage collectif, Qu’est-ce qu’un peuple ?, Paris, Editions La Fabrique, 2013, p.7.
23. Propos de Moufida Tlatli recueillis par Olivier Barlet, entretien sur La Saison des hommes disponible sur le site d’Africultures, //africultures.com/php/?nav=article&no=1661#sthash.KLu7EF7w.dpuf, consulté le 31 janvier 2016.
24. Ibid.
25. Sonia Chamkhi, « Du discours social au discours de l’Intime ou de la démystification de la violence », dans Patricia Caillé, Florence Martin (dir), Les Cinémas du Maghreb et leurs publics, op. cit., p.36.
26. Olivier Barlet, Les Cinémas d’Afrique des années 2000. Perspectives critiques, op. cit, p.310.
27. Ibid.
28. Olivier Barlet, Les Cinémas d’Afrique des années 2000. Perspectives critiques, op. cit., p.157.
29. Dorra Mahfoudh, Amel Mahfoudh, « Mobilisation des femmes et mouvement féministe en Tunisie », dans Amel Mahfoudh, Christine Delphy (coord.), « Féminismes au Maghreb », Nouvelles questions féministes, Revue internationale francophone, éditions Antipodes, vol 33, n°2, 2014, p.14.
30. Olivier Barlet, Les Cinémas d’Afrique des années 2000. Perspectives critiques, op. cit., p.306.
31. Olivier Barlet, Les Cinémas d’Afrique des années 2000. Perspectives critiques, op. cit., p.313.
32. Jean-Michel Frodon, « Le Challat de Tunis : ni menteur, ni moqueur, vrai », Slate.fr, 07/10/2015, http://www.slate.fr/story/99777/challat-tunis-vrai consulté le 30/01/2016.
33. Patricia Caillé, Florence Martin (dir), Les Cinémas du Maghreb et leurs publics, Africultures n°89, Paris, L’Harmattan, 2012. Rhétorique de la rupture dans le cinéma maghrébin – Kamel Ben Ouanès, p.92.
34. Sonia Chamkhi, « Du discours social au discours de l’Intime ou de la démystification de la violence », dans Patricia Caillé, Florence Martin (dir), Les Cinémas du Maghreb et leurs publics, op. cit., pp.30-31.
35. Mahmoud Darwich, « La poésie en des temps de sauvagerie », dans Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres) du lundi 14 avril 2003, traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier. Allocution inaugurale prononcée par le poète palestinien Mahmoud Darwich le jeudi 3 avril 2003, lors de la manifestation « Rencontre avec Mahmoud Darwich », à la Cité du Livre d’Aix-en-Provence.
Bibliographie
Abdelkrim Gabous, Silence, elles tournent ! Les femmes et le cinéma en Tunisie, Cérès éditions, 1998.
Barlet Olivier, Les Cinémas d’Afrique des années 2000. Perspectives critiques, Paris, L’Harmattan, 2012.
Brahimi Denise, Cinémas d’Afrique francophone et du Maghreb, Nathan université, Paris 1997.
Brahimi Denise, 50 ans de cinéma maghrébin, Paris, Minerve, 2009.
Caillé Patricia, Martin Florence (dir), Les Cinémas du Maghreb et leurs publics, Africultures n°89, Paris, L’Harmattan, 2012.
Chamkhi Sonia, Cinéma tunisien nouveau, Parcours autres, Sud éditions Tunis, 2002.
Dönmez-Colin Günül (dir.), The Cinema of North Africa and the Middle East, London, Wallflower, Samt Al-Qusur, 2007.
Gauthier Guy, Le Documentaire, un autre cinéma, ed. Armand Colin cinéma, 2005.
Mahfoudh Amel, Delphy Christine (coord.), « Féminismes au Maghreb », Nouvelles questions féministes, Revue internationale francophone, éditions Antipodes, vol 33, n°2, 2014.
Serceau Michel (dir.), Cinémas du Maghreb, CinémAction n°111, 2e trimestre 2004.///Article N° : 13456

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
Les images de l'article
Fatma 75
Keswa, le fil perdu
Le Refuge





Laisser un commentaire