L’Art de conter

Entretien de Lorenza Coray-Dapretto avec Gcina Mhlophe

Novembre 1997
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C’est surtout par sa vitalité que Gcina Mhlophe est devenue célèbre : elle vit en chant et en danse les histoires qu’elle raconte. Elle puise dans la poésie orale xhosa que sa grand-mère lui a fait découvrir durant son enfance au Transkei les sources de son inspiration, tandis qu’une autre branche de sa famille est zouloue.

Vous êtes passée du théâtre comme auteur et comme actrice (« Have you seen Zandile ? ») au storytelling. Quelles sont les raisons principales de cette conversion ? Ou bien pratiquez-vous encore toutes ces activités ?
Oui, j’ai quelque peu dérivé du théâtre au storytelling. Mais je me suis toujours considérée comme une auteur, quelque soient les formes artistiques que j’aborde. Je me considère donc comme une écrivain-actrice.
Dans les années passées au théâtre, j’ai beaucoup appris et je suis reconnaissante pour la somme de discipline et de professionnalisme qui m’ont été transmis. Mais au théâtre, je n’étais jamais vraiment heureuse ; j’ai toujours ressenti que je n’étais pas « une des leurs ». Quand le rideau tombait et que les lumières s’éteignaient, j’avais envie de courir à la maison chez mes vrais amis et ma famille. Depuis que je me suis dédiée entièrement au storytelling en 1991, il est évident pour tous ceux qui me connaissent aujourd’hui que cela m’a apporté joie et liberté.
Ceci dit, je pense que de temps en temps, je vais m’aventurer à nouveau dans la sphère du théâtre, lorsque mon esprit créatif m’y guidera. Cette année j’ai écrit une nouvelle pièce pour un public jeune. Elle s’intitule Mata Mata et comprend de la musique et de la danse. L’an prochain, en 1998, je voudrais la diriger avec l’aide d’un bon directeur musical.
Le storytelling est typique d’un milieu traditionnel et il appartient à une tradition familiale. Quelle est son importance dans les zones urbaines, souvent occidentalisées et sous influences afro-américaines ?
Le storytelling a été la partie la plus agréable de mon enfance, quand j’écoutais les nombreux contes que ma grand-mère me racontait. La plupart des contes traditionnels étaient dits en famille autour du feu, mais maintenant les temps ont changé et beaucoup de nos communautés ont été urbanisées. De plus, les parents et les grands-parents se font toujours plus jeunes, et n’ont pas le temps de raconter leurs histoires alors qu’ils poursuivent leurs multiples carrières ou qu’ils cherchent tout simplement à gagner de quoi vivre. Il arrive qu’ils ne connaissent pas un seul conte. Ceux qui se souviennent de certains contes ne savent tout simplement pas si leurs enfants s’y intéressent à l’époque de la télévision et des jeux vidéos.
C’est là que nous intervenons en tant que conteurs professionnels. Nous racontons les anciennes histoires avec des chants, de la danse et des récits qui peuvent attirer le public actuel. Nous sommes très conscients de devoir l’accompagner et faire passer le message de façon accessible et divertissante. Nous appelons notre travail « edu-tainment » [condensé de « éducation- divertissement »] : apprendre avec joie. Je dis nous car je travaille maintenant avec d’autres amateurs engagés et passionnés de contes dans une organisation appelée Zanendaba (forme zouloue pour « Apporte-moi une histoire » ou bien « Viens avec des nouvelles »).
Vous avez dit une fois dans une interview que le storytelling « ne devrait pas se conformer à des règles de théâtre » (J. of Southern African Studies¯, vol. 16, no. 2, 1990, p. 330). A quelles règles pensez-vous qu’il doive se conformer ? Et pouvez-vous vous satisfaire d’espaces aussi peu conventionnels que ceux des écoles ou des lieux publics ?
Je voulais dire par là que comme conteur on doit être flexible et se sentir libre d’expérimenter et d’interagir de façon plus libre avec le public, sans les règles strictes d’un scénario stricto sensu. L’improvisation doit être une expérience de tous les jours – les lumières et les costumes ne sont pas non plus un élément crucial dans le travail de chacun. Vous donnez davantage la réplique à votre public – vous donnez et vous recevez plus rapidement que dans le théâtre ; et le cercle est donc complet et il y a plus de joie dans ce que vous faites, je pense.
