L’Appel de la Lune

De Tidiane N'diaye

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Tidiane N’diaye est un historien et anthropologue que l’on ne présente plus. Auteur de nombreux essais qui ont connu un grand succès auprès du public, dont certains récompensés par des prix prestigieux, il nous surprend là où on ne l’attendait pas, par cette incursion dans le monde de la fiction, à travers ce bel opus aux allures de contes de fées au nom si poétique : L’appel de lune. Mais dès l’entame, le récit qui s’avère être en réalité un roman historique, emporte le lecteur dans la grande fresque d’une Afrique du sud meurtrie par les assauts impérialistes et la geste d’un peuple zoulou vaillant mais essoufflé par des siècles de conflit. Débuté quelques mois avant la guerre anglo-zouloue, l’improbable histoire d’amour entre Isiban jeune fille zouloue et Marc Jaubert descendant d’une famille d’Afrikaners plonge le lecteur dans un palpitant récit où les aventures poétiques d’un couple uni sous la complicité d’Inyanga la lune, contrastent avec l’angoissante imminence d’une guerre dont l’issue sonne irréfutablement la fin de la grandeur du peuple zoulou.

DES PERSONNAGES, ALLEGORIES D’UN PEUPLE ARC-EN-CIEL
Tidiane N’diaye livre au lecteur les circonstances de l’annexion de l’Afrique du Sud par les puissances coloniales successives et l’héroïque histoire du peuple de Chaka et fige sur la page blanche les contours bariolés d’un peuple né de la croisée des peuples d’Europe et d’Afrique, à travers une myriade de personnages, symboles d’un peuple sud-africain kaléidoscopique.
Les zoulous
Porté par son illustre monarque Cétiwayo, le peuple zoulou est à l’image de cette Afrique ancestrale, respectueuse de ses coutumes qui vit en harmonie avec le monde. Arrière petite fille de Chaka zoulou, Isiban, princesse zouloue employée par les Van der Meersch, une famille de boers, permet au narrateur une immersion endogène dans l’enfer de ce peuple martyrisé et en proie aux ambitions peu philanthropes de l’homme blanc. Elle est beauté et poésie, innocence et naïveté, à l’image de cette Afrique pure, sauvage et brute comme un diamant livré aux mains des assaillants. Son épanouissement progressif sonne comme un message délivré à ceux qui ont eu entre leurs mains le destin de ce pays jeune, vulnérable, à l’avenir potentiellement prometteur.
Face à elle, Pampatha, sa sœur aînée qui affiche son hostilité au projet de mariage de sa sœur, voit d’un mauvais œil cette mésalliance synonyme de corruption de la pureté du sang de son peuple. Elle est l’écho d’une Afrique qui perçoit dans la présence du colon blanc la menace d’aliénation culturelle et adopte une attitude de méfiance et de repli sur soi.
Oumsélé affectueusement appelé Ubaba par sa petite fille, est à la fois guérisseur et imbogui, l’équivalent du griot- historien dans d’autres cultures. Sorte de gardien de la mémoire, l’imbogui est « celui qui transmet la mémoire au monde et à ses habitants ». Par son rôle déterminant dans le mariage entre Isiban et Marc, il construit le lien entre le passé et le futur de l’Afrique du Sud, assure le legs et la transmission intergénérationnels, raconte à la jeunesse la mémoire de son passé fastueux, l’arme et l’accompagne dans un futur menaçant mais inévitable pour le peuple zoulou.
Kuzayo le Dheka, le « zoulou espion » envoyé pour guetter les agissements des Anglais, a aussi pour charge de diffuser des informations fallacieuses destinées à déjouer la vigilance de l’ennemi. Kuzayo est à l’image de la transformation en cours de ce peuple. Il est l’interface sans lequel les deux peuples qui se disputent une même terre ne peuvent survivre. Il est le produit d’un système colonial et incarne la ruse, le stratagème du faible qui développe face à l’ennemi puissant les ressources de son intelligence
Inyanga, la déesse lune et Nkolo Nkolo le Dieu zoulou accompagnent le destin des personnages et reproduisent les croyances cosmogoniques africaines et l’intellection entre l’homme noir et son environnement. Face aux récits d’une folie meurtrière, ils rappellent par la complicité qui les lie aux personnages zoulous, l’exigence d’un monde de poésie et d’harmonie où l’individu n’est qu’un élément de la nature.
Le roman raconte au lecteur le combat perpétuel que se livrent les protagonistes sur un territoire envahi par des forces hostiles.

Les Boers hollandais
Au premier plan de ces forces hostiles figurent les boers hollandais, représentés dans le roman par la famille Van Der Meersch. Famille de pionniers boers austères qui travaillent dur pour vivre, catholiques conservateurs, les Van der Meersch vivent en autarcie selon des préceptes arriérés de la religion, à l’écart des progrès qu’ils considèrent être une menace pour eux. Ils incarnent le mode de vie rigoureux et les conceptions d’une hiérarchie des races justifiées selon leurs interprétations de la Bible « par une volonté divine ». Leur politique expansionniste fondée sur l’exploitation de l’autre marque le début d’une scission d’un peuple écartelé par les rapports de force et discours raciaux. La fin tragique de la famille Van der Meersch annonce de manière allégorique le déclin du règne des Boers, destitués par une puissance anglaise capitaliste consciente du potentiel économique de cette colonie du Royaume Uni.

Les Anglais
Dans cette chronique de la mort annoncée du règne du peuple zoulou aux relents de procès contre l’impérialisme, le narrateur taille une part belle à la puissance coloniale anglaise. S’inscrivant dans cette trajectoire des personnages qui impriment à la fois leur destin individuel dans le récit tout en incarnant des pans de l’Histoire, le général Lord Chelmsford, placé aux commandements de l’armée anglaise, mène contre les zoulous et les Afrikaners une bataille âpre. Admirateur du grand soldat et stratège militaire russe, Alexandre Vassilievitch Souvorov, le général Lord Chelmsford se révèle être un obsédé de la guerre et nourrit une aversion sans compromission pour tous les Afrikaners ; « qu’ils soient Boers holllandais ou Huguenots français », pour tout ce « qui n’est pas anglais de souche », les Chinois, les Indiens, les Portugais et surtout, pour tous les indigènes qui « s’imaginent avoir les mêmes droits » que les Blancs. Par son acharnement à œuvrer pour l’assujettissement du peuple zoulou et la suprématie du Royaume -Uni, au détriment des ordres de sa hiérarchie, il symbolise la folie meurtrière et les exactions d’une politique impérialiste menée au mépris des populations, de leur identité et de leurs traditions.

Les huguenots français
Le tableau familial des Jaubert clôture cette fresque historique. Neuvième génération d’une famille de Huguenots français condamnés à l’exil, après le massacre de la Saint Barthélémy, et embarqués à bord de l’Amsterdam en même temps que d’autres émigrants, pour venir cultiver la vigne au Cap, les Jaubert vivent en Afrique depuis près de deux siècles. Georges, le patriarche idéaliste règne sur toute une tribu arc-en-ciel et nourrit le rêve utopiste d’un pays uni et tolérant dans sa diversité, symbole du devenir de l’Afrique du Sud. Pierre Jaubert, son fils, père absent et mari volage, inscrit involontairement dans le parcours de ses fils un destin amer où se mêlent colère et violence. Aîné des trois fils, désabusé et en quête d’identité au milieu de cette histoire familiale et collective troubles, François Jaubert, piètre militaire s’enrôle pourtant dans l’armée anglaise et attire dans son funeste sillage son frère Richard.
Si François et Richard n’échappent pas à ce déterminisme familial de l’échec, Marc réussit tant bien que mal à se construire une vie faite de promesses dans un pays en devenir. Installé à Durban où il crée une entreprise familiale  » la Jaubert Trading company » et fonde, avec l’appui de son grand-père Georges, le nouveau clan des Jaubert, Marc se spécialise dans le commerce et construit son domaine comme un refuge où viennent se retirer les meurtris et réparer leurs ailes blessées. Il y recueille Reesa, une femme d’origine « san », une des plus anciennes ethnies d’Afrique du Sud, maitresse de son père Pierre Jaubert, avec lequel elle a eu deux enfants, Noël et Jeanne. Deux autres familles viennent colorer cette famille reconstituée : une chinoise, celle de Peng Lai et une Indienne, celle de Bibek Paniandy. Peng et Bibek sont les contremaîtres qui dirigent les équipes de porteurs de leurs pays respectifs. Le clan Jaubert est une projection de cette nation arc-en-ciel faite de superpositions d’histoires individuelles et d’identités fragmentées. Au-delà de la fable, elle est l’emblème du message distillé en filigrane par l’auteur qui voit dans cette fractalisation, les ferments d’un futur aux racines hybrides mais construit sur les fondements d’une acceptation de l’autre dans sa différence et sa richesse.