Comment choisissez-vous vos histoires ? Est-ce la composante pédagogique qui prime ou les aspects liés à l’imagination et à l’esprit de participation ?
Je choisis mes histoires dans la mesure où elles me touchent et où je sens que j’ai quelque chose à partager avec mon public. « Ne raconte jamais une histoire que tu n’aimes pas », telle est ma règle et ma devise. Mon public peut percevoir la joie et peut donc y participer. Pédagogique ou divertissant, le mot qui compte c’est PARTAGER ! Je raconte des histoires non pas pour donner aux gens un cours, mais pour partager avec eux la joie et l’amour que je ressens pour cette merveilleuse forme artistique.
Est-ce que dans les écoles, vous discutez avec les groupes de la signification des contes ?
Je discute très rarement de la signification des contes avec mes élèves ; je préfère de beaucoup les écouter raconter leurs propres histoires ou chanter des chansons qu’ils aiment, ou les voir dessiner les figures qu’ils ont créées dans leur imaginaire pendant que je disais mes histoires. J’aime beaucoup le public jeune, et s’ils veulent discuter de la signification d’une histoire particulière, je vais de l’avant et je m’amuse avec eux. Souvent ils m’apprennent quelque chose ! C’est formidable.
Suivez-vous une tradition pour les gestes du storytelling pendant la représentation, ou sont-ils de votre propre invention ?
Mon expérience de théâtre m’a beaucoup aidée à me présenter sur scène. Mais une grande partie de ce que je fais vient naturellement et spontanément – si bien que le style de la représentation est très souvent le mien. L’esprit de ma grand-mère, également conteuse, est très profondément ancré en moi – elle est mon modèle, voilà ce qu’elle représente pour moi.
Quel est le rôle du public dans le storytelling ? Est-ce comme dans le théâtre africain traditionnel celui d’un public qui est en même temps acteur ?
Le rôle du public dans le storytelling varie selon le lieu et le conteur. Le type de public a aussi son importance. Il y a des spectateurs qui ne bougent pas, qui ne font pas un bruit, quoi que vous tentiez. D’autres publics aiment tout simplement être impliqués, ce qui est très agréable. Pour moi il vaut mieux être flexible partout où je me trouve, déchiffrer le public que j’ai en face de moi et, souvent, mon enthousiasme personnel est si contagieux que le public a envie de se joindre à moi pour un voyage au pays de l’imaginaire – au pays des contes. Je ne suis pas une universitaire – je n’ai pas de théories fixées.
Vous êtes aussi l’auteur de poèmes remarquables. Ecrivez-vous également vos propres contes ?
Oui, j’écris mes propres contes et j’aime beaucoup cela.
Ne craignez-vous pas en disant la plupart de vos contes en anglais au lieu d’utiliser une langue africaine de perdre une partie de la force traditionnelle des contes ?
Interpréter des histoires dans les langues originales est l’idéal, mais quand je suis avec un public qui ne parle pas une langue donnée, l’anglais devient très utile. En outre, je cherche à y insérer autant d’expressions idiomatiques africaines que possible.
Etes-vous d’accord avec la conteuse xhosa Nongenile Masithathu Zenani qui dit que le storytelling est « un processus visant à recréer le passé en fonction du présent » ?
C’est une jolie expression et je suis tout à fait d’accord avec Nongenile.
Utilisez-vous quelquefois le storytelling de façon thérapeutique ?
Le storytelling se prête très facilement à un usage thérapeutique. Cela arrive souvent aussi sans qu’on s’y attende, mais je préfère y être préparée et savoir que je suis en train de me concentrer sur l’aspect thérapeutique.

Gcina Mhlophe est née en 1958 à Durban. Actrice et metteur en scène, essentiellement au célèbre Market Theatre de Johannesburg, elle a également travaillé pour la radio et la télévision et joué dans de nombreux films. Elle a publié de nombreux albums pour enfants et est également l’auteur d’une pièce de théâtre largement autobiographique, Have You seen Zandile ?, ainsi que de recueils de poèmes. Alors que l’éditeur allemand Peter Hammer vient de publier Love Child, aucune œuvre de Gcina Mhlophe n’est disponible en français.///Article N° : 240

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