UNE IMMERSION DANS L’HISTOIRE D’UN PAYS
L’auteur nous immerge dans l’univers et le contexte de l’œuvre et nous donne l’illusion que les personnages qui évoluent dans l’histoire existent réellement tant la contextualisation est vraisemblable. La topographie très précise donne au lecteur des points d’ancrage pour suivre la progression des personnages. Le lecteur sillonne et parcourt en même temps que les personnages le territoire sud africain, du Cap au Natal. L’appel de la lune, passionne certes le lecteur tenu en haleine par la belle histoire d’amour entre Marc Jaubert et la belle Isiban. Mais, il découvre en arrière-plan l’histoire de l’Afrique du Sud qui va être le théâtre de rivalités politiques entre les Boers et les Anglais, sous le regard impuissant des courageux zoulous et des huguenots français résignés.
L’auteur, en bon pédagogue, nous explique les étapes de la constitution du peuple Afrikaner. Dès le XVIIIème siècle, après deux siècles d’implantation, les descendants de Blancs non anglophones, d’origine allemande, française ou scandinave se font appeler Afrikaners. Au XVIIème siècle, ce sont des navigateurs néerlandais, en quête d’un comptoir d’approvisionnement entre Amsterdam et leur colonie Batavia en Indonésie qui échouent sur le Cap de Bonne Espérance : les premières communautés dites « Boers » signifiant en néerlandais  » ferme » s’y installent sous le commandement d’un certain Van Riebeeck acteur déterminant dans l’immigration blanche en Afrique du Sud. Après la révocation de l’Edit de Nantes par Louis XIV, de nombreux huguenots français réfugiés en Hollande se portent aussi volontaires pour s’installer en Afrique du Sud. L’arrivée des Anglais au XIXème siècle après la signature du Traité de Paris qui cède la colonie du Cap au Royaume Uni en 1814 et l’abolition de l’esclavage en 1833, pousse les Boers à se retirer vers le Nord, à travers cette grande campagne de migration appelée le « Grand Trek ». Le ralliement surprenant au XIXème siècle du descendant de Napoléon III, Louis Eugène Napoléon venu combattre sous les couleurs anglaises, imprime une zone sombre de l’histoire française dans l’annexion britannique de la région du Cap.
On y apprend également les circonstances de la naissance du peuple zoulou dont Chaka fut l’illustre chef guerrier. Du nom générique du chef d’un clan mineur Kantombhela Zoulou, le peuple zoulou est issu de l’immigration du peuple bantou qui s’est implanté sur les territoires occupés par les Khoï, des chasseurs, et les San, populations d’éleveurs. Les Bantous qui maîtrisaient la technique de la métallurgie et le secret du feu, fabriquèrent des outils pour travailler la terre et des armes de feu et s’imposèrent dans le pays. C’est officiellement entre 1816 et 1820 que Chaka, après avoir réuni tous les peuples bantous sous le nom de zoulou « ciel » ou « célestes » déclare la naissance du peuple conquérant.

ENTRE HISTOIRE COLLECTIVE ET HISTOIRE INDIVIDUELLE
Entrelacement de l’Histoire collective et de l’histoire individuelle de personnages qui marronnent le territoire sud africain à la poursuite d’un destin à construire, L’Appel de la lune installe le lecteur aux premières loges d’une guerre anglo-zouloue. Captivé par les histoires individuelles poignantes de destins pris au piège dans cette nasse dont les fils emprisonnent activistes et pacifistes dans un conflit inéluctable, le lecteur assiste au déclin du peuple guerrier zoulou qui se voit déposséder de sa souveraineté légitime et spolier de ses terres séculaires. C’est aussi dans les tonalités d’une geste que le lecteur s’enflamme, palpite devant le courage légendaire du peuple zoulou. Le roman richement documenté, témoigne cependant d’une hésitation entre l’essai historique et le récit. Le lecteur y perçoit une solide connaissance de l’histoire de l’Afrique du Sud. Même si on déplore l’alternance trop mécanique entre apport historique et évolution de l’histoire amoureuse et les longs passages informatifs sur les pages de l’histoire sud africaine, on apprécie la rigueur de la documentation et les précieuses informations ponctuées de dates précises et de faits historiques vérifiables.

ENTRE FICTION ET HISTOIRE : LE DEVOIR DE MEMOIRE
Contribution au devoir de mémoire par la construction d’une mémoire collective, ce passionnant roman historique superpose le discours sur le fait historique et son métalangage. L’auteur s’introduit ainsi dans le débat autour du rôle de l’écrivain en y posant tout comme Edouard Glissant la problématique de l’apport de la fiction dans la construction d’une histoire collective. L’enchevêtrement des deux histoires qui font des personnages du roman des avatars de personnages historiques, facilite certes l’appropriation d’une histoire collective souvent méconnue voire ignorée, mais souligne en même temps la difficulté pour le lecteur peu averti de poser les démarcations entre les deux frontières : où s’arrête l’histoire individuelle des personnages et où commence l’histoire collective ? Mais les passages romantiques qui impriment dans l’œuvre l’empreinte universelle de l’amour rassurent le lecteur sur la pertinence du choix de l’auteur : ne pas renoncer à son expérience de grand historien et anthropologue.
Tidiane N’diaye cherche à sortir de l’enfermement de l’essai et du discours de l’érudit destiné à l’intellectuel et, à atteindre un plus large public qu’il espère atteindre par la vulgarisation d’une histoire peu fréquentée. Sous le voile de la narration, ce roman est avant tout le témoignage utile d’un historien pour les générations à venir et coïncide avec « l’urgence de dire le passé ». Il saura sans nul doute trouver avec bonheur son public.

///Article N° : 13907

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